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Partie II. LE PROTOCOLE DE RECHERCHE

Section 2. Les stratégies de vérification

2.1 La collecte des données

L’investigation documentaire

Dans toute recherche l’investigation documentaire détient une place prépondérante. C’est même une étape de base. Elle permet d’avoir une idée sur l’intérêt du sujet, sur les travaux qui lui ont déjà été consacrés et sur leurs méthodes. Elle délimite le cadre conceptuel, et par voie de conséquence, affine la problématique avant la phase cruciale entre toutes : celle de l’enquête. Notre analyse documentaire a reposé sur différents corpus.

La première catégorie de documents, formant le corpus principal, est constituée des ouvrages, articles et travaux universitaires propre à notre affiliation disciplinaire, découpée par différents champs (sociologie de la santé, sociologie politique, sociologie des usages, sociologie des organisations, sociologie de l’innovation et sociologie des techniques). Nous avons également inclus des références appartenant aux sciences « voisines » (sciences de l’information et de la communication, à la science politique, l’économie, la médecine, la géographie, l’histoire et la philosophie).

                                                                                                               

540 Cf. Entretien. Professionnel de santé (néphrologue CHU Nancy).

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Au-delà des proclamations incantatoires en faveur de l’interdisciplinarité, souvent démenties dans la pratique de la recherche par les stratégies de défense des territoires disciplinaires, une collaboration entre ces disciplines était un impératif méthodologique pour l’exploration de notre objet. S’il n’y a pas de domaine réservé dont les sociologues seraient a priori exclus, c’est au prix de rester fidèles à leurs méthodes et à leurs concepts. Dans ce sens, nous allons à chaque fois légitimer l’emprunt et non l’utilité de l’emprunt. Différence primordiale, dans le sens où l’utilité se révèle par le manque d’outils intellectuels disponibles dans le domaine propre, alors que l’emprunt est au service, il permet d’éclairer autrement ce qui ne relève pas de sa destination première, en mettant en avant sa contribution à l’interprétation pour un phénomène complexe nécessitant une coalition de savoirs et non de méthodes541.

La deuxième catégorie du corpus est constituée de l’ensemble des écrits du gouvernement ayant rapport au processus de mise en place des TIC dans le secteur de la santé, publiés approximativement entre 1980 et 2011. Il s’agit de rapports officiels, de documents publics d’information, de documents de travail et de réflexion. Ces sources permettront de constituer la chronologie des événements et les moments clés, d’identifier l’ensemble des acteurs impliqués dans la dynamique, de se saisir des représentations sociales émergentes des usages de la télémédecine et des usagers, donc plus globalement d’analyser le programme politique.

Un troisième corpus, relativement mineur, est constitué de diverses communications publiques. Ce sont plus exactement des allocutions prononcées à l’occasion de colloques, de conférences, de manifestations publiques.

Enfin, nous avons également eu recours à l’analyse de données statistiques, sur quelques indicateurs socio-sanitaires (pyramide des âges, dépenses de santé, densité médicale) provenant de différentes sources issues du secteur public. Nous verrons d’ailleurs, qu’au-delà de constituer les données objectives qu’on y voit souvent, elles seront tout autant à expliquer, et souvent par les mêmes facteurs que les phénomènes qu’elles prétendent décrire.

L’analyse documentaire est particulièrement utile pour cerner l’historique des phénomènes, le contenu du discours officiel et les enjeux scientifiques, mais l’entrevue semi-directive ouvre la possibilité d’approfondir la compréhension de certains phénomènes, d’établir des liens entre eux et d’obtenir des avis plus personnels à leur sujet.

                                                                                                               

541 Georges Balandier, Le Grand Système, Paris, Fayard, 2001, p. 229.

165   L’entretien semi-directif

Les situations de rencontre entre le chercheur et les sujets qu’il étudie sont des événements quasi expérimentaux, construits en fonction de perspectives analytiques, qui « gouvernent entièrement les modalités de recueil et d’interprétation des données. »542. De ce fait, différentes façons de recueillir de l’information deviennent possibles. Elles se distinguent sur de nombreux plans, que ce soit sur le plan du degré d’interaction du chercheur avec les sujets, des ressources nécessaires pour collecter les données, de la quantité d’information pouvant être recueillie ou de la richesse de cette information.

Pour notre part, l’entretien est la technique qui s’est imposée pour deux raisons. Tout d’abord, sa valeur consiste à ce qu’il puisse saisir la représentation articulée à son contexte pour « l’inscrire dans un réseau de signification tout en visant la connaissance d’un système de pratique. »543. Ensuite, la configuration de notre échantillon, relativement hétéroclite, a parfaitement désigné l’entretien comme la procédure adéquate. Nous souhaitions recueillir des informations permettant de comprendre les situations d’action, les contextes matériels, organisationnels et institutionnels des démarches des acteurs, ainsi que la construction des significations par lesquelles ils donnent sens à leurs investissements dans les processus de développement de la télémédecine. Notre questionnement général impose à lui-même de faire produire aux individus un discours et non des réponses formalisées. L’entretien semi-directif, qui est l’une des techniques qualitatives les plus fréquemment utilisées, a été privilégié en ce qu’il permet de centrer le discours des personnes interrogées autour de différents thèmes définis au préalable et consignés dans un guide d’entretien. Nos entrevues ont été réalisées à partir d’un canevas élaboré à la lumière des principales dimensions de notre problématique ainsi que de nos hypothèses. Cette « semi-direction » a été formalisée par la constitution de grilles contenant des questions plus ou moins ouvertes. Mais, nous avons admis que les sujets étaient libres d’aborder d’autres thèmes, en nous dévoilant des éléments d’information dont nous avions peut-être à tort minimisé l’importance ou la pertinence.

L’échantillon

Simultanément au choix de la méthode de recueil se pose celui de la composition de l’échantillon, de

« secréter nos propres sources »544 pour rependre l’expression de Daniel Fabre. Sélectionner les acteurs dont on estime qu’ils sont en position de produire des réponses aux questions que l’on se pose, induit des postulats relativement divergents et/ou complémentaires. Généralement, le chercheur se retrouve dans une situation où il a trois possibilités : « Soit il analyse l’ensemble de la population                                                                                                                

542 Gérard Althabe, « Ethnologie du contemporain et enquête de terrain », Terrain, n°14 (1990), p. 126-131, p. 127.

543 Alain Blanchet et Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Armand Colin, 2005, p. 31.

544 Daniel Fabre, « L’ethnologue et ses sources », Terrain, n°7 (octobre 1986), p. 3-12, p. 5.

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de son champ d’investigation, soit il n’étudie qu’un échantillon qu’il construira comme représentatif de cette population à partir d’un certain nombre de critères, soit il se limite aux acteurs qui lui semblent les plus caractéristiques et non les plus représentatifs de la configuration qu’il analyse. »545. Dans chaque cas, il est nécessaire de faire des choix, de prendre des décisions et de placer des limites partiellement arbitraires. Partant de ces critères, la population d’enquête a été composée d’une diversité d’acteurs appartenant à l’un ou l’autre des groupes suivants. En fait, nous avons constitué une démarche « hybride » de ces trois positions. En nous référant à nos variables d’analyse exposées précédemment (alliance administrative, médicale, industrielle, associative ; les particuliers, les intéressés, les agents, les responsables), il nous fallait alors dans un premier temps identifier la

« constellation » d’acteurs impliqués dans le programme politique et nos trois projets technologiques.

Il était également nécessaire d’admettre que d’autres individus pouvaient apparaître dans le changement en cours. L’explication consiste bien souvent à faire intervenir de nouveaux acteurs qui étendent la description. Nous n’avons pas fixé à l’avance le nombre d’entretiens à effectuer en considérant que la définition de la population est incluse dans la définition même de l’objet.

On se rapproche plus d’un échantillon par quota, chaque catégorie d’acteur étant représentée546. Notre démarche se veut aussi être pragmatique. Nous postulons qu’une bonne théorie est celle qui s’avère efficace pour résoudre à la fois des problèmes conceptuels et empiriques. Comme nous l’avons précédemment formulé, la sociologie politique des usages entend bien couvrir les situations micro-sociologiques et les contextes macro-micro-sociologiques. Il était donc impératif de s’engager à intégrer le plus exhaustivement possible les différentes échelles d’observation (patient - professionnel de santé - hôpital – entreprise –association – institutions politiques…). Notre population d’enquête est donc décomposée en plusieurs sous-populations, chacune étant susceptible d’apporter des informations spécifiques. Même si nous avons pris garde à tenter de couvrir le champ des acteurs de la télémédecine, plusieurs biais sont présents.

Tout d’abord, en acceptant que nul en France ne puisse être vraiment contraint à se prêter à un entretien, mis à part pour le recensement, les refus ont été manifestes sur le plan du programme politique. Il fallait admettre que l’on ne choisit pas intégralement ses enquêtés parce que l’enquête est avant tout un « marché » à l’intérieur duquel se confrontent une « offre de parole et une disposition à parler. »547. Ensuite, la position des acteurs « investis » dans la télémédecine n’est pas la même au sein des différentes institutions consultées. Nous avons admis que les statuts des individus divergent au sein de leur catégorie commune.

Finalement à la notion globale de représentativité, nous avons substitué une notion plus large, celle de                                                                                                                

545 Thomas Gay, L’indispensable de la sociologie, Paris, Studyrama, 2010, p. 31.

546 Rodolphe Ghiglione et Benjamin Matalon, Les enquêtes sociologiques. Théories et pratiques, Paris, Armand Colin, 1998, p. 51.

547 Mauger Gérard, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, vol. 6, n° 6 (1991), p. 125-143, p. 130.

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l’adéquation de l’échantillon aux buts poursuivis. Ainsi, il ne faudra pas s’étonner du caractère hétéroclite du tableau présentant les entretiens élaborés à la fois par la variété des acteurs, mais aussi par la différence quantitative notable entre les catégories. En interrogeant des informateurs de différents horizons, allant du patient usager de la télémédecine au député, couverts sous 130 entretiens d’une durée moyenne d’une heure, nous avons voulu renforcer notre capacité de décrire, comprendre et expliquer les multiples phénomènes qui paraissent significatifs en regard de notre problématique548.

Toutefois, nous ne sommes pas enquis auprès des acteurs non-impliqués dans le processus de changement induit par la télémédecine. Il aurait été judicieux de s’entretenir, par exemple, avec des professionnels de santé n’ayant encore jamais expérimenté cette nouvelle pratique. Il est clair qu’en restreignant ainsi notre corpus de données, nous avons dû mettre une croix sur une stratégie d’analyse qui nous aurait permis de tendre vers une vision plus holistique de la télémédecine à domicile.

L’observation

Le fait d’adopter plusieurs perspectives sur un même objet ne peut être que profitable. Seulement, il faut respecter la condition d’en avoir un usage pertinent et de savoir articuler les matériaux ainsi recueillis. Une mise en cohérence des procédures de collectes des données doit prédominer une simple juxtaposition. A maints égards, c’est de la confrontation de ces différents types de matériaux que peut naître une plus grande intelligibilité du réel.

En considérant que quelle que soit le type d’enquête qu’il mène, le sociologue est un observateur549, depuis trois décennies environ, la sociologie des sciences et des techniques, ont développé une approche délibérément ethnographique du travail d’enquête. Plus encore, l’observation porte non seulement sur les pratiques des acteurs, mais aussi sur la manière dont les acteurs en construisent l’interprétation. L’avantage est clair en terme de production de données : cette méthode permet de vivre la réalité des sujets observés et de pouvoir comprendre certains mécanismes difficilement décryptables pour quiconque demeure en situation d’extériorité550.

Il nous semblait primordial de « profiter » des situations d’entretiens effectués au domicile des patients. Cette « implication périphérique »551 sur un temps limité nous a permis, dans le « contexte naturel » des patients, de décrire la taille et la localisation des équipements dans l’habitat, la disposition géographique du domicile (distance du centre soin, mode d’accès), les modalités d’utilisations de la technique… Ceci donnait une place au matériau empirique à partir duquel nos                                                                                                                

548 Cf. Annexe Tableau n°4.

549 Serge Paugam, La pratique de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2008, p. 77.

550 Madeleine Akrich et Nicolas Dodier, « Présentation », Techniques et Culture, n°25- 26 (janvier-décembre 1995), p. i-xi.

551 Georges Lapassade, Les microsociologies, Paris, Economica, 1996, p. 47.

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modèles d’explication sont construits. Ces observations ont été effectuées sur nos trois applications de télémédecine à domicile. Nous avons également trouvé pertinent d’investir les établissements de santé. Cette démarche n’a pas inclu les trois structures, mais uniquement celles de la clinique Océane de Vannes et de la clinique Saint-Laurent à Rennes. Il s’agissait de situer et caractériser les lieux où les données étaient réceptionnées, de saisir le modèle organisationnel autour de ces transmissions.

Nous avons également suivi toute la « chaîne » des étapes par lesquelles un patient se trouvait équipé par la télécardiologie (de son implantation du stimulateur à la sortie de l’hôpital). Ces diverses observations ont mobilisé deux supports techniques : la photographie et la vidéo. Sur le principe, cela a impliqué une présence d’une semaine sur place, les deux terrains confondus.

Nos observations ont été relatives à un autre corpus. Dès le début de notre recherche, nous avons souhaité participer à des manifestations (colloques, journées d’études, de formation, groupes de réflexions) sur le thème de la télémédecine. Elles étaient salutaires pour trois raisons. Premièrement, il s’agissait de « combler » nos lacunes en termes de connaissances médicales et techniques (étant confronté à un double langage « indigène »). Deuxièmement, ce fut l’occasion d’élaborer des communications orales permettant d’en recueillir les remarques les plus pertinentes. Troisièmement, ces lieux devenaient privilégiés en ce qu’ils étaient des « zones-ressources » de rencontres pour les entretiens à élaborer. Et finalement, notre participation à ces divers événements est rapidement devenue aussi l’occasion d’observer de façon « masquée » les propos des individus, venant parfois contredire la « langue de bois » manifeste dans les entretiens. Quantitativement, nous avons participé à 49 manifestations, dont 22 où nous avons été orateur552.