• Aucun résultat trouvé

Partie II. LE PROTOCOLE DE RECHERCHE

Section 2. Cadre conceptuel

2.2 Pour une sociologie politique des usages

Une position « aménagée »

Si nous considérons que le message de la coévolution est explicite et cohérent, ce dernier est pour autant décliné en de nombreux courants théoriques, bien qu’ils arrivent à des conclusions semblables.

La différence relève des champs d’investigations très disparates mobilisant des méthodes et des trajectoires spécifiques. Il y a peu de « fertilisation croisée »423 entre eux souligne Gérard Valenduc.

De part la volonté d’adapter les grilles d’analyse et les outils méthodologiques en fonction des problèmes à résoudre, la sociologie politique des usages dégage une issue pertinente. Elle emprunte une voie entre le déterminisme technique et le déterminisme social, ces deux courants ayant pour limite de cantonner l’influence réciproque entre la technique et la société à un processus séquentiel,                                                                                                                

422 Josiane Jouët, « Pratiques de communication et figures de la médiation », Réseaux, vol. 11, n°60 (1993), p. 99-120, p.

117-118.

423 Gérard Valenduc, op. cit., p. 201.

115  

linéaire et réducteur. Afin de rendre complémentaires les modèles féconds à l’origine de ces deux approches, nous verrons qu’elle étudie avant tout le caractère interactif des relations technico-sociales.

C’est en 1993 que le politologue Thierry Vedel et le sociologue des communications André Vitalis, ont proposé à l’Association Descartes un ensemble d’orientations de recherches portant sur le rôle des usagers dans les politiques des télécommunications, de l’informatique et des technologies de l’audiovisuel, tout intégrant la question de la citoyenneté, souvent occultée dans les réflexions sur la technologie424. Ils tenaient à reconnaître à l’usager non seulement une influence potentielle sur le processus, mais un droit d’expression, une légitimité de faire valoir et de faire prendre en compte ses valeurs, ses intérêts et sa vision des choses. L’objectif de ces deux chercheurs français était de réussir à articuler, dans une seule approche, deux courants de recherche importants dans l’étude des technologies, soit l’analyse des politiques publiques et la sociologie des usages. Il s’agissait de développer la dimension politique des usages. Ils ont alors qualifié cette approche de « sociopolitique des usages des TIC ».

Thierry Vedel déplorait une certaine dichotomie entre les travaux centrés sur l’usage et ceux centrés sur l’innovation et recommandait de réduire l’amplitude des oscillations en considérant que l’usage d’une technologie résulte d’une interactivité entre une logique d’offre et une logique d’utilisation.

Cette sociologie politique des usages reconnaît la valeur de l’approche socio-poïétique tout en mettant en garde contre une analyse trop exclusivement centrée sur l’usager qui négligerait de prendre en compte la « plasticité » de l’offre425, sa résistance structurelle aux pratiques d’appropriation : « En premier lieu, s’il était sans doute nécessaire de remettre en cause l’idée d’un développement autonome de la technologie, les nouvelles approches tendent, elles, à surévaluer la plasticité de la technologie et à faire des objets techniques des objets mous, façonnables à merci comme une sorte de pâte à modeler. Or la technologie présente des rigidités, relève par exemple de lois physiques qui limitent ses usages. En second lieu, les études plus récentes tendent à surévaluer le pouvoir des usagers sur la technologie et à négliger par trop les stratégies d’offre qui structurent ou conditionnent les usagers. »426. André Vitalis recommandait de situer l’usage au carrefour de trois logiques principales : une logique technique qui définit le champ des possibles, une logique économique qui détermine le champ des utilisations rentables et une logique sociale qui détermine la position particulière de l’usager avec ses besoins et ses désirs427. Cette approche permet de prendre en compte la dissymétrie des rapports producteurs/consommateurs et de faire apparaître des enjeux trop souvent oubliés.

                                                                                                               

424 Thierry Vedel et André Vitalis, op. cit.

425 Thierry Vedel, op. cit., p. 27.

426 Ibidem.

427 André Vitalis, op. cit., p. 9.

116  

La sociologie politique des usages ne constitue pas à proprement parler un programme de recherche nouveau ou une rupture de paradigme, mais plus une tentative pour articuler dans un même cadre analytique les apports respectifs de perspectives existantes qui, chacune ont mis l’accent sur une dimension particulière de l’usage des techniques. Elle s’apparente à une « position aménagée » pour reprendre l’expression de Mathew Miles et Mickael Huberamn428. La dichotomie existante entre la conception et la diffusion sur le marché tend à s’effacer pour laisser place à une vision globale du processus d’élaboration de l’offre et de la formation des usages sociaux. Josiane Jouët est d’avis que

« ces analyses replacent l’usage dans son environnement et dans les stratégies politiques et marchandes […] dégageant les enjeux de société qui sous-tendent la diffusion des TIC. »429.

La sociologie politique des usages se démarque par le fait qu’elle tente de lier la dimension macro-sociale d’analyse de l’offre technique avec la dimension micro-macro-sociale de l’étude des usages en pratique. Il s’agit de faire le pont entre les démarches centrées exclusivement sur l’analyse des processus d’innovation et celles basées exclusivement sur l’analyse des usages en situation, et réussir, en fin de compte, à dresser un tableau intéressant des différentes logiques qui président à la formation des usages. Cela suppose d’une part d’appréhender la dynamique de développement de l’innovation technique comme un rapport constant entre une logique technique et une logique sociale qui s’articule selon une certaine configuration technique. D’autre part, cette approche apporte un éclairage approfondi sur les représentations des usagers et de la technique qui guident les interactions entre logique d’utilisation et logique d’offre. L’étude des usages nécessite alors « de constamment prendre en compte les interrelations complexes entre outil et contexte, offre et utilisation, technique et social.

»430.

Les quatre logiques

La sociologie politique des usages envisage la question des usages dans une double dimension : micro-sociologique (pratiques et représentations des objets techniques) et macro-sociologique (matrices culturelles et contextes socio-politiques). Se démarquant par rapport à d’autres chercheurs qui, à la même période, se montraient plus intéressés par le pouvoir des usagers que par le conditionnement de l’offre, Thierry Vedel et André Vitalis ont voulu considérer le changement technologique dans sa globalité, c’est-à-dire à travers quatre dimensions jugées essentielles : le couple logique technique et logique sociale et le couple logique d’offre et logique d’utilisation. La logique sert ici à camper au sein d’un même ensemble les intérêts, les valeurs, les pratiques et les stratégies                                                                                                                

428 Mathew Miles et Mickael Huberman, Analyse des données qualitatives : Recueil de nouvelles méthodes, Bruxelles, De Boeck Université, 1991, p. 480.

429 Josiane Jouët, « Retour critique sur la sociologie des usages », Réseaux, vol. 18, n°100 (2000), p. 487-521, p. 498.

430 Thierry Vedel, op. cit., p. 32.

117  

des différents acteurs sociaux en interaction les uns avec les autres. Elle est toutefois capable sur le long terme de se transformer, travaillée qu’elle est par la confrontation et la complémentarité des intérêts et des valeurs défendus par les grands acteurs sociaux. En définitive, les logiques traversent de part en part l’ensemble social et chacune dispose de ses moyens d’expression. Et c’est leur interaction qui va « donner vie » aux usages observés dans la pratique.

L’articulation des deux premières logiques (technique et sociale) est présentée en recourant au concept de « configuration sociotechnique » (CST). La CST désigne : « la coopération qui s’établit entre différents acteurs autour de la mise en œuvre d’une technologie. »431. Ce concept se penche sur les effets conditionnant de la technique, sur les relations sociales et ainsi « d’esquisser quelques orientations programmatiques pour étudier le rôle des usagers dans les politiques des TIC. »432 . Un processus d’innovation technologique est un système de relations sociales qui se met en place autour d’une technique, mais aussi par l’intermédiaire de celle-ci, impliquant l’élaboration d’une coopération entre différents acteurs : « Cette coopération ne relève pas seulement du contexte social dans lequel elle se déploie (objectifs stratégiques et ressources des différents acteurs, cadre réglementaire régissant leurs capacités d’intervention, schémas culturels qui orientent leurs actions). Elle est aussi, influencée par les caractéristiques techniques intrinsèques de la technologie autour de laquelle elle s’organise : celle-ci définit un champ de contraintes et de possibles, un modus operandi plus ou moins flexible, et surtout un ensemble de problèmes pratiques ou organisationnels à résoudre. »433. Le concept de configuration socio-technique suggère une dialectique constante entre logique technique et logique sociale. Ce rapport constant génère la dynamique par laquelle l’innovation technologique se développe. C’est une cristallisation arbitraire qui permet de repérer les moments forts d’un processus d’innovation technologique par essence continu, à savoir des moments où les relations sociales autour de la technique parviennent à une stabilité provisoire qui les rend plus visibles et observables. Quelque part, c’est une sorte d’arrêt sur image qui fige à un moment donné, un agencement social autour d’une technique. Pratiquement, l’étude d’un processus d’innovation technologique consistera à décomposer celui-ci en quelques CTS fondamentaux qui constituent des ruptures fondamentales dans son déroulement : « Par exemple, une première CST permet de formaliser les relations sociales qui se nouent autour d’un programme de recherche mené dans un laboratoire. Celles-ci font apparaître des tensions autour de problèmes et d’options stratégiques, qui se résolvent par la mise en place d’une seconde et qui aboutit à un équilibre provisoire entre technique et social. Cet équilibre se dilue à nouveau sous le jeu de tensions nouvelles générées par cette seconde CST et conduit, par la recherche de solutions aux problèmes rencontrés, à la formation

                                                                                                               

431 Thierry Vedel et André Vitalis, op. cit., p. 3.

432 Ibidem.

433 Thierry Vedel, op. cit., p. 29.

118  

d’une troisième CST. »434. Les auteurs insistent bien sur l’idée d’effets « conditionnants » pour signifier, au contraire des effets « déterminants », le fait que d’autres facteurs que la technique façonnent un processus d’innovation : « Les contraintes propres aux outils n’existent pas en soi, mais ne se manifestent qu’au travers de leur mise en œuvre par les acteurs sociaux. De la même façon, les relations sociales mises en œuvre lors du processus d’innovation technologique n’existent que par la médiation de la technique. »435.

D’autre part, la sociologie politique des usages, au regard des potentialités de diffusion d’une technologie, s’efforce de penser ensemble une logique d’offre et une logique d’utilisation. Certes, de nombreux travaux ont pendant longtemps occulté les capacités de réappropriation, de détournement des usages, mais celles-ci ne peuvent conduire pour autant à minimiser l’impact d’une certaine offre technologique génératrice de contraintes qui place l’usager en bout de chaîne. D’où l’opportunité de penser la diffusion de la télémédecine en termes de rapports d’usage qui supposent « une confrontation itérative de l’instrument et de sa fonction avec le projet de l’utilisateur »436, ce dernier se trouvant « au nœud d’interactions complexes entre son projet, son désir profond et le modèle d’utilisation auquel il pense. »437. Nous retiendrons dès lors la définition des usages comme étant :

« Des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment de récurrence et sous la forme d’habitudes suffisamment intégrées dans la quotidienneté pour s’insérer et s’imposer dans l’éventail des pratiques culturelles préexistantes, se reproduire et éventuellement résister en tant que pratiques spécifiques à d’autres pratiques concurrentes ou connexes. »438. L’articulation entre les deux logiques, offre et utilisation, peut être analysée notamment en terme de représentation. Ces représentations renvoient d’une part à la dimension politique de l’interaction et d’autre part à sa dimension symbolique; autrement dit, aux représentations des usagers qui relèvent de l’expression politique d’intérêts, et à celles qui correspondent à la représentation mentale, cognitive. La distinction de la première dimension permet à Thierry Vedel de mettre l’accent sur la difficulté de représenter les usagers de façon institutionnelle (si l’on peut dire), qui constituent un groupe disparate, virtuel et qui parvient rarement à s’organiser en association politique. La seconde représentation renvoie aux différentes images qu’ont les concepteurs des usages et des usagers (saisissables à travers l’étude des modes d’emploi, des conditions d’expérimentations, des discours, etc.) ainsi qu’aux représentations de la technologie développées par les usagers. Dans ce contexte, il est important d’étudier les représentations des utilisateurs, dans toutes les acceptions de cette expression : les représentations que les utilisateurs se font de l’outil, les représentations que les concepteurs se font des utilisateurs, et les                                                                                                                

434 Ibid., p. 30.

435 Ibidem.

436 Jacques Perriaut, La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1989, p. 135.

437 Ibidem.

438 Jean-Guy Lacroix, « Entrez dans l’univers merveilleux de Vidéoway », dans Jean-Guy Lacroix, Bernard Miège et Gaëtan Tremblay, (dir.), op. cit., p.137-162, p. 147.

119  

manières dont les utilisateurs organisent leur représentation. Une analyse de la représentation permet de tenir compte de deux dimensions importantes de cette dynamique, soit les dimensions politique et symbolique qui sont souvent négligées par rapport à la dimension économique. Ils soulignent l’intérêt d’étudier comment : « Les producteurs de la technologie s’efforcent d’agir sur les représentations de la technologie que se font les utilisateurs de manière à orienter les usages de la technologie selon leurs propres objectifs. »439. Il s’agit bien de la construction d’un ensemble de représentations et de justifications qui entourent la technique elle-même et qui alimentent la rhétorique des acteurs concernés.

En croisant ces quatre logiques, il est possible de spécifier les rapports d’usage spécifiques à un système technologique donné, ces rapports d’usage définissant à la fois un rapport à l’objet technique et un rapport social entre les différents acteurs. Pour conclure, la sociologie politique des usages vise à la fois l’étude de l’offre technique (à travers sa structuration économique et les politiques des acteurs) et celle des usages et des pratiques en situation.

Thierry Vedel précise d’ailleurs l’éventail des techniques susceptibles d’être mobilisées : « De l’ethnométhodologie pour l’étude des usages et de leur signification, à l’analyse sémiologique pour l’étude des discours d’accompagnement, jusqu’à l’analyse stratégique pour saisir les jeux d’acteurs.

»440. Un champ appelle une analyse ethnologique ou micro-sociologique au plus près des terrains, alors que le second répond à une interrogation politico-économique par une vision macro-sociologique. La nécessaire analyse des interactions entre ces deux champs appelle à des disciplines ou des méthodologies différentes qui ne va pas de soi. Car il reste que rien n’est dit sur la façon de relier les plans. En effet, les dimensions de cette approche relèvent de deux niveaux de réflexion et d’investigation habituellement disjoints. Pour Serge Proulx : « L’une des pistes possibles consiste dans la réalisation d’études concrètes se donnant pour objectif la description minutieuse et fine, dans toute leur complexité, des multiples rapports de médiation unissant les usagers aux objets techniques.

Cette perspective permettrait la mise au jour de multiples chaînes de médiations articulant les rapports d’usage aux micro-contextes et aux macro-contextes. »441.

Notre matrice d’examen tentera de prendre en compte les différents niveaux d’analyse, d’intégrer dans l’étude les diverses phases du cycle de vie de la technologie et de considérer l’hétérogénéité des entités composant le projet. Cette approche constituera le fondement de notre démarche. Deux principales dimensions de la sociopolitique des usages peuvent être exploitées au vu de notre questionnement général portant sur les conditions et les finalités de développement de la télémédecine à domicile, à savoir l’analyse des alliances et controverses et celle de la double                                                                                                                

439 Thierry Vedel, op. cit., p. 37.

440 Ibid., p. 32.

441 Serge Proulx, « Les différentes problématiques de l’usage et de l’usager », dans André Vitalis (dir.), op. cit., p. 149-159, p. 151.

120  

représentation (sociale et institutionnelle), auxquelles nous allons superposer celle des rapports de pouvoir. Néanmoins, les diverses dimensions analytiques exposées ne retrouveront pas en intégralité de correspondances directes avec nos terrains d’enquêtes. Il ne faut pas voir l’identification de ces variables comme la volonté d’ériger un cadre analytique rigide tel qu’on l’emploie dans certaines approches méthodologiques, mais plus comme une grille d’analyse générale au moyen de laquelle nous avons voulu interpréter les données issues de notre d’enquête.