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Du genre des politiques aux politiques du genre

B. … Pour une problématique unique

C. Du genre des politiques aux politiques du genre

A la lumière de cette caractérisation du genre, et de la distinction préalablement posée entre intentions, implicites et effets des politiques publiques, la relation entre genre et politiques publiques peut être envisagée de deux manières. D’une part, nous nous proposons de désigner sous le terme de « politiques du genre » les politiques qui visent explicitement le statut des femmes et/ou les relations de genre. Le critère d’identification des politiques du genre est donc l’existence d’une intention affichée par rapport aux relations de genre et/ou statut des femmes. Parmi ces politiques

sous la direction de H. HIRATA, F. LABORIE, H. LE DOARÉ et D. SENOTIER. Paris : PUF, M.-T. LETABLIER. (2001). "Le travail centré sur autrui et sa conceptualisation en Europe." Travail, genre et sociétés, vol.6, p. 19-41.

102 J. BUTLER. (2005). Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, Paris : La Découverte.

103 P. BOURDIEU. (1998). La domination masculine, Paris : Éditions du Seuil, F. HÉRITIER. (1996). Masculin/féminin : la

pensée de la différence, Paris : O. Jacob.

104 Joan Scott définit ainsi le genre comme un moyen essentiel de “signifier” les rapports de pouvoir. J.W. SCOTT. (1986). "Gender : a useful category of historical analysis." American Historical Review, vol.91, n.5, p. 1053-1075.

105 C. WEST et S. FENSTERMAKER. (2006 (1995)). ""Faire" la différence." terrains & travaux, n.10, p. 103-137. 106 Sans nier l’existence, entre hommes et femmes, d’une distribution asymétrique des ressources constitutive d’une structure de domination, nous parlons ici de rapport de pouvoir plutôt que de domination pour insister, en lien avec l’optique qui est celle de cette recherche, sur la dynamique par laquelle les rapports de pouvoirs peuvent aussi bien entretenir que subvertir les structures de domination. Nous nous appuyons ici sur la distinction entre pouvoir et domination telle que théorisée par François Chazel : « le pouvoir fait généralement fond sur la distribution asymétrique des ressources constitutives des structures de domination et réciproquement […] la domination, de son côté, dépend, pour son maintien même, du jeu des relations de pouvoir et de la mise en œuvre des ressources dans l’interaction qu’elles impliquent. Ainsi la domination permettrait le pouvoir qui pourrait avoir pour effet de la reconstituer ». F. CHAZEL. (2003).

Du pouvoir à la contestation, Paris : LGDJ. p. 39.

107 J. ACKER. (1999). "Rewriting class, race and gender. Problems in feminist rethinking." p. 44-69 in Revisioning gender, sous la direction de M.M. FERREE, J. LORBER et B.B. HESS. Thousand Oaks : Sage, K.W. CRENSHAW. (2005). "Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur." Cahiers

du genre, n.39, p. 51-82 ; S. FENSTERMAKER et C. WEST. (2002). Doing gender, doing difference : inequality, power, and institutional change, New York : Routledge.

figurent celle que nous avons appelée la « politique à l’égard des femmes », politique visant explicitement l’amélioration du statut des femmes108. Plus spécifiquement, précisons que nous nous intéresserons ici aux interventions visant à améliorer le statut des femmes en tant qu’elles sont intégrées dans un programme d’action défini principalement à cette fin (par opposition à des mesures en faveur des femmes définies à la marge d’autres politiques).

D’autre part, au regard de la transversalité du genre, pratiquement toutes les politiques publiques – en tant que pratiques sociales et en tant que pratiques affectant la vie sociale – peuvent être analysées comme ayant une dimension genrée (en étant marquées par des présupposées sur les rapports de genre, et/ou en ayant des effets différenciés sur les hommes et les femmes), même lorsqu’elles ne s’adressent pas explicitement à leurs publics en tant qu’hommes et femmes. En d’autres termes, on peut trouver dans toutes les politiques publiques des implicites de genre109, et il est également possible d’identifier des effets, sur les relations de genre, de politiques ne visant pas explicitement les hommes et/ou les femmes en tant que tels110. Ces deux démarches peuvent être qualifiées comme relevant d’une même entreprise de dévoilement du « genre des politiques ».

Contrairement à ce que supposerait la logique d’analyse des politiques publiques exposée au point A (analyse des intentions, puis des implicites et des effets), les travaux existants sur le genre et les politiques publiques portent majoritairement sur le « genre des politiques ». En effet, partant de l’idée générale selon laquelle l’intervention de l’État en direction des femmes ne se faisait pas nécessairement dans un sens patriarcal, un grand nombre de travaux ont entrepris depuis les années 1990 d’analyser empiriquement les effets des politiques publiques sur les femmes et sur les relations de genre, le plus souvent à partir d’une démarche comparative. Ces travaux, qui portent en majorité sur les politiques sociales, évaluent l’impact, sur les relations de genre, de différentes dispositions relevant de la protection sociale (types de droits sociaux ouverts, conditions d’éligibilité, etc.). Leur principal objectif est de poser un diagnostic sur la nature, favorable ou non à l’émancipation des femmes, d’une mesure particulière, ou d’un système de protection sociale nationale dans son

108 Amy Mazur propose, de façon similaire, d’identifier la « politique féministe » à partir de l’identification de caractéristiques féministes dans « l’intention formelle [qui s’exprime] dans les énoncés de politique publique ». Sa caractérisation du féminisme est toutefois plus restreinte que le critère général d’ « amélioration du statut des femmes » que nous retenons ici. Voir A.G. MAZUR. (2002). Theorizing feminist policy, Oxford : Oxford University Press. p. 30-31. 109 Marylène Lieber montre ainsi, dans son analyse des politiques de sécurité, que bien que celles-ci aient pour objet explicite la sécurité et non les rapports de genre, elles sont fortement marquées par le genre, visant des violences vécues très majoritairement par les hommes dans l’espace public, au détriment des violences dont sont majoritairement victimes les femmes, celles de la sphère privée (qui font l’objet d’une politique publique distincte)109. La démarche adoptée ici, démarche classique de la sociologie du genre, consiste à mettre en évidence les implicites, en termes de genre, d’un objet donné. M. LIEBER. (2002). "Femmes, violences et espace public : une réflexion sur les politiques de sécurité." Lien

Social et Politiques, n.47, p. 29-42.

110 Par exemple, une politique visant la réduction du temps de travail peut contribuer à accentuer les inégalités entre hommes et femmes dans les carrières professionnelles et la prise en charge du travail domestique. M. LUROL et J. PÉLISSE. (2002). "Les 35 heures des hommes et des femmes." Travail, genre et sociétés, n.8, p. 167-192.

ensemble111. Leur préoccupation est donc plus centrée sur l’impact des politiques que sur leur conception.

Or une analyse compréhensive des processus politiques permet de saisir que les dispositifs législatifs et les politiques publiques dont les effets sont jugés contraires aux intérêts des femmes n’ont pas nécessairement été adoptés à partir d’une intention spécifiquement hostile à ces intérêts. Ainsi, selon l’analyse d’Anne Verjus, la longue exclusion des femmes du droit de vote en France ne correspond pas tant à une intention sexiste de la part des législateurs, qu’à l’emprise d’une pensée familialiste faisant de la famille l’unité politique de base112. Inversement, des dispositifs jugés favorables à l’avancement du statut et des droits des femmes ont pu être adoptés au nom d’objectifs différents. Par exemple Jane Jenson, qui a été pionnière dans la remise en question des théories féministes marxistes de l’État patriarcal, montre que se sont développées dès le début du XXème siècle en France (par opposition notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis) des politiques sociales favorisant la conciliation de la maternité avec l’exercice d’un emploi rémunéré, mais que ces politiques ont été menées avant tout au nom d’objectifs démographiques, et non dans un but de promotion des droits des femmes113.

Ainsi, pour importante qu’elle soit du point de vue de l’analyse des politiques publiques, la distinction entre intentions, implicites et effets de l’action publique n’est pas toujours clairement établie dans les travaux sur le genre et les politiques publiques. Dans ce domaine, la démarche de dévoilement a été première, par rapport à une démarche a priori plus simple d’analyse de la politique à l’égard des femmes. Le fait que dans les politiques publiques affectant le statut des femmes, l’intention (les politiques du genre) ait été moins étudiée que les implicites et les effets (le genre des politiques), tient pour partie à l’orientation instrumentale d’une partie de ces recherches : il s’agit de porter un diagnostic utile sur les effets de l’État sur les femmes. Mais cela renvoie aussi au caractère récent de cette intention, et au statut marginal, au sein de l’appareil d’État, des institutions qui en sont porteuses. Enfin, cette orientation des recherches signale aussi que les femmes sont au moins autant affectées par des politiques publiques ne les visant pas spécifiquement en tant que femmes, que par les politiques définies à leur égard. De cette combinaison entre les effets de politiques visant

111 C’est cette démarche qui préside à l’élaboration, par Jane Lewis, d’une classification des régimes d’État providence concurrente à celle d’Esping-Andersen, à partir de degré de conformité ou d’éloignement des systèmes de protection sociale par rapport à un male-breadwinner model. J. LEWIS. (1992). "Gender and the development of Welfare regimes."

Journal of European Social Policy, vol.2, n.3, p. 159-173 ; J. LEWIS. (1997). "Gender and welfare regimes : further thoughts." Social politics, vol.4, n.2, p. 160-177. Peut également être citée la typologie de Diane Sainsbury, opposant un « modèle de

M.Gagne-pain » à un « modèle individuel ». D. SAINSBURY. (1996). Gender, equality, and welfare states, Cambridge : Cambridge University Press.

112 A. VERJUS. (2002). Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris : Belin / Socio-histoires.

113 J. JENSON. (1986). "Gender and reproduction, or babies and the state." Studies in political economy, n.20, p. 9-46 ; J. JENSON. (1989). "Paradigms and political discourse : protective legislation in France and the United States before 1914." Canadian Journal of Political Science, vol.22, n.2, p. 235-258.

diverses finalités résultent, pour les femmes, des « injonctions contradictoires » de la part des politiques publiques114, et une citoyenneté à l’assise mouvante115.

Ce constat doit nous mettre en garde contre toute analyse « en vase clos » de la politique à l’égard des femmes. Dans l’appareil d’État, les IEF sont susceptibles de s’opposer à d’autres instances étatiques dont elles contestent les effets des interventions sur les femmes. L’articulation entre politique à l’égard des femmes et autres politiques publiques est ainsi particulièrement à même d’illustrer la perspective de sociologie de l’État précédemment évoquée, envisageant l’État non comme une entité monolithique mais comme le site de conflits et de tensions. Par conséquent, nous avons choisi de placer au cœur de notre cadre d’analyse cette articulation entre politique à l’égard des femmes et genre des politiques publiques, en tant qu’elle est susceptible d’affecter tant les modalités de défense de la cause des femmes dans l’État que la manière dont cette cause est définie.

Dans les recherches sur le genre des politiques publiques, qui portent très majoritairement sur les politiques sociales, les politiques de la famille ont été identifiées comme un secteur d’intervention particulièrement déterminant dans ses effets sur le statut des femmes et les relations de genre116 : le droit familial peut instituer juridiquement la subordination des femmes à l’autorité du chef de famille, ou à l’inverse fonctionner comme un lieu d’affirmation d’un principe d’égalité ; les diverses prestations versées au titre des charges familiales sont susceptibles d’encourager un modèle de male

breadwinner, tout comme elles peuvent faciliter une socialisation du travail de care (en aidant à payer

une prise en charge des enfants et des adultes dépendants par des tiers) ; selon qu’elles sont versées à la mère ou au chef de famille, les allocations familiales peuvent entretenir la dépendance ou, à l’inverse, participer à une forme d’autonomisation par rapport au lien conjugal ; les congés parentaux, selon leurs modalités (durée, rémunération) et le contexte dans lequel ils interviennent, pourront aussi bien favoriser un maintien qu’un retrait des femmes du marché du travail ; une politique nataliste peut aussi bien encourager un modèle familial traditionnel fondé sur la dépendance des femmes, que faciliter la participation des femmes au marché du travail, si l’incitation à la procréation est conçue comme passant des dispositifs facilitant la conciliation travail-famille… Toutes ces mesures, qui relèvent d’une politique de la famille, sont donc susceptibles d’avoir des effets déterminants sur les comportements d’activité des femmes, sur leur degré de dépendance économique, et de ce fait sur les rapports de pouvoir fondés sur le genre dans la sphère privée comme dans la sphère publique117.

114 J. COMMAILLE. (2001). "Les injonctions contradictoires", op. cit.

115 A. DEL RE et J. HEINEN. (dir.) (1996). Quelle citoyenneté pour les femmes? La crise des États-providence et de la représentation

politique en Europe, Paris : L'Harmattan.

116 J. JENSON et M. SINEAU. (dir.) (1997). Qui doit garder le jeune enfant? Modes d'accueil et travail des mères dans l'Europe en

crise, Paris : LGDJ - Droit et société, D. SAINSBURY. (1994). Gendering welfare states, London : Sage.

117 Sur le lien entre dépendance économique et rapports de pouvoir entre les sexes dans la sphère privée, voir B. HOBSON. (1990). "No exit, no voice : women's economic dependency and the welfare state." Acta sociologica, vol.33, n.3, p. 235-250.

C’est donc sur l’articulation de la politique à l’égard des femmes avec la politique de la famille que nous avons choisi de porter notre attention dans cette recherche. Plus précisément, dans une perspective de sociologie de l’action publique attentive aux liens entre acteurs étatiques et non étatiques, nous nous doterons d’un cadre d’analyse situant les IEF comme un des pôles d’une configuration plus large d’acteurs porteurs du féminisme et du familialisme, par-delà la frontière État-société.

IV. La cause des femmes dans l’État au prisme de l’économie

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