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des relations entre féminisme et familialisme

Encadré 0.1 : Aperçu des instances étatiques chargées des femmes (IEF) en France (1965-2007)

C. Une sociologie historique

Quelle place l’histoire occupe-t-elle dans notre recherche ? L’histoire peut d’abord être considérée, dans le prolongement de notre démarche comparative, comme une source supplémentaire de « cas », la comparaison dans le temps s’ajoutant à la comparaison dans l’espace. Nous avons effectivement eu recours à une telle démarche lorsque la comparaison a été utilisée dans une optique de généralisation (par exemple, en France, comparaison de l’action du Ministère des droits de la femme (1981-1986) avec celle de la délégation à la condition féminine (1986-1988)).

Cependant, comme le souligne Paul Pierson, cette démarche utilisant l’histoire comme source de « cas », en faisant abstraction du déroulement temporel des événements, ne permet pas d’accorder aux dynamiques historiques la place qui devrait être la leur dans l’explication sociologique154. Pour reprendre ses termes, « nous nous intéressons à l’histoire parce que la vie sociale se déroule dans le

153 Comme l’a bien montré Max Weber, la construction de l’objet est indissociable d’un rapport aux valeurs du chercheur. M. WEBER. (1992 [1904]). Essais sur la théorie de la science, Paris : Plon - Agora Pocket. De ce point de vue, sans trop développer l’auto-analyse, il nous semble honnête de souligner que le pragmatisme et l’efficacité du mouvement des femmes et des IEF au Québec ont suscité chez nous une certaine admiration, en lien avec nos propres convictions féministes. Ayant identifié très tôt ce rapport aux valeurs, nous nous sommes ensuite efforcées, dans un effort de neutralité axiologique, d’en réduire l’influence sur la conduite de notre recherche, en le gardant à l’esprit et en nous efforçant d’anticiper comment il risquait d’influencer notre travail. Sur la place qu’il convient d’accorder à l’auto-analyse dans l’exposé de la recherche, voir G. NOIRIEL et F. WEBER. (1990). "Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse." Genèses, vol.2, p. 138-147 ; J.-P. OLIVIER DE SARDAN. (2000). "Le "je" méthodologique. Implication et explicitation dans l'enquête de terrain." Revue Française de Sociologie, vol.41, n.3, p. 417-445.

154 P. PIERSON. (2004). Politics in time : history, institutions, and social analysis, Princeton, N.J. : Princeton University Press.Voir également S. STEINMO, K.A. THELEN et F. LONGSTRETH. (1992). Structuring politics : historical

temps. Les processus sociaux réels ont des dimensions temporelles spécifiques155 ». Au-delà de l’histoire comme source de cas, c’est donc bien l’histoire comme ressort explicatif, dans l’optique de l’établissement d’une causalité de type génétique, qui nous intéresse dans cette recherche. Plus précisément, les choix passés peuvent être à l’origine de phénomènes de dépendance au sentier emprunté qui limitent l’espace des possibles, et contribuent à expliquer les effets d’auto-renforcement dans les politiques publiques156 (policy feedback). Au-delà de la seule explication de la consolidation des institutions (ou à l’inverse, de leur fragilité), c’est bien la « structuration historique des logiques d’action157 » qu’il s’agit de saisir, en lien avec une sociologie de l’action publique qui se définit d’abord comme sociologie de l’action.

Finalement, l’histoire n’intervient pas uniquement comme ressort explicatif de situations présentes, qui constitueraient l’objet principal de la recherche ; notre objet lui-même a un caractère historique. En ce sens, nous nous inscrivons pleinement dans une démarche de sociologie historique158, prenant le passé et les processus historiques comme source d’élaboration théorique sociologique. Quelle est, plus précisément, la délimitation temporelle de notre objet ? Afin de retracer la genèse de l’économie des relations entre féminisme et familialisme, nous remonterons, à partir de sources secondaires, jusqu’au début du XXème siècle, voire au XIXème siècle (chapitre 1). Mais la délimitation temporelle de notre objet au sens strict (les IEF) est plus restreinte, du fait de la création plus récente de ces instances, dont nous analysons le développement depuis leur mise en place jusqu’à nos jours159. La borne initiale se situe donc à 1965 en France (création du Comité du travail féminin) et 1973 au Québec (création du Conseil du statut de la femme).

Pour autant, le travail d’analyse sociologique que nous proposons ici ne prend pas appui, sauf exception (chapitre 1), sur des récits historiques préexistants, mais sur des sources historiques de première main (archives, entretiens) ; il s’agit donc pour nous de raconter l’histoire tout en produisant la théorie, démarche féconde bien que parfois délicate à tenir au fil de l’écriture160.

155 P. PIERSON. (2004). Politics in time : history, institutions, and social analysis, Princeton, N.J. : Princeton University Press. p. 5. (traduction personnelle)

156 Ibid.

157 P. LABORIER et D. TROM. (dir.) (2003). Historicités de l'action publique, Paris : Presses Universitaires de France. p. 10. 158 Y. DÉLOYE. (1997). Sociologie historique du politique, Paris : Éditions La Découverte, P. LABORIER et D. TROM. (dir.) (2003). Historicités de l'action publique, Paris : Presses Universitaires de France.

159 Nous avons identifié les premières instances existantes en France à partir des archives disponibles au Service des droits des femmes, et au Québec à partir des archives du Conseil du statut de la femme. Les bornes initiales nous ont été confirmées par les sources secondaires existantes (notamment A.G. MAZUR. (1995). Gender bias and the state : symbolic

reform at work in fifth republic France, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, A.G. MAZUR. (dir.) (2000). Appareils gouvernementaux chargés des droits des femmes, représentation et démocratie en France. Une étude internationale et comparative, Paris :

Ministère de l'emploi et de la solidarité / Service des droits des femmes.). Cependant, l’existence éventuelle d’instances antérieures à celles mises en place dans les années 1960 et 1970 resterait à explorer plus systématiquement.

160 R. STRYKER. (1996). "Beyond history versus theory. Strategic narrative and sociological explanation." Sociological

VI. De la recherche à sa restitution : comprendre, comparer,

raconter… Comment écrire une sociologie compréhensive,

historique et comparative ?

Au terme d’une recherche prenant indissociablement appui sur la comparaison et l’histoire, mais aussi sur une perspective compréhensive supposant une attention à un niveau microsociologique (à travers l’analyse du sens assigné par des acteurs individuels à leur action), se pose le problème de la place à accorder à ces démarches dans l’écriture. Afin d’équilibrer restitution de la cohérence propre à chaque cas et élaboration théorique à partir d’éléments sélectionnés, nous avons choisi de faire varier, dans l’écriture, la place accordée au récit historique centré sur chaque cas et à la synthèse d’éléments comparatifs.

Plus précisément, la priorité accordée au récit historique ou à la synthèse comparative a varié au gré des finalités théoriques assignées à la comparaison, telles qu’elles ont été exposées ci-dessus. Lorsque nous entendions mettre en lumière, à partir de points communs entre les cas français et québécois, des mécanismes que nous estimons généralisables quant à la défense de la cause des femmes dans l’État, nous avons donné priorité aux éléments théoriques ainsi élaborés, en utilisant nos cas nationaux à titre démonstratif. On retrouve notamment cette logique d’exposition dans les chapitres 4 et 5, dans lesquels nous identifions les modalités d’action des IEF et les processus qui président à la construction de la cause des femmes dans l’État. Lorsque la comparaison était utilisée à des fins explicatives, à partir de la mise en lumière de différences entre les cas français et québécois, nous avons accordé plus d’importance à la restitution de la cohérence propre à chaque contexte national, ce qui justifie de plus longs développements centrés sur chaque cas. Certains chapitres (2,3 et 7,8) sont ainsi centrés sur l’un ou l’autre des deux cas nationaux étudiés. Cette démarche nous permettait par ailleurs de développer, à l’intérieur de chaque cas, un récit historique éclairant non seulement les effets de consolidation et de renforcement au fil du temps, mais aussi les changements, les incertitudes et la variabilité historiques, par contraste avec une démarche explicative globalement orientée vers la mise en lumière de grandes différences nationales.

Les usages de la comparaison et de l’histoire étant ainsi subordonnés à nos objectifs théoriques, nous avons organisé la présentation des résultats de cette recherche en trois parties. La première partie de la thèse présente les acteurs de la défense de la cause des femmes dans l’État, en les situant comme un des pôles de l’économie des relations entre féminisme et familialisme. La présentation de cette configuration d’acteurs porteurs des valeurs associées aux femmes et à la famille, dans une perspective comparative France-Québec, fait l’objet du premier chapitre. Les deux chapitres suivants sont consacrés à une analyse de la genèse et du développement des IEF, respectivement au Québec (chapitre 2) et en France (chapitre 3).

La seconde partie analyse la politique à l’égard des femmes définie par ces instances, d’abord dans ses modalités, puis dans son contenu. Nous montrons dans le chapitre 4 que les interventions des IEF prennent sens par rapport à deux objectifs, que nous résumons par les expressions « changer les femmes » et « changer les politiques publiques ». Les chapitres 5 et 6 sont ensuite consacrés à une analyse approfondie de la manière dont la cause des femmes se trouve définie au sein de ces instances, à partir de l’analyse de l’ensemble de la politique à l’égard des femmes. Dans le chapitre 5, après avoir analysé le processus de définition de la cause des femmes dans l’État, nous montrons que les orientations d’ensemble des IEF sont guidées, en France comme au Québec, par un référentiel féministe, avant de distinguer dans le chapitre 6 deux modalités de ce référentiel, l’une centrée sur l’égalité professionnelle (en France) et l’autre sur l’autonomie économique (au Québec). Dans ce chapitre, la même démarche d’appréhension de l’ensemble de la politique à l’égard des femmes, qui nous conduit à identifier ces deux référentiels, nous permet de développer le premier des deux dispositifs explicatifs précédemment évoqués, nous conduisant à mettre en relation ces référentiels avec l’économie des relations entre féminisme et familialisme. En effet, cette appréhension de la politique d’ensemble à l’égard des femmes nous permet de saisir l’ordonnancement distinct des priorités entre interventions visant la sphère familiale et la sphère professionnelle, dans lequel on peut saisir cette influence de l’économie des relations entre féminisme et familialisme sur la définition de la cause des femmes dans l’État.

La troisième partie de la thèse est consacrée à l’exposition du second volet de notre démarche explicative. L’influence de l’économie des relations entre féminisme et familialisme sur la définition de la cause des femmes dans l’État est alors démontrée, non plus à partir d’une analyse des priorités au sein de la politique d’ensemble à l’égard des femmes, mais à partir d’une étude détaillée des interventions des IEF dans un domaine particulier relevant des politiques de la famille, à savoir les dispositions de droit familial ayant trait au règlement des conséquences financières du divorce (pensions alimentaires, prestation compensatoire, définition des régimes matrimoniaux). Nous proposerons alors une analyse détaillée de chaque cas national dans des chapitres distincts (7 et 8), en saisissant « en action » l’influence que nous cherchons à démontrer, avant de tirer un bilan comparatif de ces deux récits.

Première partie : La cause des femmes dans

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