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Du rôle des définitions à la définition des rôles de la télémédecine

Section 2. Des processus de catégorisation aux caractéristiques

2.1 Du rôle des définitions à la définition des rôles de la télémédecine

La télémédecine productrice de nouveaux actes

Nous avons tracé le parcours d’une définition « élastique » à sa circonscription. Cependant, la position des acteurs divergent encore sur les critères composants la télémédecine. Pour certains, c’est la notion même qui demeure problématique. L’exploration de ces « dires » permet de démontrer que la notion se décrypte à partir de matrices spécifiques tout en appréciant les différents rôles tenus par la technologie. A ce titre, Gérard Valenduc propose une typologie pertinente sur le statut des TIC dans le changement organisationnel, permettant dit-il, d’aller au-delà du constat que les TIC ne sont :

« Ni déterministes, ni neutres, ni malléables à l’infini, qu’elles ne sont pas de simples instruments parmi d’autres, que ce sont des instruments stratégiques, à travers lesquels s’expriment des intérêts.

»82. Cinq rôles y sont spécifiés : l’incitant, le prétexte, le facilitateur, le support ou le traducteur83. Dans notre cas, la télémédecine peut incarner un incitant à l’innovation en proposant de « nouveaux scénarios de soins ». André Loth, directeur de la Mission pour l’informatisation du système de santé, souligne qu’elle n’est pas seulement une nouvelle façon de faire de la médecine, mais elle engage des actes inédits de soins : « On réunit sous l’appellation télémédecine des choses assez différentes, qui sont unit de manière un peu artificielle par le fait que l’on emploie des NTIC pour réaliser soit des actes ou des nouveaux actes médicaux. Et c’est là où c’est intéressant au fond. Il y a dans la télémédecine des activités qui sont la continuité d’activités qui préexistaient et qui simplement vont pouvoir se mener avec une plus grande distance entre le patient et le professionnel de santé qui intervient grâce aux moyens techniques qui n’existaient pas précédemment. Mais aussi l’arrivée d’actes nouveaux, rendus possibles par la télémédecine, et qui ne sont pas caractérisés par l’éloignement. Encore une fois je considère que ce qu’on appelle télésurveillance, le fait de porter sur soi des appareils qui permettent de détecter en temps réel des évolutions de vos paramètres vitaux, ça c’est quelque chose qui n’est pas la continuation de prestations sanitaires préexistantes, c’est une nouvelle prestation sanitaire, rendue possible par les nouvelles technologies. C’est véritablement nouveau. »84. La « greffe » de l’outil de télémédecine n’est pas la reproduction ni la continuité des actes traditionnels à distance. Ce sont de nouveaux modes de production d’expertise. Prenons l’exemple du patient insuffisant cardiaque qui dispose par la télécardiologie d’un suivi quotidien de ses paramètres physiologiques, alors qu’auparavant la surveillance de son état « biologique » et du                                                                                                                

82 Gérard Valenduc, La technologie un jeu de société. Au-delà du déterminisme et du constructivisme social, Paris, Editions Bruylant, 2005, p. 194.

83 Ibid., p. 195.

84 Cf. Entretien. Ministère de la santé, MISS (directeur).

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dispositif technique implanté se faisait durant une consultation tous les six mois. Il y a bel et bien production de 365 actes d’expertise par an. Définie sous ce versant, la frilosité des organismes financeurs semble clairement légitime, si la cotation à l’acte est de mise !

La télémédecine comme « bouc émissaire »

La télémédecine peut aussi endosser le rôle de prétexte quand elle est accusée d’être la cause de changements organisationnels ratés, de procédures inefficaces, ou de dysfonctionnements mal gérés.

Dans ce cas de figure, c’est l’emploi de la notion de télémédecine qui « dessert » son déploiement.

Certains vont promouvoir la réouverture de la définition vers les services aux populations : « Je n’aime pas le mot télémédecine, parce que je trouve ça assez restrictif, et en plus quand on dit télémédecine, ça évoque chez les gens des technologies médicales de plus en plus avancées. Bien sûr, il y aura toujours plus de choses sophistiquées, des opérations, des caméras miniaturisées, des choses qui vont émettre, des implants… Mais la vraie transformation, elle va venir du télésuivi des patients, elle va venir de l’éducation thérapeutique et des services à la personne en général. Ce qui fait un peu peur aux gens parce qu’on pense à une déshumanisation. C’est pour ça que je n’aime pas le terme télémédecine, parce que effectivement quand on dit télémédecine, la connotation fantasmatique, c’est exactement ça, c’est le médecin en blouse blanche derrière son ordinateur, ne faisant que de pianoter et qui ne voit jamais son malade.»85. Substituer le terme télémédecine à celui de télésuivi ouvre la voie sur le marché plus général des services à la personne, traduisant la doctrine du groupe. En clair, l’opérateur ne veut pas se limiter à l’exploitation de ses réseaux mais souhaite aussi avoir une part des revenus des services. Pour accompagner cette transformation, Orange se présente dorénavant comme un « passeur » à la frontière des technologies et de la médecine, véritable architecte de ces futurs systèmes.

Le directeur du CATEL propose, pour sa part, une ouverture de la notion de télémédecine : « A l’époque on disait club des acteurs de la télémédecine et très vite, on s’est rendu compte que la médecine parlait aux professionnels mais parlait peu aux citoyens, aux patients finalement. Pour parler aux patients, c’était mieux de parler de télésanté […] Et c’est encore trop restreint, trop réduit. C’est-à-dire que entre télésanté, télésocial, téléservices à la personne, est-ce qu’il n’y a pas là un chapeau qui est un peu une espèce de télé-bien-être et ça rejoint le slogan qu’on a vu là, à partir du moment où on commencera à parler de télé-bien-être, on peut même s’intéresser à tous les secteurs d’activités, quasiment. Ce sont des technologies qui rapprochent y compris quand on travaille dans n’importe quel autre domaine, même dans le domaine de l’agro-alimentaire, on est

                                                                                                               

85 Cf. Entretien. France télécom (directeur de la division Health Care).

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bien grâce aux technologies qui rapprochent. »86. En clair, la restriction de l’objet semble compromettre sa généralisation. Il faut « populariser » la télémédecine auprès d’un large public encore novice en la matière.

Ce rôle de prétexte sera plus manifeste dans les récits narratifs touchant à la genèse de la télémédecine. L’accusation de l’insuffisance de « maturité » de la technique donne sens au lent déploiement de la télémédecine. A contrario, c’est plus récemment la dénonciation de sa haute

« complexité » qui explique son absence d’usage, ou le « capotage » de certains projets. Dans les deux cas, le déterminisme se mue par erreur en fatalisme.

Rendre possible les transformations

La télémédecine incarne aussi un rôle de facilitateur des changements en permettant une meilleure efficience dans la gestion de la production de soins puisqu’elle offre une panoplie d’outils, modulables et adaptables. Pour de nombreux professionnels de santé, elle se définit avant tout comme un outil qui est à la disposition de la pratique médicale. Dans cet état, la relation à l’objet devient utilitaire. Le terme « outil » définit un état momentané de l’objet au cours d’une action dans laquelle il intervient. Elle n’est plus ici « une partie de la médecine », ni une branche ou une nouvelle spécialité, mais au mieux un ensemble d’outils au service du corps médical. Jean-Michel Croels stipule que : « si un robot est commandé à distance pour pratiquer une opération chirurgicale, c’est toujours d’une opération qu’il s’agit. »87. L’intervention d’une nouvelle technologie de l’information dans la réalisation d’un acte médical peut modifier la pratique sans en altérer la finalité. Dans la même veine, le vice-président du CNOM précisera ce qui suit : « Finalement, les nouvelles technologies ne sont que des outils supplémentaires au service de la médecine, qui est elle-même au service des malades. »88. André Petitet, membre actif de l’International Society For Telemedicine &

Ehealth (ISFTEH), rejoint son confrère : « La télémédecine apparaît comme un outil et je pense que c’est ça qu’il faut retenir. C’est un outil à la disposition du monde médical, d’abord pour des médecins mais aussi pour les autres professionnels de santé comme les infirmières. »89.

Ici, la télémédecine est un outil d’amélioration de la qualité des soins par l’utilisation optimale des moyens techniques et des compétences médicales en ne rajoutant qu’une dimension technologique nouvelle à la pratique médicale. Son utilisation n’est pas censée modifier la nature de l’activité. C’est dans ce rôle de facilitateur que la télémédecine présente le visage le moins déterministe puisqu’elle est utilisée « à la carte » reposant sur des combinaisons diversifiées, flexibles, de pratiquer un acte                                                                                                                

86 Cf. Entretien. CATEL (directeur).

87 Jean Michel Croels, op. cit., p. 18.

88 Cf. Entretien. CNOM (vice-président).

89 Cf. Entretien. ISFTEH (membre).

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médical. Certaines nuances sont pourtant exprimées au sein de cet outil. Pour le directeur TICS &

Equipements du SNITEM, c’est avant tout « un outil de captation et de transmission des données »90, pour le vice-président du CNOM, c’est un « outil de coopération »91, pour la chef de projet à la HAS, c’est un « outil d’organisation »92 et pour le chargé de mission TIC à la DIACT, c’est un « outil d’aménagement du territoire. »93.

Révéler les stratégies

De ce fait, la télémédecine incarne le rôle de traducteur dans le sens où elle matérialise une stratégie de réorganisation en prenant « une apparence déterministe » parce qu’elle est elle-même déterminée par les acteurs dont elle matérialise finalement les intentions. Nos recherches attesteront qu’elle incarne un nouveau marché, pour les uns, un outil de rationalisation, de management des démarches de soins, pour les autres. Elle peut être la cristallisation de toutes ces diverses attentes en étant le moteur d’une transformation plus globale, « un formidable bras de levier pour la restructuration de l’offre de soins »94 : « L’essentiel c’est d’abord cette conviction que nous partageons tous que la télésanté n’est pas un sujet comme un autre mais LE système qui, dans les années à venir, va transformer les pratiques médicales, voire la manière même dont nous concevons la santé.

L’essentiel, c’est surtout l’ardente ambition qui doit tous nous animer. La télésanté ne pourra apporter tous ses bienfaits, considérables, aux patients comme aux professionnels de santé, que si nous en faisons, chacun, une priorité et si nous veillons à agir toujours de manière cohérente et coordonnée. »95.Cette approche rajoute une dimension supplémentaire aux autres définitions ; celles des attentes à l’égard de l’attitude et du comportement de ces usagers face au changement. Il s’agit là d’éléments très importants dans le cadre de notre thèse puisqu’ils ont ouvert la réflexion sur le mode d’appréhension dominant de la participation des utilisateurs des TIC par les autorités en place.

En définitive, la télémédecine devient structurante de la réforme socio-sanitaire. Le questionnement social sur le système de soins rime, en effet, avec les idées de réforme, de réorganisation structurelle de l’accès et de la prestation des services de santé, passant spécialement par l’intégration de la télémédecine aux différents processus de travail assurant la production de ces services. Finalement, qu’elle s’incarne en une technologie scientifique, en un nouveau produit ou procédé ou encore en une technologie sociale, la télémédecine met en évidence le fait que les technologies naissent bien dans un processus social. Elle est construite physiquement par des acteurs qui agissent dans un contexte social                                                                                                                

90 Cf. Entretien. SNITEM (Directeur TICS & Equipements).

91 Cf. Entretien. CNOM (vice-président).

92 Cf. Entretien. HAS (chef de projet).

93 Cf. Entretien. Ministère de l’aménagement du territoire, DIACT (chargé de mission TIC).

94 Cf. Entretien. Ministère de la santé, DHOS (conseiller général des établissements de santé).

95 Roselyne Bachelot, Intervention, Rencontres parlementaires sur les systèmes d’information de santé, 5 novembre 2008, [En ligne], disponible sur : http://www.sante.gouv.fr/, (consulté le 9 décembre 2009).

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donné et elle est construite socialement par les acteurs qui lui attachent différentes significations et qui utilisent de manière préférentielle certaines de ses propriétés. Cela tient également au fait que la télémédecine recouvre une pluralité d’applications très hétérogènes.