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Les femmes et la famille comme valeurs et comme causes

France et au Québec

A. Les femmes et la famille comme valeurs et comme causes

La recherche en histoire, en science politique et en sociologie utilise couramment les termes « féminisme » et « familialisme » pour désigner les idéologies portées par certains mouvements défendant respectivement la cause des femmes et celle de la famille, voire pour désigner ces mouvements eux-mêmes. La mobilisation de ces catégories ne va toutefois pas sans poser un certain nombre de difficultés liées aux connotations dont elles sont porteuses et à l’articulation, différente dans chaque cas, entre catégorie scientifique et catégorie de la pratique. Le féminisme est une catégorie de la pratique, revendiquée par des mouvements porteurs de la cause des femmes, avant d’être une catégorie scientifique, notamment utilisée pour désigner ces derniers. Le terme « féminisme », lorsqu’il est utilisé dans la sphère académique pour qualifier des mouvements, par des chercheuses travaillant sur ces derniers, est généralement utilisé avec une connotation plutôt positive. Cette connotation, qui n’est pas forcément perceptible de façon directe, l’est plus nettement en creux, à travers la connotation péjorative qui tend à être associée au refus de la qualification de « féministe » à certains mouvements ou acteurs, voire à la qualification d’ « antiféministe ». En lien direct avec ce rapport aux valeurs, la question de la définition du féminisme, qui implique justement une délimitation du périmètre des acteurs à qui l’on accorde ce qualificatif, fait l’objet de débats importants et souvent polémiques3. Le familialisme, quant à lui, est connoté différemment. En France, catégorie issue de la recherche plutôt que de la pratique, il tend à être utilisé de façon

3 Pour une recension des débats entourant les définitions du féminisme et du mouvement des femmes, voir D. MC BRIDE STETSON et A.G. MAZUR. (2003). Reconceptualizing the women's movement : discourses, actors and states. Paper

presented at the 2003 International Studies Association Annual Convention Panel : State, Governance and Knowledge : Feminist Discourses. Disponible en ligne : http ://libarts.wsu.edu/polisci/rngs/pdf/stetson-mazur-isa.pdf

péjorative par ceux qui l’emploient4. Au Québec, ce terme est moins utilisé dans la recherche, et correspond plutôt à une catégorie de la pratique5, toutefois moins employée (par exemple, par les mouvements concernés) que le simple adjectif « familial ». Sans pour autant nous conduire à abandonner ces catégories, ces précisions nous invitent à nous prémunir vis-à-vis des connotations variables associées aux deux termes, dont il convient de bien préciser les usages que nous ferons.

Nous utilisons les catégories de féminisme et familialisme pour désigner, non pas des acteurs (mouvements, organisations), mais des visions du monde, des ensembles de valeurs qui orientent la perception du monde et donnent sens à l’action. Ces visions du monde peuvent être endossées par une grande diversité d’acteurs, parmi lesquels figurent effectivement des défenseurs de la cause des femmes et des défenseurs de la cause de la famille. Nous entendons par défenseurs de la cause des femmes/de la famille les acteurs individuels et collectifs parlant de façon durable au nom des femmes/de la famille, et entendant représenter les intérêts de ces dernières. Les critères d’identification de la défense d’une cause6 sont donc la prise de parole « au nom de… » et la prétention à une « défense des intérêts de… ». La catégorie de « cause » présente un double intérêt. D’une part, elle permet de prendre en considération la variété des sites possibles de défense d’une cause. Initialement associée aux mouvements sociaux et à la politique non institutionnelle7, la catégorie de « cause » s’est en effet révélée heuristique pour penser des formes de contestation et de mobilisation dans d’autres contextes organisationnels, tels que l’arène judiciaire (comme le montrent les travaux sur le cause lawyering8) ou un sous-système particulier de politique publique (c’est ce que met en forme le concept de coalition de cause de Paul Sabatier9). Ainsi, une cause peut être défendue aussi bien par des mouvements sociaux que par des avocats dans l’arène judiciaire, des experts dans un réseau de politique publique particulier, ou encore des haut-fonctionnaires. La défense d’une cause implique par ailleurs une démarche consciente de revendication et de confrontation avec des autorités, quelles qu’en soient les modalités10. D’autre part, la catégorie de cause ne nécessite pas de

4 Cette connotation est très nette chez Rémi Lenoir : R. LENOIR. (2003). Généalogie de la morale familiale, op. cit.

5 Le terme « familialiste » est par exemple utilisé, sans connotation particulière, pour qualifier des avocats pratiquant en droit de la famille.

6 La « défense de cause » traduit ici le concept d’advocacy.

7 Voir par exemple E. AGRIKOLIANSKY, O. FILLIEULE et N. MAYER. (dir.) (2004 [2000]). L'altermondialisme en

France : la longue histoire d'une nouvelle cause, Paris : Flammarion ; F.F. RIDLEY et G. JORDAN. (dir.) (1998). Protest Politics : Cause Groups and Campaigns, Oxford : Oxford University Press, J. SIMÉANT. (1998). La cause des sans-papiers, Paris :

Presses de Sciences Po.

8 A. SARAT et S.A. SCHEINGOLD. (dir.) (1998). Cause lawyering : political commitments and professional responsibilities, New York : Oxford University Press, A. SARAT et S.A. SCHEINGOLD. (2001). Cause lawyering and the state in a global era, Oxford ; New York : Oxford University Press, S.A. SCHEINGOLD et A. SARAT. (2004). Something to believe in : politics,

professionalism, and cause lawyering, Stanford : Stanford University Press. Pour des synthèses en français de ce courant de

recherche, voir L. ISRAËL. (2001). "Usages militants du droit dans l'arène judiciaire : le cause lawyering." Droit et société, n.49, p. 793-824.

9 P.A. SABATIER et H.C. JENKINS-SMITH. (1993). Policy change and learning : an advocacy coalition approach, Boulder : Westview Press.

10 La catégorie de cause maintient en ceci son ancrage dans la tradition de la sociologie des mouvements sociaux, l’idée de contestation constituant en effet un dénominateur commun des définitions théoriques des mouvements sociaux, par-delà leur diversité ; si l’on s’en réfère par exemple à la définition de François Chazel, un mouvement social désigne « une entreprise collective de protestation et de contestation visant à imposer des changements – d’une importance variable –

caractérisation substantive a priori de la cause en question, caractérisation toujours difficile en tant qu’elle engage un positionnement du chercheur par rapport à des enjeux d’inclusion/exclusion qui se jouent aussi chez les défenseurs de la cause étudiée11.

Ainsi, si le féminisme et le familialisme comme visions du monde peuvent faire l’objet d’une caractérisation substantive, les défenseurs de la cause des femmes et les défenseurs de la cause de la famille ne seront pas repérés empiriquement à partir de leurs visions du monde, mais à partir de leur seule prise de parole au nom des femmes/de la famille et de leur prétention à défendre les intérêts des femmes/de la famille, quelle que soit la manière dont ces causes et ces intérêts sont définis. Cette distinction analytique entre le féminisme et le familialisme d’une part, et la cause des femmes/de la famille d’autre part, est essentielle de plusieurs points de vue.

Elle permet d’abord de rendre compte du fait qu’en tant que visions du monde, le féminisme et le familialisme peuvent être portés par bien d’autres acteurs que ceux qui se fixent consciemment et explicitement comme objectif de défendre la cause des femmes/de la famille, et notamment par des acteurs (individuels ou collectifs) n’affirmant pas de posture protestataire ou revendicative. Des individus (par exemple des députés ou des responsables politiques), bien que ne se revendiquant pas comme des avocats de la cause de la famille, peuvent être marqués, dans leurs conceptions, par des valeurs familialistes. De la même manière, des groupes organisés peuvent être porteurs de valeurs féministes sans pour autant être dans une posture contestataire ou de revendication : cela peut être le cas, par exemple, d’associations féminines à but de loisir ou d’entraide. Il en est de même des recherches sur les femmes et sur la famille qui, quand bien même elles revendiqueraient une posture d’objectivité scientifique, sont marquées par un certain rapport aux valeurs. Ainsi, la diffusion du féminisme/familialisme ne se réduit pas au périmètre des défenseurs affirmés de la cause des femmes/de la famille.

Réciproquement, l’affirmation d’une parole au nom des femmes et dans l’intérêt des femmes n’est pas incompatible avec l’adhésion à des valeurs familialistes, et réciproquement en ce qui concerne la défense de la cause de la famille et le féminisme. Ainsi, au Canada, les REAL Women sont porteuses de valeurs familialistes12 (défense du maintien des femmes au foyer, opposition à l’avortement), alors que les associations de familles monoparentales, tout en appartenant au mouvement familial, sont porteuses de valeurs féministes. Il n’y a donc pas de coïncidence a priori entre cause des femmes et féminisme, entre cause de la famille et familialisme ; c’est la raison pour laquelle il importe de distinguer les valeurs des causes.

dans la structure sociale et/ou politique par le recours fréquent – mais pas nécessairement exclusif – à des moyens non institutionnalisés ». F. CHAZEL. (1992). "Mouvements sociaux." p. 264-312 in Traité de sociologie, sous la direction de R. BOUDON. Paris : PUF. p. 270.

11 La « construction des causes » peut alors devenir une question de recherche : B. GAÏTI et L. ISRAËL. (2003). "Sur l'engagement du droit dans la construction des causes." Politix, vol.16, n.62, p. 17-30.

12 Voir L.A. PAL. (1993). Interests of state. The politics of language, multiculturalism, and feminism in Canada, Montreal : McGill-Queen's University Press. p. 262.

Or dans l’optique d’une analyse de l’action publique à l’égard des femmes, qui est l’objectif de cette thèse, on ne peut se limiter à une prise en considération des seuls défenseurs de la cause des femmes et de celle de la famille, il faut s’intéresser plus largement aux acteurs porteurs du féminisme et du familialisme. Cette affirmation pourrait sembler paradoxale, dans la mesure où seuls les défenseurs de causes, les personnes prenant consciemment et explicitement la parole au nom d’une cause, ont une prétention à participer au processus politique. Ce sont bien ces acteurs porteurs de cause qui sont au cœur des travaux analysant les relations État-société13. Il n’en demeure pas moins que les autres acteurs porteurs du féminisme et du familialisme peuvent influencer en dernier ressort l’action publique, sans que tel soit nécessairement leur objectif. Cette influence est par exemple immédiate pour ce qui concerne des responsables directement impliqués dans le processus politique, des députés ou ministres aux convictions féministes ou familialistes. Mais cette influence peut également être démontrée dans le cas d’acteurs collectifs. Si l’on reprend l’exemple d’associations n’affichant pas d’objectifs politiques, mais réunissant des membres en affirmant une identité « femmes » ou « famille », le lien avec la défense d’une cause dans le processus politique est possible de deux manières. D’une part, de telles associations peuvent se transformer pour développer des objectifs politiques, en termes de défense d’une cause14. D’autre part, leur existence constitue une ressource politique pour les groupes revendicatifs : comme vivier potentiel d’adhérents à la cause, comme relais et appui éventuel, et comme moyen de légitimation de la cause par le nombre15.

Dès lors, si les défenseurs de la cause des femmes et de la famille seront logiquement au cœur de notre analyse, nous nous intéresserons plus largement aux acteurs porteurs du féminisme et du familialisme, deux visions du monde qu’il convient désormais de caractériser de façon plus substantive.

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