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Le classement des applications de télémédecine : le puzzle infaisable

Section 2. Des processus de catégorisation aux caractéristiques

2.2 Le classement des applications de télémédecine : le puzzle infaisable

Le critère de la spécialité médicale

L’objectif est de saisir la place de nos trois applications (télécardiologie, télédialyse, téléconsultation) au sein de la « famille télémédecine » et d’en spécifier quelques principes. Ces pratiques ont été sélectionnées par l’item fédérateur de l’expertise médicale distante entre le domicile du patient et un établissement de santé. Malgré cela, selon le mode de classification proposé, elles peuvent plus ou moins s’éloigner, se rapprocher les unes des autres comme des applications « fausses-jumelles ». La télémédecine peut être utilisée pour le diagnostic, le contrôle et intègre un spectre large de pathologies, de contexte organisationnel et de technologies mobilisées. L’Assistance publique des hôpitaux de Paris dénombre 50 spécialités concernées par la télémédecine96. Ses applications sont aussi variées que les informations à gérer, qui se rapportent tant aux patients qu’au personnel soignant et qu’à leurs collaborateurs. Elles concernent aussi bien la pratique que l’organisation de l’activité médicale. De nombreuses applications mélangent à des degrés divers ces différentes familles de téléservices et une classification devient trop schématique pour refléter parfaitement la réalité. Elle peut conserver cependant un intérêt didactique et permet d’aborder plus aisément certaines questions juridiques, déontologiques ou éthiques. Ainsi, les critères de classement ont varié en se basant par exemple sur la spécialité concernée : télépsychiatrie, téléradiologie, télédermatologie, téléophtalmologie… C’est de cette façon que la télécardiologie se décline. Mais si la dénomination des applications se fait via la spécialité, devrions-nous employer plutôt la notion de télénéphrologie et non de télédialyse, puisque la dialyse renvoie, elle, à un protocole technique de traitement ? Changer les termes afin de les faire entrer dans des catégories étanches manque à la fois d’honnêteté vis-à-vis de investigateurs de ces applications, mais engage aussi une difficulté d’exploitation des données lorsque les acteurs font référence aux termes tels quels, que ce soit dans les rapports, les ouvrages et les discours. Tels quels seront maintenus les termes employés initialement puisque l’indexation disciplinaire couvre très imparfaitement les applications retenues.

                                                                                                               

96 Cf. Entretien. Assistance publique des hôpitaux de Paris (chargé de mission à la Direction de la politique médicale).

34   Temps réel versus différé via les modes d’interactions

D’une façon plus générale certains auteurs ont jugé nécessaire de distinguer les actes synchrones et asynchrones : « Telemedicine can be synchronous or asynchronous. Synchronous technology allows real-time interactive videoconferencing in wich two or more professionnals can see and hear each other and even share documents in real time. The technology allows a specialist located at a distance to directly interview and examine a patient. Asynchronous technology provides greater flexibility because it does not depend on the simulatous presence of parties at the sending and receiving ends.

Asynchronous transmission uses strore-and-foward technology, wich allows a distant provider to review the information at a later time technologue. »97. La télédialyse et la télécardiologie relèvent bien d’actes asynchrones qui résident dans la transmission de données sans qu’il y ait d’interactions synchrones. Ces applications comportent la collecte d’échantillons numériques (par ex.

électrocardiogrammes) à un endroit et leur transmission à un professionnel de la santé à un autre endroit. Elles n’exigent pas d’interactions en temps réel entre les patients et les professionnels de santé. Cependant, la téléconsultation (Altermed), incarne une application de télémédecine synchrone, en temps réel par l’usage de la technologie audiovisuelle pour permettre la communication en direct par visioconférence. La distinction se situe donc au niveau de l’interactivité.

Gunther Eysenbach classe les applications en fonction de la nature des relations qu’elles construisent et les répartit en trois catégories empruntées au commerce électronique : le B2C, interactions entre patients et professionnels, le B2B relations et échanges de données entre professionnels, le C2C échanges patients seuls98. Au regard de cette typologie, les catégories peuvent changer certes selon les applications, mais aussi de manière interne à chacune, chronologiquement. Ainsi, le B2B fait souvent suite au B2C lorsqu’un professionnel de santé sollicite l’avis d’un autre professionnel de santé suite à son interaction avec le patient. Ce second acte sera, dans d’autres processus de classement, désigné par le terme de téléconsultation « de type 2 ». Dans les faits la téléconsultation de type 1 décrit un patient qui consulte un médecin par un réseau de communication interposé, tandis que la téléconsultation de type 2 consiste à ce que le médecin consulté sollicite un avis diagnostic (télédiagnostic) et/ou thérapeutique (téléexpertise) auprès d’un autre praticien situé à distance99. Les catégories peuvent être également simultanées ; B2B et B2C : le patient téléconsulte son médecin en présence de son infirmière à domicile qui sollicite un avis elle aussi (cf. projet Altermed). Notons que le C2C relève plus des activités de télésanté, comme définies précédemment.

                                                                                                               

97 Leiyu Shi et Douglas Singh, Delivering health care in america : a system approach, Subbery, Fourth Edition, 2008, p.

168.

98 Gunther Eysenbach, op. cit., p. 3.

99 CREDES, « Télémédecine et évaluation, aide méthodologique à l’évaluation de la télémédecine », Rapport au Ministère de l’emploi et de la solidarité, 2000, p. 10.

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Dans une vue adjacente, il est possible de distinguer deux temps dans la télémédecine ; le temps du recueil de l’indicateur et celui de l’interprétation100. La différence de fond, au-delà d’être un acte synchrone ou asynchrone, se situe en ce que le premier temps peut s’effectuer par d’autres intervenants que le médecin. Pour ce qui est de nos applications, elle concerne l’action des patients (Diatélic et Altermed) ou l’automatisme du système qui transfert les données (Biotronik). Bien que le second temps soit réservé aux médecins, nous pouvons ajouter un temps intermédiaire qui est celui du

« triage » des données par les systèmes de programmation et de simulation permettant les alertes médicales.

Le facteur génération et financier

Les facteurs « génération » et « financier » peuvent également être mobilisés comme critère de catégorisation. Kevin Doughty, Keith Cameron et Paul Garner distinguent trois générations d’applications de télésoins 101. La première génération des applications est composée de dispositifs activés par l’utilisateur, sans intelligence intégrée ni exigences spéciales en termes d’infrastructures de réseau public ou de câblage des habitations. La deuxième génération est plus « intelligente » car elle utilise des capteurs environnementaux et personnels permettant un suivi continu de l’état comportemental et médical du patient. La troisième génération se caractérise par une interactivité en temps réel entre les fournisseurs et les bénéficiaires de soins de santé par le biais des réseaux à large bande et des plates-formes télévisuelles numériques interactives. Mais cette typologie ne donne pas plus de sens à nos terrains se fondant sur des considérations majoritairement techniques, tout comme la classification de David Feeny qui distingue trois catégories de technologies (technologies de haute, moyenne et basse intensités) ajoutant néanmoins les ressources financières, matérielles et administratives qu’elles mobilisent102. A ce titre, nos applications ne sont pas les plus coûteuses au sein de la « famille télémédecine », si l’on se réfère au prix du robot téléchirurgical avoisinant le million de dollars. Dès le début de cette recherche, notre choix s’est orienté vers des dispositifs plus simples techniquement mais soulevant plus d’enjeux, bien qu’ils n’entrent pas dans le champ du

« medical technology assesment »103. Même les outils les plus « rudimentaires » reflètent les valeurs et les normes du contexte social plus large dans lequel ils sont employés104. Par ailleurs, il sera

                                                                                                               

100 Pierre Simon et Dominique Acker, op. cit, p. 25-26.

101 Kevin Doughty, Keith Cameron et Paul Garner « Three Generations of Telecare of the Elderly », Journal of Telemedicine and Telecare, vol. 2, n° 2 (1996), p. 71-80.

102 David Feeny, « Neglected Issues in the Diffusion of Health Care Technologies, the Role of Skills and Learning », International Journal of Technology Assessment in Health Care, vol. 2, n°1 (1986), p. 681-692.

103 Dick Willems, « Mesurer sa respiration ; reconstituer le corps avec un objet médical », Techniques et culture, n°25 /26 (janvier-décembre 1995), p. 55-70, p. 55.

104 Danièle Carricaburu et Marie Ménoret, Sociologie de la santé. Institutions, professions et maladies, Paris, Armand colin, 2004, p. 191.

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manifeste que les applications de télémédecine les plus « spectaculaires » se révèlent bien souvent moins implantables et généralisables sur le terrain que celles qui se font plus « discrètes ».

Le critère de l’efficacité

Un quatrième critère permet de répartir les applications de télémédecine en trois groupes selon leur efficacité estimée. Le premier caractérise des pratiques largement utilisées dont l’efficacité est manifeste qui intègrent « le suivi initial et urgent des patients, les décisions relatives au triage et les arrangements avant transfert, le suivi médical, la vérification de la médication, la supervision et la consultation dans le cas de soins primaires en région éloignée »105. Le second groupe recouvre les applications qui sont probablement efficaces bien que l’on ne connaisse pas leur incidence sur les modèles d’utilisation et de pratique. Elles comprennent « l’évaluation diagnostique fondée sur les antécédents et les observation physiques, l’élaboration d’un diagnostic élargi et le traitement de maladies chroniques »106. Enfin, le troisième groupe comprend les applications dont on ne connaît ni l’efficacité ni la sécurité et dont la mise en œuvre n’est pas raisonnablement appropriée à l’heure actuelle comme « l’ensemble des procédures d’imagerie ou audio dont les normes ne sont pas définitives et certaines interventions chirurgicales ayant recours à la télérobotique et la réalité virtuelle »107. A première vue, nos trois pratiques relèvent du second groupe. Mais retenir le critère d’efficacité ne nous semble pas pertinent car il convient de situer la télémédecine dans sa véritable dimension : nouvelle manière de dispenser des actes médicaux. Nous admettons malgré tout que l’évaluation qui revient à déterminer l’efficacité et la valeur de l’objet étudié apparaît aujourd’hui nécessaire. Elle permet de justifier le développement d’une telle technologie par rapport à une autre pour ne pas encourager l’essor de techniques qui s’avéreraient à terme inefficaces au détriment d’autres.

Les finalités de l’acte médical

D’une manière générale, la télémédecine peut être découpée en deux grandes catégories d’applications. La première rassemble les applications qui sont directement liées à la production de soins. La seconde est constituée de celles qui concourent à l’amélioration de la qualité et de la continuité des prises en charge.

C’est en ce sens que les spécialistes de l’analyse des technologies médicales ont pris l’habitude de classifier les technologies en fonction de leurs finalités respectives : préventive, diagnostic, de                                                                                                                

105 Chantal Ammi, op. cit., p. 97.

106 Ibidem.

107 Ibidem.

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support, palliative : « Initial urgent evaluation of patients for triage, stabilization, and transfer decisions ; supervision of primary care by nonphysician providers when a physician is not available locally ; one-time or continuing provision of specialty care when a specialist is not available locally ; consultation, including second opinions; monitoring and tracking of patient status as part of follow-up care or management of chronic problems; and use of remote information and decision analysis resources to support or guide care for specific patients. »108.

La classification française du Professeur Régis Beuscart reprend ce principe. Elle découpe la télémédecine en cinq catégories principales : téléchirurgie, télédiagnostic, téléstaff, télésurveillance et téléencadrement109. La définition faite de la télésurveillance fédère nos trois terrains puisqu’il s’agit :

« Du recueil de paramètres de surveillance pratiqué à domicile et/ou dans un centre de soins primaires et permettant éventuellement une intervention à distance sur des objets contrôlés. »110. Plus récemment, le rapport de Pierre Simon et Dominique Acker divise le champ de la télémédecine par les actes principaux que sont la téléconsultation, la téléexpertise, la télésurveillance et la téléassistance111. Selon cette indexation par finalités d’actes, la télécardiologie et la télédialyse se regroupent sous le vocable de télésurveillance et l’application de téléconsultation est exclue de cette catégorie : « La téléconsultation est un acte médical qui se réalise en présence du patient qui dialogue avec le médecin requérant et/ou le ou les médecins téléconsultants requis. La télésurveillance pour sa part, est définie comme : un acte médical qui découle de la transmission et de l’interprétation par un médecin d’un indicateur clinique, radiologique ou biologique, recueilli par le patient lui-même ou par un professionnel de santé. L’interprétation peut conduire à la décision d’une intervention auprès du patient. »112.

Le CNOM préconisera cette classification en ajoutant que la télésurveillance se distingue de la téléconsultation en ce sens qu’« elle concerne un patient déjà connu par le médecin ou l’équipe soignante. »113. Si la situation se présente pour la plupart des pratiques de téléconsultation, cette distinction n’est pas de mise au sein de nos applications. Les contacts par visioconférence s’élaborent avec des professionnels de santé connus du patient et inversement. Les données issues de la télédialyse ou de la télécardiologie transitent bien évidemment vers les médecins ayant en charge les patients, mais aussi vers et via les prestataires techniques, lesquels, ne connaissent pas les patients.

                                                                                                               

108 Marylin Field, op. cit., p. 30.

109 Régis Beuscart, « Les enjeux de la société de l’information dans le domaine de santé », Rapport réalisé pour la MTIC, 2000, p. 12.

110 Ibidem.

111 Pierre Simon et Dominique Acker, op. cit., p. 15-16.

112 Ibidem.

113 Michel Legmann et Jacques Lucas, op. cit., p. 6.

38   Pour une « télémédecine à domicile »

Une ramification de critères reliés à différentes variables a été utilisée pour faire ces classifications.

Les applications de télémédecine peuvent tenir compte de la technique utilisée, du type de service qu’elle propose (soins ou formation), du lieu d’émission (domicile ou structure de soin), du statut des individus mis en relation (patient/médecin, médecin/médecin), de la spécialité concernée (néphrologie, cardiologie, gynécologie), de l’efficacité escomptée et de la finalité de l’acte (expertise, surveillance, consultation, assistance). Les frontières entre les applications sont instables, floues, se superposent et s’annulent. Ces typologies prises à part sont peu nécessaires pour comprendre les principes et les enjeux des applications puisqu’elles ne tiennent pas compte de l’essence, de la logique propre ni de l’imbrication de ces technologies dans des systèmes plus larges. De plus, elles peuvent intervenir à des moments différents dans la prise en charge du patient. Globalement, les essais de caractérisation des TIC sont peu abondants et ceux sollicités ne nous sont pas apparus suffisamment pertinents pour être repris afin de circonscrire nos trois applications. C’est à l’issue de ce travail que nous avons volontairement adopté le terme de télémédecine à domicile pour définir notre objet de recherche afin d’y inclure la télécardiologie, la télédialyse et la téléconsultation tout en faisant usage des vocables tels quels. Les enjeux scientifiques d’une telle définition préalable sont multiples : limiter le champ d’observation, échapper à l’arbitraire en obligeant à considérer toutes les pratiques incluses dans le champ de la télémédecine à domicile. Il aurait pu en effet apparaître plus cohérent d’élargir le champ de l’objet de cette thèse à la télémédecine en général et d’y inclure d’autres processus organisationnels et/ou TIC qui participent à cette dynamique d’ensemble. Mais cette démarche aurait été exagérément ambitieuse et nous aurait conduit à rester à un niveau de généralité élevé. En réalité, c’est souvent en analysant de près un aspect particulier d’un domaine que l’on apprend à satisfaire une curiosité moins restreinte. Le processus de généralisation est pertinent à condition de savoir initialement se spécialiser. L’esprit de recherche est, bien toujours, dans sa contribution une entreprise de « soustraction de la réalité ».

Mais délimiter son objet ne veut pas dire le limiter, le couper des ramifications qu’il entretient avec le contexte dont il est issu. En éliminant les détails d’un gros plan il se peut qu’on oublie plus ou moins qu’il existe un plan d’ensemble. Le spectre « télémédecine à domicile » offre aussi la possibilité de faire référence à d’autres expérimentations citées dans la littérature, décrivant des dispositifs de suivi médical depuis l’habitat des patients via les TIC. L’objectif est également de replacer à son échelle la place de la télémédecine à domicile dans la télématique en général. Nous verrons qu’elle s’intègre dans des projets qui n’ont pas pour intitulé sa désignation puisqu’elle s’applique dans certaines réformes portant sur la société de l’information en général. Il s’agira notamment de la saisir dans sa relation plus large avec le champ de la santé, à l’inscrire dans les ressorts de la modernisation et

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réorganisation du système de santé en cours. Le tout sera sans doute de savoir cadrer le plan d’ensemble nécessaire à la compréhension du détail.

Tout en reconnaissant les limites des contours que nous avons tracées autour du périmètre strict de la télémédecine à domicile, nous avons maintenu cette acception restreinte de notre objet d’étude afin de pouvoir mener un travail spécifique en profondeur, sans se priver d’une discussion informée de travaux plus généraux touchant à des questions en rapport avec l’informatisation du système de santé.

Il s’agit donc bien dans cette recherche d’analyser les dispositifs de télémédecine qui ont pour objectif d’évaluer l’état de santé d’un patient par un ou plusieurs professionnels de santé, via un système de télécommunication, concevant une délocalisation du suivi médical depuis le domicile (téléconsultation et télésurveillance) qui peut aller d’un échange par visioconférence, au dispositif médical plus complexe, « implanté » dans le malade, qui transmet des informations à distance, de façon synchrone ou asynchrone.

Jusqu’ici nous avons le sentiment que la télémédecine se cristallise comme un simple moyen à la disposition des individus, ne restant alors qu’une conception instrumentale et positive des technologies mobilisées. A tort, la télémédecine semble soustraite de toutes influences idéologique et politique, même si le choix des moyens ou des ressources est bel et bien un choix politique et idéologique, ne serait-ce que parce qu’un choix de technologie est porteur d’intentions qui ne sont pas toujours officiellement dévoilées. C’est pourquoi, il nous semble primordial de mettre en évidence les enjeux collatéraux de la télémédecine à travers l’analyse de ses caractéristiques.