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Chapitre 2 : Au Québec, une structure duale et stable stable

Encadré 2.2 : Le rôle des dynamiques transnationales dans la création du Conseil du statut de la femme (Québec)

B. Le Conseil, une administration

Alors que la loi, en dehors des dix membres, n’évoque pratiquement pas les ressources humaines du Conseil, celui-ci dispose dès sa création d’une petite administration de soutien de 16 personnes. Les effectifs s’accroissent ensuite rapidement : 26 personnes en 1976, 36 en 1978, 60 en 1979, et jusqu’à 75 personnes en 1982 (cf Annexe 2.4). Les ressources humaines du Conseil sont donc conséquentes. L’administration ainsi constituée s’organise dès 1973 en trois services principaux, un service « recherche et analyse », un service « information publique et gouvernementale », et un « bureau de réception et d’analyse des plaintes », rebaptisé « Action-femmes » l’année suivante (cf Annexe 2.2). On retrouve donc, à côté des deux missions de recherche et d’information, la mission de traitement juridique des plaintes des femmes, qui avait été envisagée dans les travaux préparatoires à la mise en place du Conseil. A ces trois bureaux principaux s’ajoute en 1977 un service « Consult’Action », créé pour servir de lien avec les groupes de femmes.

28 Il s’agit des sous-ministres des Affaires sociales, de l’Éducation, de la Justice, du Travail et de la main-d’œuvre, de la Fonction publique, des Affaires culturelles, des Communications, et des Institutions financières, compagnies et coopératives.

Alors que les bureaux du CSF sont concentrés à Québec et (dans une moindre mesure) à Montréal, le service « Consult’Action » a été à l’origine d’une implantation progressive du Conseil en région à partir de 1980, dans un double objectif d’amélioration de « l’organisation communautaire » et d’accroissement de la visibilité du CSF29. Ce service ouvre ainsi cinq bureaux régionaux en 1980, trois nouveaux en 1982, pour finalement couvrir toutes les régions du Québec (11) en 198430. Cette implantation du Conseil dans les régions coïncide avec une décennie (1980) où le budget du CSF double (passant de 1,9 à 4,5 millions de dollars entre 1980 et 1991), et où ses effectifs connaissent un apogée durable, se stabilisant entre 72 et 75 personnes.

En 1985, le Conseil se réorganise en trois directions : la direction de la recherche et de l’analyse, qui regroupe le service de la recherche et le centre de documentation ; la direction de Consult’Action ; et la direction des communications, qui rassemble le service de l’information et le service Action-Femmes. Apparaît par ailleurs auprès de la présidente une fonction « Secrétariat général et contentieux », qui devient en 1986 un « Secrétariat général » incluant un « service juridique ». La dimension juridique de l’action du Conseil change ainsi de face, les activités de traitement des plaintes du service Action-Femmes étant marginalisées en étant intégrées dans un service plus large d’information, mais un service juridique étant par ailleurs placé auprès de la présidente, service qui sert à l’activité de recommandation auprès du gouvernement. On peut donc voir dans cette transformation des formes prises par l’activité juridique au Conseil un signe d’une évolution des priorités que nous serons amenées à détailler au chapitre 4, le lobbying auprès du gouvernement pour faire changer les lois et les politiques publiques étant privilégié par rapport à l’accompagnement des démarches judiciaires des femmes.

En 1990, la direction Consult’Action est transformée en direction des bureaux régionaux, ce qui correspond à une extension de la mission de ces bureaux au-delà de leur vocation initiale de lien avec les associations féminines. De façon similaire aux bureaux centraux du Conseil, ces bureaux régionaux sont donc dotés de missions supplémentaires d’étude et de Conseil. Cette évolution, conduisant à un renforcement de ces bureaux, revêt un caractère stratégique dans un contexte plus général de décentralisation. Dans les années 1990, ces bureaux régionaux sont maintenus, dans un contexte de restrictions budgétaires (affectant l’ensemble des administrations publiques) conduisant par ailleurs à réduire les effectifs centraux du Conseil (le budget du Conseil, entre 1992 et 1996, passe de 4,6 à 3,7 millions de dollars, et ses effectifs de 72 à 63 personnes). D’après le témoignage d’une fonctionnaire du Conseil, le gouvernement libéral, à l’origine des premières restrictions, avait envisagé de réduire le budget du CSF proportionnellement plus que celui des autres Conseils

29 QUÉBEC. CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME, DIRECTION DE CONSULT-ACTION et L. DESMARAIS. (1988). La direction de Consult-Action douze ans plus tard. ANQ, Fonds E99 (CSF), versement 2000-10-006 \ 28, p. 6-7.

consultatifs, se rétractant finalement sous la pressions des responsables du Conseil et des groupes de femmes :

C'est vraiment être paranoïaque de dire ça, mais théoriquement, on peut dire que si le gouvernement voulait faire taire le Conseil, son arme privilégiée, c'est le budget, il pourrait le réduire à un montant ridicule. Mais ce n'est pas arrivé. Il y a eu des atteintes au budget du Conseil, dans les années où le gouvernement coupait beaucoup dans les dépenses publiques pour réduire son déficit, etc.. Il a demandé au Conseil des restrictions qui étaient proportionnellement plus élevées qu'aux autres. La ministre l'a défendu [le Conseil], la présidente l'a défendu, les groupes se sont levés en disant : « ça n'a pas d'allure »...

Q : C'était en quelle année ?

R : ...1992, 1993. C'était la ministre Violette Trépanier. C'était les libéraux qui étaient au gouvernement. Et finalement, ils ont ramené le niveau des coupures à ce qu'ils demandaient aux autres. C'est que sur un budget de 4 millions, si vous enlevez 100 000 pièces, ça compte. C'est pas comme au ministère de l'éducation, où l'on peut dissoudre ça. Au Conseil, ce sont essentiellement des salaires qui sont payés (Entretien Q12)

Dans ce contexte de restrictions budgétaires, le service de la recherche et les bureaux régionaux sont alors conservés en priorité, au détriment du volet information. Ces deux services conservés en priorités ont en réalité une même vocation de production d’expertise en vue de promouvoir des réformes, au niveau local, régional et provincial. En effet, le travail des agentes du service de la recherche consiste à rédiger des documents (« recherches » et « avis ») servant en appui au travail de recommandation du Conseil auprès du gouvernement provincial. Parallèlement, alors que le processus de régionalisation s’accélère, la rédaction d’avis portant sur la situation des femmes dans chaque région, contenant des recommandations aux autorités régionales, constitue depuis 1997 une part importante de l’activité des bureaux régionaux. Les bureaux régionaux constituent ainsi une dimension essentielle de l’action du Conseil, représentant aujourd’hui 36 % de ses effectifs (19 sur 52 en 200631). Enfin, depuis une dizaine d’années, les effectifs du personnel et le budget du Conseil se sont stabilisés, avec un budget d’environ 4 millions de dollars et un effectif autour de 65 personnes. Des restrictions budgétaires ont toutefois récemment fragilisé l’institution (dans le contexte d’une remise en question plus générale de cette dernière, cf partie III), ne lui permettant pas, faute d’une masse salariale suffisante, de pourvoir tous les postes qui lui sont théoriquement alloués32.

En dépit de cette fragilisation récente, le Conseil reste doté d’une administration solide. Ces ressources humaines, notamment importantes dans le secteur de la recherche, font en sorte que les orientations et les activités du Conseil dépendent bien plus du travail réalisé par son administration que des réunions de ses dix membres. Ainsi, c’est le personnel du service de la recherche qui fournit toute l’expertise en vue d’avis au gouvernement sur chaque thème traité, et propose les premières recommandations, avant que celles-ci soient validées par les dix membres. Bénéficiant, par

31 QUÉBEC. CONSEIL DU STATUT DE LA FEMME. (2006). Rapport annuel 2005-2006. Québec. p. 25.

opposition aux membres du Conseil, du fait de travailler à temps plein sur chaque dossier, les professionnelles du service de la recherche estiment avoir une grande latitude dans le traitement des sujets qu’elles prennent en charge :

Q : Comment est-ce que tu définis ton agenda de travail ? Par qui est-ce que c'est dicté ? Quelle autonomie est-ce que tu as dans le traitement des dossiers ?

R : Ici, les thèmes de nos recherches sont fixés par notre assemblée des membres, sur recommandation de la présidente. Mais une fois que le sujet est ciblé, on a énormément de marge de manoeuvre. À la fois sur l'angle d'analyse et sur la façon de le traiter. On a beaucoup de marge de manoeuvre. Ça, c'est très impressionnant. En tout cas, moi, je l'apprécie. On a beaucoup... Et même, de plus en plus... C'est peut-être parce que les dossiers deviennent de plus en plus complexes, mais souvent, on nous sollicite pour connaître l'angle, pour qu'on propose des façons de traiter ou d'analyser ou de comprendre les travaux qui devraient être menés par le Conseil. Donc moi, je considère qu'on a quand même une influence importante sur le choix des travaux qui sont menés, sur l'agenda. Mais c'est clair que tout ça doit être entériné par notre assemblée des membres. (Entretien Q 48)

Une autre interviewée précise qu’il lui arrivait, lorsqu’elle travaillait au Conseil, de proposer des thèmes, et nous indique par ailleurs que les membres du Conseil ne faisaient en général que des propositions de modifications marginales par rapport aux recommandations proposées par les agentes de recherche :

Q : Et pour prendre l'exemple de cette recherche [allusion à un travail précédemment évoqué, réalisé par l’interviewée], est-ce que c'était une recherche qui vous avait été commandée par le Conseil, où est-ce que c'était de votre propre initiative ?

R : Ça, je ne me souviens pas.

Q : Ou sinon, sur d'autres exemples... C'est pour voir le degré d'autonomie que vous aviez...

R : Je me souviens qu'on avait une grande autonomie. On pouvait proposer des thèmes. C'est sûr que le Conseil devait quand même sanctionner, décider si oui ou non on allait travailler là-dessus (on ne pouvait quand même pas faire n'importe quoi). Mais on était toutes des professionnelles33 assez autonomes ; alors on pouvait proposer des choses. Et le Conseil d'administration du Conseil du statut de la femme amenait aussi des demandes au Conseil. La présidente pouvait aussi avoir des idées de projets. Donc c'est un mélange d'un peu tout ça. Alors pour ce dossier-là, je ne me souviens pas. Mais on avait quand même une autonomie assez grande.

Q : Une fois le document produit, ce que vous aviez beaucoup de retour des membres du Conseil, est-ce qu'elles demandaient beaucoup de correction ?

R : Ça variait selon les dossiers. On faisait toujours une présentation formelle une fois le dossier complété, avec les recommandations. On exposait le contenu aux membres du Conseil, et là, on avait des commentaires. Souvent, je me souviens que ce qui nous agaçait un petit peu - mais ça ne changeait pas le fond de la réflexion qu'on venait de présenter - c'était par exemple une femme qui représentait tel secteur, et qui tenait absolument à ce que telle mention soit inscrite, donc on était obligé d'ajouter des choses, et on se demandait ce que ça pouvait faire là. Mais rien pour changer le fond. Je n'ai pas souvenir non plus - en tout cas les dossiers sur lesquels j'ai travaillés, et on s'en parlait aussi entre nous, quand une

33 Au Québec, le terme « professionnel » a été utilisé, à l’origine, pour désigner les professions libérales, puis par extension, toutes les personnes dont la profession exige un diplôme universitaire. Dans la fonction publique, le terme désigne une catégorie d’emploi qui, requérant un diplôme universitaire, se distingue des « techniciens » et des « employés de bureau ». Les postes d’encadrement sont par ailleurs regroupés dans une catégorie distincte de « cadres ». Les « professionnels » correspondent donc aux cadres de catégorie A dans la fonction publique française, les « techniciens » et « employés » correspondant à la catégorie B.

collègue allait présenter un dossier, on se disait : « comment ça a été ? Est-ce que ça a été bien reçu ? ».. Je n'ai pas souvenir d'oppositions très grandes. (Entretien Q 6)

Remarquons en outre que, dans ces deux extraits d’entretiens, nulle référence n’est faite à la tutelle ministérielle lorsque nous interrogeons nos interviewées sur la définition de leur agenda de travail. De l’avis général, la présidente joue un rôle déterminant dans le choix des thèmes à traiter, choix qui doit toutefois être validé par l’assemblée des membres. Ces derniers, ainsi que le personnel du Conseil, peuvent aussi suggérer des thématiques. Mais de « l’approbation préalable du Ministre » prévue à l’article 3 de la loi 63, il n’est jamais question. Le Conseil apparaît donc comme une instance largement autonome vis-à-vis de sa ministre de tutelle concernant la définition de son agenda de travail34. Cette indépendance correspond à une norme de disjonction des rôles entre Conseil et ministre sur laquelle nous reviendrons en partie III.

Si nous serons amenées à préciser les modalités d’action du Conseil dans les chapitres 4 et 5, cet examen de l’évolution de ses ressources et de son organisation interne fait d’ores et déjà apparaître deux décalages manifestes entre le Conseil « dans la loi » et le Conseil « en action » : alors que la loi identifie le Conseil à ses dix membres, la réalité du Conseil est bien plus constituée par son administration et sa présidente ; alors que la loi le place sous une tutelle ministérielle forte, il est, de fait, doté d’une large autonomie dans la définition et le traitement de ses thèmes de travail. Une des explications de ce double décalage réside dans le fait que ce Conseil a été investi par des militantes de la cause des femmes, qui ont œuvré pour son renforcement et en ont fait une voix critique au sein de l’appareil d’État. L’analyse du profil des présidentes et du personnel du Conseil constitue donc un préalable nécessaire à celle de ses activités.

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