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France et au Québec

D. Repérer les acteurs porteurs

Afin de saisir les incarnations empiriques du féminisme et du familialisme, nous devons diriger notre attention vers les acteurs qui en sont porteurs. Nous nous intéresserons plus précisément, au vu de notre objectif d’analyse de l’action publique à l’égard des femmes, aux acteurs susceptibles d’influencer les politiques publiques. Ainsi que précédemment suggéré, les acteurs les plus susceptibles d’être porteurs du féminisme et du familialisme sont les défenseurs de la cause des femmes et de la cause de la famille. Nous prêterons toutefois également attention à d’autres espaces d’énonciation d’une identité « femmes » ou « famille » n’impliquant pas nécessairement de défense d’une cause, en tant qu’ils sont porteurs de valeurs et contribuent à influencer l’action publique. Nous nous attarderons sur trois sites particuliers : les associations, l’État et les instances productrices de savoirs.

41 S. MICHEL et S. KOVEN. (1990). "Womanly duties : maternalist politics and the origins of welfare states in France, Germany, Great Britain, and the United States, 1880-1920." American Historical Review, vol.95, n.4, p. 1076-1108, p. 1079. Le « maternalisme » décrit par Sonya Michel et Seth Koven peut être rapproché du « féminisme familial » identifié en France par Karen Offen : K. OFFEN. (1984). "Depopulation, nationalism and feminism in fin-de-siecle France." The

American historical review, n.89, p. 648-676. Voir également G. BOCK et P. THANE. (dir.) (1991). Maternity and gender policies. Women and the rise of the European welfare states, 1880s-1950s, London : Routledge, S. KOVEN et S. MICHEL. (dir.)

(1993). Mothers of a new world : maternalist politics and the origins of welfare states, New York : Routledge. Et sur le cas français : Y. COHEN. (2006). "Protestant and Jewish Philanthropies in France : the Conseil National des Femmes Françaises (1901-1939)." French Politics, Culture and Society, vol.24, n.1, p. 74-92, A. COVA. (1997). Maternité et droits des femmes en

France, XIXe et XXe siècles, Paris : Anthropos-Economica.

42 Pour une discussion de l’assimilation du maternalisme au féminisme, voir L.Y. WEINER. (1993). "Maternalism as a paradigm. Defining the issues." Journal of women's history, vol.5, n.2, p. 96-98.

Nous utilisons ici le terme « associations » pour désigner, sans nous référer à la définition juridique du terme43, des groupes organisés au sein de la société civile. Le choix de ce terme est lié à la volonté d’inclure (pour les raisons précédemment évoquées), non seulement les mouvements sociaux et groupes d’intérêts, dont l’action est explicitement orientée par la défense d’intérêts et par une volonté de contestation44, mais aussi des groupes réunis au nom des femmes ou des familles, mais qui ne se situent pas dans une posture revendicative ou dans une posture explicite de défense d’intérêts. Nous nous intéresserons donc à toutes les associations qui se définissent de façon primordiale à partir d’une référence aux femmes ou/et à la famille. Le critère de sélection que nous retenons ici n’est donc pas l’existence d’une posture revendicative de défense d’une cause (bien que les associations défenseuses de causes soient incluses dans la définition) mais le fait que la référence aux femmes ou/et à la famille constitue l’objet premier de l’association. Ce sont ces ensembles d’associations, ayant respectivement pour objet les femmes et la famille, que nous désignerons sous l’appellation de « mouvement des femmes » et « mouvement familial ».

Qui sont les acteurs susceptibles d’être porteurs du féminisme et du familialisme dans l’État ? Selon la même démarche, nous nous intéresserons à la fois aux acteurs et institutions étatiques ayant une vocation formelle de défense des intérêts des femmes et des familles, et plus largement aux acteurs et institutions dont l’objet principal est centré sur les femmes et la famille. Il s’agira par ailleurs d’analyser comment féminisme et familialisme s’incarnent dans des lois et des politiques publiques visant les femmes et la famille. La politique à l’égard des femmes, décrite dans les chapitres suivants, ne sera pas analysée dans ce chapitre. Nous nous proposons de parler de « politique de la famille » pour désigner, à la suite de Jacques Commaille, Pierre Strobel et Michel Villac, « une politique publique qui a pour objectif l’univers privé des individus au travers d’une entité appelée la « famille »45 ». Dans l’affichage des politiques publiques, cette politique peut être plus ou moins fortement intégrée et revendiquée comme « politique familiale », selon les contextes nationaux46. Elle recouvre plusieurs domaines d’intervention, parmi lesquels l’ensemble des prestations familiales (y compris des aides passant par des dispositifs fiscaux, type quotient familial), des aides au logement,

43 En France, le terme « associations » est fortement associé à la forme particulière des associations loi 1901. La catégorie « association » est moins utilisée au Québec, où l’on se réfère plus souvent aux « groupes communautaires », mais cette catégorie, du fait de l’adjectif « communautaire », nous semblait plus connotée normativement que le terme « association », et moins facilement mobilisable dans le contexte scientifique français. Nous serons toutefois amenées à l’utiliser ponctuellement lorsque nous ferons référence au contexte québécois.

44 Voir la définition du mouvement social proposée par François Chazel, précédemment citée. Le groupe d’intérêt est défini de façon large par Emiliano Grossman et Sabine Saurugger comme « une entité qui cherche à représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public ». E. GROSSMAN et S. SAURUGGER. (2006). Les

groupes d'intérêt, op. cit., p. 13.

45 J. COMMAILLE, P. STROBEL et M. VILLAC. (2002). La politique de la famille, Paris : La découverte - Repères. p. 3. 46 plusieurs pays n’ont pas de « politique familiale » en tant que telle, soit parce qu’ils sont de tradition libérale F. LESEMANN et R. NICOL. (1994). "Politiques familiales : comparaisons internationales." p. 131-140 in Les politiques

gouvernementales face aux familles canadiennes en transition, sous la direction de M. BAKER. Ottawa : Institut Vanier de la

famille, soit parce qu’ils définissent les politiques visant la famille à partir d’autres concepts, comme celui d’égalité des sexes (c’est le cas en Suède : N. MOREL. (2001). "Politique sociale et égalité entre les sexes en Suède." Recherches et

des dispositifs visant l’articulation entre vie familiale et vie professionnelle, ou encore des mesures de soutien aux familles monoparentales, qui peuvent relever de l’aide sociale47. Nous intégrerons par ailleurs, à la suite de Jacques Commaille48, le droit familial dans notre appréhension de la politique de la famille. Enfin, au-delà des politiques visant explicitement la famille, il conviendra d’être attentive à l’influence possible du familialisme dans l’ensemble de la protection sociale, par exemple à travers le mécanisme des droits dérivés49.

Le troisième espace où nous nous proposons d’identifier des incarnations du féminisme et du familialisme est la production des savoirs. Nous nous intéresserons donc à la production des savoirs sur les femmes et sur la famille, quelles que soient les disciplines concernées (de façon principale : droit, démographie, sociologie, économie, histoire), et quelle que soit l’organisation sur laquelle prend appui cette production (Université, centres de recherche, instituts indépendants, conseils consultatifs…). C’est ici que l’appréhension des acteurs porteurs du féminisme et du familialisme, au-delà des seuls défenseurs des femmes et de la famille comme causes, s’avère cruciale. En effet, si les recherches portant sur les femmes et sur la famille peuvent se revendiquer de la défense de la cause des femmes ou/et de la famille, cette posture n’est pas nécessaire ni évidente au vu de l’exigence de neutralité axiologique qui prévaut généralement dans le monde académique50 - exigence cependant variable selon les contextes nationaux, rendant plus ou moins aisée la revendication d’un savoir militant. Or même s’ils ne sont pas produits dans une optique explicite de défense de la cause des femmes ou/et de la famille, ces savoirs peuvent être produits à partir d’un rapport aux valeurs marqué par le féminisme ou/et le familialisme. De surcroît ces savoirs, par leur statut même de productions discursives, sont susceptibles d’influencer la définition des valeurs associées aux femmes et à la famille. Leur rôle politique potentiel a par ailleurs été bien souligné par tous les travaux sur l’expertise51. Pierre Muller souligne ainsi que « [t]outes les politiques publiques, sans exception,

47 J. COMMAILLE, P. STROBEL et M. VILLAC. (2002). La politique de la famille, op. cit. ; R.B. DANDURAND, J. BERGERON, M. KEMPENEERS et M.H. SAINT-PIERRE. (dir.) (2001). Les politiques familiales : comparaison des

programmes en vigueur au Québec avec ceux d'autres provinces canadiennes, des Etats-Unis, de la France et de la Suède, Montréal : INRS

Culture et Société ; A.H. GAUTHIER. (1996). The state and the family. A comparative analysis of family policies in industrialized

countries, Oxford : Clarendon Press ; A. PITROU. (1994). Les politiques familiales. Approches sociologiques, Paris : Syros.

48 J. COMMAILLE. (1991). "La famille, la fin de la loi? Nouvelles régulations juridiques, nouvelles régulations politiques." Futuribles, n.150, p. 79-88 ; J. COMMAILLE. (1991). "La régulation politique de la famille." p. 265-275 in La

famille, l'état des savoirs, sous la direction de F. DE SINGLY et J. COMMAILLE. Paris : La Découverte ; M. MESSU.

(1992). Les politiques familiales : du natalisme à la solidarité, Paris : Éditions ouvrières.

49 Le caractère déterminant, du point de vue de l’autonomie des femmes, du caractère dérivé ou individuel des droits, a bien été mis en évidence par les recherches sur le genre dans la protection sociale. Voir par exemple : M.-T. LANQUETIN, A. ALLOUACHE, N. KERSCHEN et M.-T. LETABLIER. (2003). Individualisation et familialisation des

droits en matière de protection sociale et droits fondamentaux en Europe, Paris : Dossiers d'étude CNAF n°49 ; J. LEWIS. (1992).

"Gender and the development of Welfare regimes." Journal of European Social Policy, vol.2, n.3, p. 159-173 ; D. SAINSBURY. (1996). Gender, equality, and welfare states, Cambridge : Cambridge University Press.

50 R.-M. LAGRAVE. (1990). "Recherches féministes ou recherches sur les femmes?" Actes de la Recherche en Sciences

Sociales, n.83, p. 27-39.

51 Voir par exemple D. BORRILLO, E. FASSIN et M. LACUB. (1999). Au-delà du PaCS : l'expertise familiale à l'épreuve de

l'homosexualité, Paris : Presses universitaires de France ; J. COMMAILLE. (2001). "Les conditions institutionnelles,

politiques et scientifiques de la comparaison." p. 111-124 in Autour du comparatisme en éducation, sous la direction de R. SIROTA. Paris : Presses Universitaires de France ; G. MUSARDIER. (1996). "Les savants les plus "demandés". Expertise, compétences et multipositionnalité. Le cas des géographes dans la politique d'aménagement du territoire."

finissent […] par prendre la forme d’un espace de connaissance spécialisée, dont l’exclusivité va être revendiquée par des groupes d’experts52 ». Autant de raisons qui justifient l’inclusion de ces savoirs et de leurs conditions de production parmi les éléments auxquels nous serons attentives dans l’analyse de l’économie des relations entre féminisme et familialisme.

En résumé, les acteurs à partir desquels nous nous proposons d’analyser l’économie des relations entre féminisme et familialisme sont soit des défenseurs de la cause des femmes ou/et de la famille, soit des acteurs mettant en avant une identité collective « femme » ou/et « famille », ou encore – pour ce qui concerne la production des savoirs – des acteurs proposant des représentations des femmes et de la famille. Par commodité, nous ferons référence de façon générique à ces acteurs qui nous servent au repérage de l’économie des relations entre féminisme et familialisme comme des « acteurs femmes », « acteurs famille », ou éventuellement « acteurs femmes/famille » (pour les acteurs mettant en avant les deux identités ou représentations).

Si nous n’avons retenu que trois grandes catégories d’acteurs dans le cadre de cette recherche, la même démarche pourrait être appliquée à d’autres acteurs pertinents, dont le rôle varie selon les contextes nationaux. Ainsi, Isabelle Giraud inclut les médias dans les cinq « espaces de représentation politique » qu’elle étudie dans sa thèse53. La sphère juridique, que nous incluons dans la catégorie de « production des savoirs », pourrait par ailleurs faire l’objet d’une étude à part entière54, et son rôle sera plus spécifiquement exploré dans la troisième partie de cette thèse. Nous avons toutefois choisi de centrer ici notre analyse sur les trois sites qui nous semblaient les plus déterminants du point de vue de l’économie générale des relations entre féminisme et familialisme dans les deux contextes étudiés.

Politix, vol.9, n.36, p. 163-180 ; S. SAURUGGER. (2002). "L’expertise : un mode de participation des groupes d’intérêt

au processus décisionnel communautaire." Revue française de science politique, vol.52, n.4, p. 375-401 ; R. STRYKER. (1990). "Science, Class, and the Welfare State : A Class-centered Functional Account." American Journal of Sociology, vol.96, n.3, p. 684-726.

52 P. MULLER. (2005). "Esquisse d'une théorie du changement dans l'action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs." Revue française de science politique, vol.55, n.1, p. 181.

53 On retrouve dans les autres espaces étudiés les trois sites que nous analysons ici : l’espace électoral-partisan, l’espace administratif (qui renvoient chez nous à l’État), l’espace universitaire (production des savoirs), les associations féministes. I. GIRAUD. (2005). Mouvements des femmes et changements des régimes genrés de représentation politique au Québec et en France,

1965-2004. Thèse de doctorat en science politique : Université de Montréal - Université de Versailles-St Quentin-en-Yvelines.

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