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Succès et limites des puissances protectrices Le cas des prisonniers civils et militaires pendant la Première Guerre mondiale

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Academic year: 2021

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Submitted on 14 Jan 2020

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Succès et limites des puissances protectrices Le cas des prisonniers civils et militaires pendant la Première

Guerre mondiale

Ronan Richard

To cite this version:

Ronan Richard. Succès et limites des puissances protectrices Le cas des prisonniers civils et militaires

pendant la Première Guerre mondiale. Relations internationales, Presses Universitaires de France,

2010. �hal-02439995�

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Succès et limites des puissances protectrices Le cas des prisonniers civils et militaires pendant la Première Guerre mondiale.

1

Ronan R ICHARD

EA Tempora Université de Rennes

L'engagement des neutres est un pan assez méconnu de l'histoire de la première guerre mondiale.

Malgré la richesse et les renouvellements de l'historiographie de ce conflit, rares sont les contributions, qui vont au delà d'une approche assez générale de l'action des neutres sur les terrains diplomatique ou humanitaire

2

. La Suisse, parce que son État se voulait abstentionniste par tradition et par principe et parce qu'elle vit naître le CICR, cet organisme qui incarnait la neutralité absolue, se détachait comme le symbole d'un non engagement militaire qui ne la dispensait nullement d'un interventionnisme trouvant son expression la plus concrète dans le secours au prisonniers. C'est sur cette question particulière que portera ma contribution. Me concentrant sur le Grand Ouest français, je focaliserai donc mon attention sur l'action des puissances protectrices en faveur du respect des clauses conventionnelles portant sur les conditions de vie des prisonniers, qu'ils fussent civils ou militaires. Loin de l'activisme diplomatique créant souvent un effet de loupe, les neutres, mandatés par les États belligérants, intervinrent en effet directement sur le terrain, visitant les dépôts, contrôlant tous les aspects de la vie matérielle des captifs et produisant des rapports destinés aux puissances accréditrices. Ils se frottèrent à l'hostilité sourde des acteurs locaux de l'emprisonnement et découvrirent également, au tréfonds de leur propre conscience, combien épineuse était la tâche du neutre. C'est en l'analysant sous l'angle du terrain et de l'humain que la neutralité active révèle finalement toute sa complexité et affiche toutes ses limites.

1

Voir, pour plus d'informations, la thèse dont cette contribution est extraite : Richard Ronan, La nation, la guerre et l’exilé : représentations politiques et pratiques à l’égard des réfugiés, des internés et des prisonniers de guerre dans l’ouest de la France durant la Première Guerre mondiale, Thèse pour le doctorat de l’Université de Rennes 2 sous la dir. De Jacqueline Sainclivier, histoire, 2004, 1196 p.

2

Voir essentiellement Becker Annette, Oubliés de la Grande guerre : humanitaire et culture de guerre, 1914-1918 :

populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noêsis, 1998; Delaunay, Jean-Marc, « Les

neutres européens », in Audoin-Rouzeau Stéphane et Becker Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre

1914-1918. Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004, pp. 855-866; Verly Frédéric, « Grande Guerre et diplomatie

humanitaire. La mission catholique suisse en faveur des prisonniers de guerre (1914-1918) », Vingtième Siècle,

1998, n° 58, pp 13-28

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Les neutres en action

Intermédiaires désignés entre les États belligérants, les États neutres assumèrent durant la guerre un certain nombre de missions. Ils furent d'une part, par le biais des mandats, les relais naturels entre États belligérants, recevant et transmettant les différentes demandes, plaintes et autres doléances et jouant le rôle de puissances protectrices des intérêts de leur mandataires, captifs compris. Ils jouèrent, d'autre part, le rôle d'initiateurs puis de médiateurs lors des nombreuses concertations ou négociations concernant le sort des prisonniers (traitement général, rapatriements, internements...). Ils se chargèrent également, dès décembre 1914, de l'envoi de secours en nature (linge, chaussures, matériel de couchage, tabac, produits d'hygiène, nourriture, cadeaux...) aux captifs nécessiteux, dont la liste était confiée à des comités de prisonniers également chargés de la répartition des secours mensuels en argent versés par les gouvernements allemands et austro-hongrois. S'y ajouta, en janvier 1915, l'envoi de secours exceptionnels de la Croix Rouge. Enfin, ils avaient en charge de visiter les dépôts afin d'y contrôler l'application des engagements mutuels négociés avant ou durant la guerre et de prévenir toute dégradation des conditions de vie des captifs. Ces visites constituaient un enjeu important, les rapports des neutres étant la seule source d’informations détaillées et potentiellement impartiales sur la situation des prisonniers et internés sur sol ennemi. Sur cet aspect plus humanitaire, l'intervention des États neutres fut complétée par celle, toute naturelle, du CICR. Initiateur du droit humanitaire international à travers les conventions de La Haye en 1899 puis de Genève en 1906, il en était le gardien le plus légitime. Coordonnant les efforts de ses 38 sociétés nationales et leurs rapports mutuels, il s'affichait tout spécialement comme le garant du secours aux blessés et aux prisonniers et s'efforça durant toute la guerre d'adapter ces conventions aux formes de la guerre nouvelle. Ainsi, fort de quelques mois d'expérience, soumit-il aux différents belligérants, dès le 15 janvier 1915, une série de propositions portant sur le traitement des prisonniers et entama-t-il un cycle de visites qui ne devait prendre fin qu'en 1919.

Les visites de contrôle pouvaient prendre deux formes. Les unes, spontanées et inopinées, avaient pour but de vérifier si l’existence des internés était conforme dans ses moindres détails aux règles conventionnelles. Les autres étaient provoquées par des notes verbales transmises aux délégués d'un État neutre par une puissance belligérante accréditrice dénonçant tels mauvais traitements prétendument infligés aux captifs dans tel dépôt. A ces visites de contrôle s'ajoutèrent de nombreuses missions destinées à rencontrer les ministres, les administrations et les divers organismes compétents.

Ce fut le cas de la mission Clouzot, diligentée en mai 1915 par le CICR

3

.

De concert, les États neutres et le CICR se posèrent donc d'emblée en défenseurs du droit

3

Ministère de la guerre, le bureau de renseignement aux familles, le bureau des archives administratives, le bureau de

la comptabilité et des renseignements, la Croix-Rouge française, l’Union des femmes de France, la section des

prisonniers de guerre de l’hôtel de ville de Paris et les Nouvelles du soldat (Arch. du CICR, 419 UU, Mission

Clouzot à Paris).

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international et en garants d’une politique de réciprocité qui devait se traduire par l’engagement d’améliorations mutuelles du sort des captifs. Aucun des neutres n'était vraiment armé structurellement pour répondre à ce défi diplomatique et humanitaire sans précédent pour lequel il fallut tout inventer dans l'urgence. Le plus réactif de tous ces acteurs fut le CICR. Mieux armé face à ces questions du fait de l’expérience des agences de Bâle et de Belgrade, fondées en novembre 1912 durant les guerres balkaniques, il fonda dès août 1914 l’Agence internationale des prisonniers de guerre, mettant ainsi en application les résolutions de la IXe conférence de la Croix-Rouge à Washington portant sur la distribution de secours aux captifs de guerre . Sise dans un modeste appartement de la rue de l’Athénée à Genève, la petite équipe de 8 personnes qui y œuvrait au début de la guerre se structura peu à peu, élaborant en quelques mois une méthode de travail rigoureuse et efficace aboutissant à la mise en place de sept services différents

4

. La même hâte vit l’ambassade américaine s'organiser pour faire face à ses nouvelles missions de protection des sujets et des intérêts allemands en France, protection étendue aux Autrichiens le 11 août 1914, toutes tâches dont elle se déchargea en avril 1917 sur la Légation suisse.

Une attitude française ambiguë face au contrôle

Officiellement, par la voix de George Cahen-Salvador, la France afficha toujours sa reconnaissance envers les neutres, pour leurs initiatives généreuses et « le zèle ardent et désintéressé de (leurs) représentants » au service d’une cause très difficile à faire valoir en temps de guerre. Il exigeait même que soit accordées toutes les facilités d’investigations les plus larges aux délégués des Ambassades et des Croix-Rouges internationales et nationales qui présentaient des garanties d’honorabilité et d’impartialité allant même jusqu'à accorder, au printemps 1915, un droit de visite exceptionnel à des journalistes neutres dans différents cantonnements de prisonniers, soigneusement apprêtés afin que soit diffusée une image idyllique du régime des prisonniers de guerre en France. Les rapports des neutres étant communiqués aux ambassades des nations ennemies, le risque était grand qu’un constat d’ensemble négatif n’engendrât des représailles outre Rhin. Mais, sur le terrain, on se méfiait des neutres. Dès le début de la guerre, la conception tranchée et manichéenne apparentant la guerre à une Croisade contre le Mal avait interdit toute demi-mesure. Cette position avait rapidement dérivé vers une véritable incompréhension de la neutralité. Dans cette atmosphère surchauffée, les Etats belligérants et leur population avaient bien du mal à concevoir le non engagement de la Suisse, de l'Espagne ou des États-Unis, et à admettre leurs justifications. La suspicion entourant les civils originaires de ces pays en fut l’illustration la plus éclatante. L'Américain Lee Meriwether s’en fit l’écho lors de son arrivée à Bordeaux, au début de la guerre. Évoquant la peur de l’espion, il stigmatisait la théorie en vogue qui voulait que tout homme fût coupable jusqu’à l’établissement de son

4

Arrivée et tri du courrier, Service dactylographique, Recherches, Renseignements généraux, Transmission de

correspondance, de colis et d’argent aux prisonniers, Rapatriements et hospitalisation en pays neutre (voir D

JUROVIC

Gradimir, L'Agence centrale de recherches du Comité international de la Croix-Rouge. Activités du CICR en vue du

soulagement des souffrances morales des victimes de guerre, Genève, Institut Henry Dunant, 1981, 295 p, p. 39-76.

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innocence, ajoutant que pour les Français, « il n’(était) pas prudent d’engager une conversation avec un inconnu

5

». L’opinion publique française ayant besoin de repères lumineux, ce fut donc par simple réflexe qu’elle inclut souvent dans la catégorie des suspects, elle-même assimilée à l’Ennemi, ces civils originaires de nations neutres.

Cet état de fait ne fit que compliquer la tâche des délégués neutres, confrontés à la persistance de cette posture soupçonneuse parmi les responsables locaux. Les administrateurs de dépôts n’eurent de cesse de rendre toujours plus difficile l'appréhension globale et objective de la réalité des conditions de vie des prisonniers par les délégués suisses ou américains, rechignant à ouvrir les portes de leurs dépôts, pestant constamment contre ces inspections inopinées confiées à des individus « qui (dissimulaient) leur bochophilie sous le masque de la neutralité

6

», freinant même la transmission des listes mensuelles de prisonniers nécessiteux ou de ceux admis au rapatriement. La principale illustration de cette suspicion fut le travestissement permanent de la réalité des conditions d’emprisonnement et d’internement au cours des visites. Si le camp ne pouvait être entièrement remanié, les administrations disposaient souvent d’un délai suffisant pour intervenir sur certains détails comme la propreté ou la cantine. A Noirmoutier, le préfet lui-même coordonna plusieurs fois cette mise aux normes dans l'urgence dont les captifs n'étaient pas dupes. Les ordres donnés pour nettoyer subitement le dépôt de fond en comble, laver dortoirs et latrines à l'eau de javel, renouveler les paillasses, transformer le « monastère noir » –

« ce fumier » – en un lieu propre, net et habitable, suscitaient parfois l'hilarité générale des internés.

Ainsi l'interné hongrois Aladar Kuncz rapporta-t-il l'un de ces préparatifs d'inspection : « Ch… voulait montrer son œuvre (...). Chaque jour, il avait de nouvelles instructions. Il fallut arroser à l’eau de javel les dortoirs et même les luxueux cabinets ! Enfin, un jour, avant le déjeuner, les préparatifs atteignirent leur zénith : par ordre de l’administrateur, sur la table du réfectoire, des assiettes et des gobelets avaient été disposés ! Ce fut un éclat de rire général

7

. ». En janvier 1915, averti du passage imminent des attachés de l’Ambassade des Etats-Unis , un observateur local consigna alors dans son journal : « On va être aux petits soins pour ces messieurs les Boches… on a agité la question de savoir si on leur donnera du rôti

8

. » Pas plus que les captifs, les délégués neutres n'étaient dupes de ces stratagèmes grossiers (menus inédits, visites partielles des locaux, déménagements et réaménagements provisoires de certaines salles etc) destinés à leur donner une image tronquée des conditions de captivité. Cette tentation systématique d'un remaniement circonstanciel des dépôts pouvait être contrecarrée de deux façons. La première consistait en des inspections inopinées, qui ne laissait d'autre choix à l'administrateur que d'improviser fébrilement un circuit sélectif. La seconde était la consultation sans témoin des porte-parole des captifs, exigence forte des neutres qui savaient combien la présence de l'administration locale pouvait intimider les prisonniers en faisant planer sur eux le risque de

5

Le journal de Lee Meriwether, attaché spécial à l’ambassade américaine à Paris (1916, 1917, 1918), Paris, Payot, 1922, 339 p, p. 15.

6

Deutsche Kriegsgefangene in Feindesland, Amtliches Material. Frankreich, Berlin und Leipzig, Vereinigung Wissenschaftlicher Verleger, Walter de Gruyter & Co, 1919, 312 p, p. 46-53.

7

Kuncz Aladar, Le monastère noir, Beauvoir, L'Etrave, 1999, 291 p, p. 100.

8

Troussier M.L., «La guerre vue de Noirmoutier », Bulletin de la Société d'émulation de Vendée, 1923, p. 55-88,

1924, p. 23-52, 1925, p. 29-62, 1926, p. 89-127, 1927, p. 24-48.

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représailles. Cette revendication des neutres fut défendue en 1917 par la Croix-Rouge lors d'une mission chargée d'enquêter à Paris sur les entraves faites à cette communication libre et sans témoin entre délégués neutres et captifs. Cette pression eut peu d'effet sur le terrain. Ainsi, le directeur du dépôt d'interné du Jouguet, dans les Côtes du Nord, s'efforça-t-il à chaque visite, même imprévue, de falsifier le jugement des neutres, les guidant « aussi vite que possible à travers l’établissement (afin) d’éviter tout entretien confidentiel avec les internés, les faisant passer pour des amis personnels en visite privée, afin de ne pas être importunés par les internés

9

. Il fallut à chaque fois toute la vigilance des captifs pour que cette stratégie de dissimulation fut sabotée, l'administrateur avouant avoir sciemment menti afin d’éviter que certaines « têtes dures » ne portassent à la connaissance des neutres des réclamations dénuées de fondement. Ces anecdotes illustrent parfaitement la méfiance, peut-être aussi la crainte, que ce contrôle extérieur inspirait aux commandants ou directeurs des camps. Ces manipulations déclenchaient chez les neutres une incompréhension mêlée de colère. En effet, ces maquillages et ces dissimulations ne pouvaient que nuire à la qualité de leur travail et faire peser le doute, dans l'esprit des puissances accréditantes, sur leur impartialité.

La neutralité en question

Dès 1915, en effet, l'impartialité des neutres ne cessa d'être mise en doute par les autorités ou par la presse françaises. Le délégué Eugster, de la Croix Rouge internationale, de retour d'une série de visites des dépôts en Allemagne, essuya le premier de sévères critiques, journaux et courriers lui reprochant son scepticisme face aux dénonciation de faits de barbarie, accusation jugée souvent partiale et non généralisable. S'estimant blessé dans son honneur, Eugster exprima dans son rapport toute la difficulté du rôle du neutre : « Il m’a été pénible de voir que certains journaux français ont suspecté mon objectivité et ont exprimé sans ménagement leur défiance ; que plusieurs lettres de France, quelques- unes même anonymes, m’ont fait des reproches, parce qu’on a pas trouvé, dans mon rapport, la confirmation de toutes les informations partiales et inexactes qui avaient été rapportées, ou de faits qui ont pu, peut-être, se produire quelque part une fois, mais qu’on aurait tort de vouloir généraliser. Je ne perdrais pas mon temps à réfuter ces attaques, bien qu’elles touchent à mon honneur. En temps ordinaire, ce n’est déjà pas une tâche aisée que de dire la vérité et rien que la vérité, sans se soucier du jugement d’autrui. Mais combien cette tâche n’est-elle pas plus difficile dans ces temps critiques, où la guerre a surexcité les passions et où la haine aveugle les peuples

10

! » Il s'assigna dès lors comme unique objectif de faire son devoir du mieux qu’il le pouvait, « de chercher la vérité et de lui rendre hommage, sans attendre de reconnaissance et sans se soucier de l’ingratitude

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». Il lança alors un appel à la

9

Arch. Départ. Côtes d'Armor, 9R7, carnet Ringer.

10

Arch. du CICR, 432 II/4, rapport M. Eugster sur sa visite de 19 dépôts de prisonniers de guerre en Allemagne, du 23 février au 11 mars 1915.

11

Arch. du CICR, 432 II/4, rapport M. Eugster sur sa visite de 19 dépôts de prisonniers de guerre en Allemagne, du 23

février au 11 mars 1915.

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confiance, seule garante d'un travail utile et efficace. Les accusations reprirent pourtant en juin 1916, le ministère de la Guerre français s'étranglant à la lecture des conclusions des délégués Speiser et Blanchod de retour d'Allemagne. Ceux-ci avaient osé affirmer qu’un homme bien portant pouvait s'habituer aux conditions de vie et de travail des prisonniers en Allemagne

12

. Cette difficulté d'être neutre fut bien cernée en 1917 par un autre délégué de la Croix Rouge, Florian Delhorbe : « On est neutre dès le berceau, sans le savoir, jusqu’à la guerre. Alors, le neutre est un peu honteux mais il est bien content quand même d’être neutre. Il ne craint rien, fors les coups, et la disette. […] En France ou en Allemagne, le Suisse est suspect tant qu’il n’a pas fourni ses preuves. Il lui faut montrer patte blanche. Un mot, il n’est plus neutre. Un silence, il l’est trop. Et, au premier soupçon, on l’expulse

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». Pour pallier cette défiance, les neutres ne pouvaient afficher leur bonne foi qu'en s'impliquant totalement dans leur mission. S'en donnèrent-ils réellement les moyens ?

L'implication des délégués

La première limite du contrôle neutre est lisible dans la chronologie même de son déroulement. Nul, en effet, n'avait « imaginé » la durée ni l'impact socio-économique sans précédent de la guerre. La France, par exemple, n'avait procédé à aucun inventaire sérieux des lieux d'accueil des prisonniers de guerre et avait tout bonnement omis de se préoccuper de la question de l'internement des civils. Les neutres n'étaient structurellement pas mieux préparés au défi sans précédent qui les attendait. Il leur fallut plusieurs mois avant de devenir véritablement opérationnels, d'obtenir le droit d’effectuer des visites sur le terrain ou d'organiser les divers envois de secours. La première visite dans les dépôts de l'Ouest de la France fut celle des délégués américains Barker et Marguetts, le 12 janvier 1915

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. Ainsi les neutres furent-ils absents des dépôts durant la période la plus douloureuse pour les captifs : celle de l'improvisation, de l'entassement et de la précarité qui caractérisa les dépôts à l'automne 1914. D'autre part, seul le CICR continua à visiter les camps après l'armistice, durant cette autre période dramatique de la fin de l'année 1918 et du début de l'année 1919, qui vit la grippe espagnole faire des ravages dans des dépôts démunis de tout et complètement livrés à eux-mêmes

15

.

Pour la période 1915-1918, nous savons, par leurs journaux de bord

16

, que les délégués neutres tâchèrent de s'impliquer avec sérieux dans leur mission. A plusieurs reprises, le colonel Armin Müller et le docteur Edmond Lardy consignèrent des recommandations précises afin que les visites futures fussent, selon les cas, abrégées ou approfondies. Certains camps, comme l'Île Longue ou Coëtquidan, dont la taille était comparée à celle d'une ville, nécessitaient selon eux une journée complète afin de

12

Arch. du SHAT, 6 N 111, courrier du ministère de la Guerre au C.I.C.R., 20 juin 1916.

13

Delhorbe Florian, Essai sur le Neutre, Paris, Bossard, 1917, 77 p., p. 2 et 36.

14

Arch. départ. Vendée, 4 M 286, Île d’Yeu, visites et inspections 1915-1917, télégramme au préfet, 12 janvier 1915.

15

Voir à ce sujet les pages poignantes d'Aladar Kuncz dans Le monastère noir, op. Cit., p. 269-281.

16

Arch. féd. de Suisse, E 2020/1, 112 / 3-6, voyage en Bretagne du nord par le colonel Armin Müller et le docteur

Admond Lardy, 25 juin au 7 juillet 1917 ; journal de voyage du colonel Pagan, janvier-février 1918 ; journal de

voyage de M. Florian Delhorbe, 30 mai au 7 juillet 1918 ; journal de voyage par le major Schlatter de Roll, juillet-

août 1918.

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laisser aux captifs le temps voulu pour leurs « récriminations »

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. La tournée de Florian Delhorbe au printemps 1918 témoigna d'une même rigueur dans l'exercice de sa mission. En un mois et demi, il inspecta neuf dépôts d’internés civils, huit de prisonniers de guerre et quinze cantonnements d’équipes de travail, n'hésitant pas, en cas de doutes sur un dépôt, à opérer une contrevisite quelques jours plus tard. Il convient cependant de noter que cette attitude fut assez rare et que les visites restèrent trop souvent épisodiques, comme en témoigne le rapport final de l’inspecteur spécial Dodge, de l'ambassade américaine

18

. En avril 1917, au terme de deux ans et demi de neutralité active, les délégués américains avaient accompli 49 visites sur 22 lieux de détention ou de soin, manifestant un intérêt pour le moins contrasté. Ainsi nombre de dépôts d’internés ne virent-ils jamais la silhouette d’un délégué américain.

Une impasse très problématique fut faite sur les cantonnements de travail des prisonniers de guerre. En décembre 1916, pour ne citer qu'un exemple, les délégués américains en visite au dépôt de Saint-Brieuc constatèrent que sur 800 prisonniers, seul un quart d'entre eux étaient présents, les autres se trouvant dispersés dans des centaines de détachements de travailleurs dont 40 seulement reçurent la visite de délégués neutres durant la guerre. En Allemagne, Speiser et Blanchod évaluèrent à 100 000 ces détachements, pour seulement 120 dépôts principaux. Les plus grosses structures ne furent inspectées que deux ou trois fois. Fidèles à l'esprit des conventions, les neutres accordèrent une très nette priorité aux blessés et aux officiers. Ceux du fort de Châteauneuf, en Ille-et-Vilaine, bien qu'abritant moins de 200 prisonniers, fut le plus visité, les délégués s’y rendant à 5 reprises. Néanmoins, l’impartialité d’un délégué était moins fonction du temps passé à visiter un dépôt que de la rigueur de ses rapports et de la sincérité de sa neutralité. Furent-ils à l'écoute des captifs ?

Entendre les captifs

La difficulté de leur position résidait dans le fait que les deux parties en présence, administration et captifs, les considéraient avec une égale défiance. Côté français, on leur reprochait de faciliter l'arrivée de colis contenant des denrées prohibées – les fouilles opérées dès janvier 1915 ne dissipant pas les soupçons portant particulièrement sur ceux émanant de la Croix-Rouge allemande On les accusait aussi de se prêter avec complaisance au jeu des correspondances clandestines et de court-circuiter les services de censure. Surtout, on les regardait comme trop crédules et indulgents vis à vis des captifs et d'accorder trop de crédit à leurs affabulations médisantes. Qu'un rapport se concluait négativement et le directeur d'accuser immédiatement les délégués neutres de s'être laissé berner par la duplicité des

« meneurs » et des « fortes têtes ». Paradoxalement, ces mêmes délégués subissaient souvent un accueil des plus discourtois de la part des internés qui leur reprochaient, à l’inverse, leur attitude trop conciliante vis-à-vis de l'administration du dépôt. A Noirmoutier, le 3 membres du comité, irrités de ce que l'inspection américaine n'avait duré que 5 minutes, coupèrent court à un entretien qu'ils estimaient

17

Ibid..

18

Arch. féd. américaines, M 367, Roll. 302, Report of the work of the Austro-Hungarian and German affairs of the

american embassy at Paris, agent Dodge.

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inutile parce que trop bref : « Il avait fait tout ce long voyage de Paris à Noirmoutier pour déclarer sèchement, lorsqu’il venait d’atteindre son but : je ne puis disposer que d’un quart d’heure ! Que pouvions-nous dire en un quart d’heure, alors que nous eussions pu nous plaindre pendant des jours et des jours, sans qu’un étranger ignorant de notre état, eût pu avoir autre chose que de vagues notions sur l’horreur de notre existence ? Le chef du comité sortit le mémorandum et s’efforça d’en résumer brièvement le contenu. Au bout de cinq minutes, l’homme coupa sec : Pas de détail ! Bornez-vous au sens général ! Le sens général… Notre député replia ses papiers, et, d’une voix tranchante à son tour, rétorqua : Puisque Monsieur l’envoyé est si pressé, je n’ai rien à dire

19

. » De nombreux courrier laissent poindre un agacement général similaire face à la facilité avec laquelle les arguments jugés simplistes de l’administration pouvaient être admis par les neutres. Dans certains dépôts, des incidents émaillèrent leurs visites, certains délégués étant même chahutés voire insultés par les captifs. Sans doute faut-il voir dans cette attitude le fruit d'un profond sentiment d’abandon, indissociable de cette psychose des barbelés qui s’installa peu à peu dans les dépôts. Les internés, ruminant depuis de longs mois un profond sentiment d’injustice et d’impuissance, ne pouvaient supporter qu’une personnalité extérieure vînt évaluer, au terme d'une rapide visite et d'entretiens écourtés, le degré de précarité de leur existence, surtout lorsque les délégués évaluaient le bien-être des prisonniers à l’aune de leur environnement naturel. insistant plus sur la beauté du site que sur les conditions sanitaires des internés : « vallée bucolique », « hôtel admirablement situé », « vue superbe sur la mer » figuraient fréquemment parmi les principaux avantages de tel ou tel dépôt. Les carnets de route montrent d'ailleurs que les délégués profitaient de leurs tournées pour villégiaturer dans les régions parcourues, pénétrant dans les camps peut-être encore encombrés de ces fraîches réminiscences touristiques. Ce décalage de représentations entre la victime quotidienne de l’internement et le visiteur d’un jour ne peut être ignoré. Il expliquerait les distorsions entre le jugement des délégués suisses, qualifiant par exemple Noirmoutier de « paradis de l'internement », et celui des internés, qui y voyaient « le pire des trous »

20

. Quant à Dinan, sans doute le dépôt le plus incriminé par les Allemands

21

et par la Croix-Rouge pour ses exactions, il fit grande impression aux délégués : « Dépôt excellent. Ordre remarquable. Propreté méticuleuse. Direction parfaite. Aucune demande

22

. »

Réalité ou « impressions » ?

Ces constats interrogent sur la capacité des neutres à établir des conclusions vraiment objectives, comme le montrent les fonds de la Légation suisse, les plus complets. Sur les 214 rapports de visites consultés, 57 rapports pour les dépôts d’internés civils et 157 rapports pour les dépôts et

19

Kuncz Aladar, op. cit., p. 148.

20

Arch. féd. de Suisse, E 2020/1-111.2-DF 20/33, dépôt de Tatihou, colonel Armin Müller et docteur Edmond Lardy, visite du 15 mai 1917.

21

Voir notamment Deutsche Kriegsgefangene in Feindesland, op. cit.

22

Arch. féd. de Suisse, E 2020/1, 212-129, colonel Armin Müller et docteur Lardy, visite du 29 juin 1917..

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cantonnements de prisonniers de guerre, un seul s’achevait par des conclusions globalement négatives

23

et quelques autres par des conclusions plus nuancées. Dans ces rapports passablement standardisés, les délégués jugèrent que la grande majorité des dépôts étaient bons, « bien administrés et tenus ». La plus grande bienveillance dominait dans l'évaluation des administrateurs et commandants, dirigeant leurs structures avec maîtrise, dévouement ou « avec justice et humanité ». Prudemment, les neutres évoquaient cependant des « impressions », (« les délégués ont l'impression », « les prisonniers ont un air de santé »...) conscients que la brièveté de leurs visites ne leur permettait pas d’établir avec certitude la réalité des conditions de vie et des rapports habituels entre les internés et l’administration des dépôts.

Ces impressions leur firent souvent accepter sans hésitation les assurances reçues concernant certaines améliorations matérielles et manifester, à l'inverse, un certain dédain pour les captifs les plus récriminateurs, parlant à leur propos de « brebis galeuses

24

» ou de « fortes têtes

25

». Lee Meriwether, afficha ainsi à Tatihou, une disposition d'esprit bien éloignée de la mission qui lui était dévolue, rejetant toutes les plaintes concernant le chauffage sous prétexte que celui-ci manquait même dans sa chambre d'hôtel : « Il est illogique que des prisonniers réclament, pour obtenir ce que l’ambassadeur même d’une grande République comme les États-Unis, ne peut se procurer, et j’ai par conséquent refusé de transmettre au commandant la réclamation relative au chauffage…

26

. » Évaluant le régime des internés au regard du sien propre, il commettait une confusion regrettable au risque de ruiner le crédit d’impartialité attaché à sa fonction. Cette anecdote interroge sur la neutralité même de certains délégués.

Être neutre

Le rôle d’arbitre était en effet un exercice périlleux, obligeant le délégué à se départir de certaines préférences naturelles influençant inconsciemment son analyse. C'était naturellement le cas lorsque figurait au nombre des inspecteurs des personnalités originaires d'un pays belligérant. Ce fut le cas en janvier 1915, lors des première visites de la Croix-Rouge, le colonel de Marval, délégué du C.I.C.R. étant accompagné du baron Villiers du Terrage, du vicomte Le Bourdais des Touches et du baron d'Anthouard

27

, ministre plénipotentiaire accrédité par le ministre de la Guerre comme représentant de la Croix-Rouge auprès des dépôts de prisonniers de guerre, lequel se laissa aller à des remarques comparatives des plus partiales : « En présence de ces dispositions bienveillantes, en face de ces Allemands à qui sont assurés des conditions d’existence relativement satisfaisantes, je ne pouvais m’empêcher de songer au sort de mes compatriotes en Allemagne et faire une comparaison douloureuse pour nous

28

. » Cette partialité naturelle sous la plume d'un Français, couvait aussi chez

23

Ibid., E 2020/1-111.2-DF 20/21, dépôt de Granville, colonel Pagan et Th. Aubert, visites des 22 août 1917 et, Florian Delhorbe, visite des 5, 6 et 7 juin 1918.

24

Ibid., E 2020/1-111.2-DF 20/27, dépôt de Noirmoutier, majors Schlatter et Bordier, 21 septembre 1917.

25

Ibid., E 2020/1-111.2-DF 20/8, dépôt de Groix-Surville, colonel Müller et major Apothéloz, 2 juillet 1918.

26

Meriwether Lee, op. cit., p. 196.

27

Arch. départ. Vendée, 4 M 286, Île d’Yeu, visites et inspections 1915-1917, télégramme au préfet, 10 février 1915.

28

Bulletin international des sociétés de la Croix-Rouge, n° 181, rapport du 23 mars 1915.

(11)

certains délégués neutres, spécialement les Suisses compte-tenu de la scission entre germanophones et francophones. Certaines sympathies existaient au plus haut niveau des organismes neutres, Georges Cahen-Salvador affirmant que Gustave Ador lui-même, bien que président du CICR, ne dissimulait nullement ses sympathies pour la France, tout en conservant malgré tout le respect de l’Allemagne qui reconnaissait son activité bienfaisante, ses efforts généreux et son prestige international

29

. Ainsi ce souci obsessionnel de préserver son image de neutralité et d’esquiver toute critique incita-t-il le CICR à organiser dès le printemps 1915 une série de visites en France et en Allemagne, conjointement menée par deux délégués, de Marval et Eugster, qui avaient l'un et l'autre essuyé des de vifs reproches de partialité. Cette expérience inspira peut-être les pourparlers en vue d’organiser des visites alternées de la part des Ambassades protectrices. Les Espagnols, jusqu’alors accoutumés aux inspections des dépôts allemands, se rendirent en France à la fin de l’année 1916 et des Américains en firent de même en Allemagne. Cette décision avait pour but d’établir plus objectivement encore une comparaison en vue d’obtenir une égalité de traitement et de faire cesser les accusations de partialité qui pesaient sur tous les neutres. Cependant, les sources restent muettes sur les résultats de ces visites croisées. Aucune n'eut d'ailleurs lieu dans l'Ouest.

A partir de 1917, les autorités helvétiques, chargées des inspections de dépôts français précédemment effectuées par l’ambassade américaine, recrutèrent leurs délégués en fonction du critère de francophilie.

Les sources

30

nous informent de manière surprenante sur cette question. Les majors Bordier et Schlatter, dont les parcours et les compétences étaient peu connus du ministère des Affaires étrangères suisse, furent recommandés, l'un pour avoir déjà travaillé à la Légation suisse à Paris, l'autre pour avoir des relations en France, où il avait vécu pendant de longues années

31

. Les autorités suisses privilégiaient clairement la connaissance de la France et la pratique du Français à toute autre expérience en matière de diplomatie neutre et à toute qualité d’impartialité de jugement. Ces critères de recrutement expliqueraient en partie la bienveillance des conclusions de certains inspecteurs suisses. Celle de Florian Delhorbe, la plus nette, est du reste quasiment affichée dans son ouvrage sur la neutralité, publié en 1917 chez un éditeur parisien, ans lequel il se préoccupait guère de dissimuler ses préférences. Certes, il y mettait d'emblée en avant son dévouement à sa patrie et à ses valeurs de neutralité : « Libre à la Suisse d’être pour la France et pour l’Allemagne en même temps à condition que chacun sache être, quand il le faut, dans le domaine des pensées et des sentiments, comme dans le militaire, ni pour la France, ni pour l’Allemagne, mais pour la Suisse

32

. »

Mais en insistant sur cet « l’instinct de race » agissant sur la Suisse « comme deux aimants sur un clou », il avouait les limites de la neutralité : « Quand on cède aux sympathies, on passe du sentiment à l’acte, insensiblement. Il vient un moment où entraîné par ses sympathies, on perd de vue son propre pays, on

29

Cahen-Salvador Georges, Les prisonniers de guerre (1914-1919), Paris, Payot, 1929, 316 p, p. 101.

30

Arch. féd. de Suisse, E 2200.41/1, vol.1457, dossiers 168/17/I à VII.

31

Ibid., Lettre du Département politique suisse au Ministre des affaires étrangères, 29 juin 1917.

32

Delhorbe Florian, op. cit., p. 42.

(12)

cesse d’être pour la Suisse, alors qu’on s’imagine la servir encore. Et le mot neutre ne signifie plus rien, sauf compromis

33

. » N’exposait-il pas inconsciemment sa propre et insensible dérive francophile, lui qui affirmait plus tard que le débat sur les causes et les responsabilités n’était plus à discuter –

« L’Allemagne a voulu cette guerre, cela suffit » – avant de s’en prendre sans ménagement à ses compatriotes germanophones et à l’Allemagne elle-même : « Les Suisses allemands, plus nombreux, à moitié conquis par l’Allemagne impérialiste, abusent de leur force, mettent la force au dessus de tout.

La Suisse romande n’arrive plus à se faire entendre. Il n’y a plus de pacte fédéral. […] Il y a des amis de la France par toute la Suisse. Il y a quelques amis de l’Allemagne à Lausanne et à Genève…

34

» Comment s'étonner de la rancœur des internés, nourrie par le sentiment que les neutres, bien que parfaitement conscients des carences et de la précarité observées, effectuaient une mission de pure forme dont l’impact était en réalité très limité.

Conclusion : l'impact réel de neutres sur les conditions de captivité ?

Malgré la rigueur et la bonne volonté qui caractérisaient les délégués neutres, force est d'admettre que leurs inspections ne débouchèrent que rarement sur les améliorations promises du fait des faibles moyens horaires et humains dont ils disposaient, des entraves faites par les administrations locales à la transmission des réclamations collectives et de la rareté des contre-visites, malgré les propositions de l'Allemagne

35

. Les neutres ne disposaient en France d'aucun relai efficace, excepté celui du ministère des affaires étrangères, trop lointain et démuni de moyens de contrôle propres. Nombre de rapports et de courriers témoignent de la persistance tout au long de la guerre des mêmes plaintes et revendications, laissant à penser que les engagements n'étaient que rarement tenus. Les délégués eux- mêmes ne purent souvent que déplorer le peu de poids dont ils disposaient pour faire pression sur les administrateurs en faveur d’améliorations concrètes et durables dans les dépôts. Les délégués ne pouvaient que le constater mais pour des raisons diplomatiques et par peur d'être taxés de partialité, les États et organismes neutres ne pouvaient se permettre de prendre une posture accusatoire trop radicale et se trouvaient réduits à un constat d'inefficacité. C’est cette retenue que le comité international de la Croix-Rouge se vit reprocher par le département politique suisse à l’occasion d’un projet de protestation portant sur la dureté des représailles dans certains dépôts français. La Croix-Rouge, qui engageait là sa neutralité, rechignait à citer explicitement la France, et privilégiait une protestation générale accueillie par les autorités suisses avec la plus grande leurs réserve : « Des protestations de ce genre n’aboutissent en effet pas toujours au but désiré, car personne ne se sent touché et chacun y voit un blâme contre son voisin. […] En évitant de nommer personne ou en englobant dans le même blâme

33

Ibid., p. 43.

34

Ibid., p. 46 et 56.

35

Arch. féd. de Suisse, E 2020/1-111.2/20, note du gouvernement allemand du 20 septembre 1917.

(13)

des faits constatés et des faits seulement présumés même s’ils sont moralement certains, nous craignons que la Croix-Rouge ne risque de perdre en prestige ce qu’elle gagnerait en bon vouloir et n’encoure de la part de gens mal informés le reproche de manque d’impartialité

36

. » Les mêmes constats pourraient être faits à propos du rôle des puissances protectrices sur les questions du rapatriement ou de l'internement en Suisse des prisonniers et des internés. Les initiatives du Saint-Siège, de la Suisse ou du CICR se heurtèrent jusqu'en 1918 à l'entêtement des États belligérants. Les seconds accords de Berne eux-mêmes, véritable rupture sur le fond comme sur la forme, furent moins provoqués par la pression des neutres que par celle des familles de prisonniers et consacra le retour de la diplomatie classique et l'échec des initiatives caritatives, impuissantes à donner à ces accords la portée universelle dont ils rêvaient.

Ainsi, le contrôle des neutres avouait-il lui-même ses propres limites. Pris en étau entre des Etats qui considéraient la question des prisonniers comme secondaire, soucieux de préserver à tout prix leur réputation de neutralité, ils donnèrent souvent l’impression de manquer de fermeté vis-à-vis des administrations visitées et de produire des conclusions assez lisses

37

. Certes, les neutres déployèrent des efforts désespérés pour faire respecter et même progresser les conventions. Il n'en demeure pas moins que plongés dans une guerre d'une violence extrême conçue par les belligérants comme une véritable croisade pour le Droit, rythmée par les cycles de représailles, leur rêve de contagion humanitaire fut souvent déçu et ils échouèrent jusqu'au bout à inscrire dans le marbre chacune des avancées concrètes arrachées de haute lutte. En clair, ils ne purent jamais que consigner sans juger, ou si peu, se montrèrent impuissant à profiter des circonstances pour aboutir à un nouvel ensemble conventionnel plus adapté aux formes nouvelles de la guerre moderne.

36

Arch. du CICR, 446/I, camps de propagande, courrier du département politique suisse au C.I.C.R., 25 janvier 1918.

37

Rapports des délégués du gouvernement sur leurs visites dans les camps de prisonniers français en Allemagne

1914-1917, Paris, Librairie Hachette et cie, 1918, 420 p.

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