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Ouvrir la « boîte noire » du féminisme d’État

B. … Pour une problématique unique

C. Ouvrir la « boîte noire » du féminisme d’État

Par opposition à cette démarche dominante dans les travaux sur le « féminisme d’État », nous nous proposons de recentrer l’analyse sur les IEF, en ouvrant la « boîte noire » qu’elles constituent trop souvent.

Il conviendra au préalable de revenir sur les circonstances et les raisons qui ont présidé à la création de ces instances. Les incitations issues de la Commission de la condition de la femme de l’ONU et

P. SELZNICK. (1966). TVA and the grassroots. A study in the sociology of formal organization, New York : Harper, traduit in P. BIRNBAUM et F. CHAZEL. (1978). Sociologie politique, Paris : Armand Colin. p. 176. Appliquée aux mouvements sociaux, l’idée de cooptation désigne le phénomène par lequel l’intégration de certains éléments du mouvement dans l’institution permet de donner à cette dernière une image favorable du point de vue du respect des objectifs du mouvement, tout en induisant une déradicalisation de ce dernier, voire en permettant de le contrôler.

77 Voir par exemple N. LAURIN-FRENETTE. (1981). "Féminisme et anarchisme : quelques éléments théoriques et historiques pour une analyse de la relation entre le mouvement des femmes et l'État." p. 147-191 in Femmes et politique, sous la direction de Y. COHEN. Montréal : Le Jour.

78 L.A. BANASZAK, K. BECKWITH et D. RUCHT. (2003). Women's movements facing the reconfigured state, New York : Cambridge University Press, S. DAUPHIN. (2002). "Les associations de femmes et les politiques d'égalité en France : des liens ambigus avec les institutions." Pyramides, n.6, p. 149-169; L.A. PAL. (1993). Interests of state. The politics of language,

multiculturalism, and feminism in Canada, Montreal : McGill-Queen's University Press.

79 Si elle est largement justifiée du point de vue de sa pertinence empirique, cette problématique s’explique aussi par le profil des auteures de travaux sur le « féminisme d’État », qui sont très souvent (notamment dans le cas australien) d’anciennes « fémocrates », et/ou des chercheuses qui revendiquent leur féminisme. Ceci induit, dans les deux cas, un sentiment de responsabilité (au sens d’accountability) vis-à-vis du mouvement des femmes, qui peut expliquer la focalisation des questionnements sur les enjeux du féminisme d’État du point de vue des objectifs de ce mouvement. 80 Jonathan Malloy souligne ainsi en quoi ces instances font l’objet d’évaluations contradictoires, entre ces critiques issues du mouvement et leur appréciation en fonction des critères traditionnels de l’administration publique, qui conduit à dénoncer leur caractère « militant ». J. MALLOY. (1999). "What makes a state advocacy structure effective? Conflicts between bureaucratic and social movement criteria." Governance, vol.12, n.3, p. 267-288 ; J. MALLOY. (2003). Between

colliding worlds : the ambiguous existence of government agencies for aboriginal and women's policy, Toronto : University of Toronto

l’influence interne du mouvement des femmes sont les facteurs les plus souvent mis en avant pour expliquer la création d’instances étatiques dédiées à la promotion des droits et du statut des femmes81, à une époque par ailleurs marquée par des transformations sociales majeures dans la vie des femmes dans la plupart des pays occidentaux (salarisation et tertiarisation de l’activité féminine, hausse de l’activité des mères de jeunes enfants, baisse de la fécondité, montée du divorce et de l’union libre), transformations qui sont portées à la connaissance des décideurs politiques par le développement d’une expertise sur les femmes82.

Au-delà de l’identification de ces grands facteurs explicatifs, nous nous proposons de revenir de façon plus fine sur les circonstances exactes de création des premières instances : des organisations de femmes dans la société civile ont-elles directement fait pression pour obtenir une telle représentation des intérêts des femmes dans l’État ? Quel type de structure était demandé ? Ou bien s’agit-il d’une initiative gouvernementale, parlementaire, ou autre (experts, juristes, autres groupes organisés…) ? Quels débats ont marqué la conception de ces premières instances ? Il s’agira donc de chercher à expliquer, dans la mesure de ce que permet l’enquête historique, pourquoi le ministre français du Travail Gilbert Grandval décide, en septembre 1965, de créer au sein de son ministère un Comité d’étude et de liaison des problèmes du travail féminin ; et comment, huit ans plus tard, les députés québécois sont amenés à adopter une loi créant un Conseil du statut de la femme.

Outre son intérêt proprement historique, un tel travail explicatif nous semble utile pour deux raisons théoriques essentielles. L’étude des circonstances de création de nouvelles instances étatiques présente d’abord un intérêt certain du point de vue de la sociologie de l’État et des relations État-société. En effet, dans le prolongement d’une sociologie historique de l’État analysant le processus de construction étatique en interaction avec la société, il s’agit de saisir de façon fine comment l’État se transforme (ici, à travers la création de nouvelles institutions) à l’épreuve de son interaction avec des défenseurs de la cause des femmes dans la société, et notamment avec les mouvements sociaux. Réciproquement, le même événement, appréhendé du point de vue de son incidence sur ces derniers, permet de saisir comment ceux-ci contribuent à transformer la structure des opportunités politiques à laquelle ils font face, puisque la création de telles instances étatiques est susceptible de leur ouvrir de nouvelles opportunités de représentation au sein de l’État et d’influence sur les politiques publiques. Finalement, d’un point de vue comme de l’autre, la création d’une nouvelle instance offre une prise empirique privilégiée pour une appréciation de la porosité de la frontière État-société, du fait de la multiplicité des interactions et des éventuels passages d’acteurs d’une sphère à l’autre alors susceptibles de prendre place.

81 D. MC BRIDE STETSON et A.G. MAZUR. (dir.) (1995). Comparative state feminism, Thousand Oaks : Sage. p. 2-4. 82 Martine Lévy, analysant la genèse d’une politique d’égalité professionnelle en France, souligne très justement que « le travail des femmes ne devient réalité et objet légitime de politique qu'à partir du moment où sa mesure est entreprise ». M. LÉVY. (1988). Le féminisme d'État en France …, op. cit., p. 45.

Mais l’étude de la genèse des institutions nous intéresse aussi du fait de sa portée explicative potentielle pour la suite de leur histoire. En effet, les choix faits au moment de la création des premières instances peuvent avoir des effets déterminants du point de vue de la pérennisation des IEF. Selon le type de texte juridique créant l’instance (loi constitutive, décret, circulaire), l’affectation ou non d’une administration et d’un budget, l’IEF pourra être plus ou moins durablement consolidée, ou à l’inverse fragile et facilement menacée de suppression. En outre, la manière dont leur mission est initialement conçue, mais surtout les personnes qui investissent les premières instances créées, pourront avoir un effet durable sur l’orientation, les modalités d’action des IEF, ainsi que la teneur de la politique à l’égard des femmes. Cet effet de dépendance au sentier emprunté est possible, mais non nécessaire, et dans les cas où un tel phénomène est observé, il s’agira d’identifier les mécanismes qui l’entretiennent83.

Ce sont donc par ailleurs à ces éléments concrets que nous nous intéresserons, au-delà des premières instances créées, et toujours dans l’optique d’ouvrir la « boîte noire » du féminisme d’État : en quels termes la mission de ces instances est-elle précisément définie ? Quels moyens logistiques (bureaux, localisation), financiers (budget de fonctionnement, d’intervention), humains, leur sont-ils attribués ? De quels pouvoirs formels sont-elles dotées ? Outre ces éléments permettant d’évaluer leur capacité d’action84 « sur le papier », il s’agira de saisir ces instances « au concret », en caractérisant plus précisément les acteurs et leurs logiques d’action : par qui ces instances ont-elles été investies ? La cause des femmes a-t-elle été prise en charge, dans l’État, par des hommes ou par des femmes ? Les personnes travaillant dans les IEF ont-elles un profil politique ou administratif « classique », ou s’agit-il de personnes qui militaient déjà pour la cause des femmes dans d’autres sphères (mouvement des femmes, recherche sur les femmes), et qui sont venues travailler dans l’appareil gouvernemental à cette occasion ? Quelles sont les convictions de ces acteurs par rapport à la cause des femmes, indépendamment même de leur « origine » militante ou non ? Il s’agira donc de procéder, dans la mesure de ce que permettent les sources dont nous disposons85, à une sociographie de ces institutions, préalable essentiel à une véritable compréhension du sens de la défense de la cause des femmes dans l’État.

En effet, par opposition à une démarche d’évaluation des résultats de l’action des IEF en fonction de critères extérieurs, et notamment au regard des objectifs du mouvement des femmes, notre démarche vise à saisir, de façon compréhensive, le sens de la défense de la cause des femmes dans

83 P. PIERSON. (2004). Politics in time : history, institutions, and social analysis, Princeton, N.J. : Princeton University Press. 84 Sur la notion de « capacité de l’État », voir T. SKOCPOL et E. AMENTA. (1986). "States and social policies." Annual

Review of Sociology, vol.12, p. 131-157 ; T. SKOCPOL et K. FINEGOLD. (1982). "State Capacity and Economic

Intervention in the Early New Deal." Political Science Quarterly, vol.97, n.2, p. 255-278.

85 Il s’agit donc de s’efforcer de tenir ensemble, dans l’analyse historique, l’étude des institutions et la sociologie des pratiques, démarches dont Pascale Laborier souligne qu’elles sont souvent disjointes dans l’analyse de l’action publique. P. LABORIER. (2003). "Historicité et sociologie de l'action publique." p. 419-462 in Historicités de l'action publique, sous la direction de P. LABORIER et D. TROM. Paris : Presses Universitaires de France. p. 435.

l’État86. Il s’agit donc de saisir ce qui « anime87 » ces acteurs étatiques, le sens qu’ils assignent à leurs interventions à l’égard des femmes. Ainsi que précédemment indiqué, cette interrogation quant au sens de la défense de la cause des femmes dans l’État comprend deux volets : il s’agit d’une part d’analyser en quoi consiste le fait de « défendre » la cause des femmes à l’intérieur de l’appareil d’État, et d’autre part de préciser comment cette cause est définie. Ces deux éléments nous permettront, indissociablement, de caractériser la politique à l’égard des femmes ainsi constituée par les interventions de ces acteurs, tant dans ses modalités que dans ses finalités. Pour autant, cette politique ne saurait être saisie isolément ; elle doit être mise en relation avec un contexte dans lequel les politiques publiques ont déjà un genre.

III. De l’effet à l’intention : genre des politiques et politiques

du genre

Parmi les travaux analysant le genre et les politiques publiques, plusieurs auteures défendent la nécessité d’appréhender la « politique d’égalité des sexes88 », voire la « politique féministe89 », comme une politique publique distincte. Ainsi, Amy Mazur identifie la « politique féministe » comme « un secteur distinct de politique publique90 », comprenant huit sous-secteurs : les orientations d’ensemble d’une politique d’égalité (blueprint policy), la représentation politique, l’égalité professionnelle, la conciliation travail-famille, le droit de la famille, les droits reproductifs, la sexualité et la violence, et la fourniture de services publics91.

Mais est-il bien légitime de parler de « politique à l’égard des femmes » (terme que nous préférerons, pour les raisons précédemment évoquées) ? Peut-on si aisément identifier une politique spécifique là où toutes les politiques publiques, en raison du caractère transversal du genre, peuvent être analysées du point de vue de leurs implicites de genre et de leur impact différencié sur les hommes et les femmes ? Peut-on parler d’une politique publique lorsque les instances étatiques qui en ont la charge sont dotées de faibles pouvoirs formels, et de ressources, au mieux, limitées ? A partir de constats similaires, Pierre Lascoumes, étudiant les politiques de l’environnement, estime qu’ « il n’est pas possible de parler au singulier de « politique d’environnement » comme on parle de politique

86 M. WEBER. (1997 [1971]). Economie et société. t.1. Les catégories de la sociologie, Paris : Plon.

87 Selon l’expression très juste de Malinowski : « Analyser les institutions, les coutumes et les codes ou se pencher sur le comportement et la mentalité, sans le désir subjectif de prendre conscience de ce qui anime les gens, de saisir la raison profonde de leur joie de vivre - c'est, à mon avis, passer à côté de la récompense suprême que l'on peut espérer retirer de l'étude de l'homme ». B. MALINOWSKI. (1989 [1922]). Les argonautes du Pacifique occidental, Paris : Gallimard/Tel. p. 82. 88 Frances Gardiner souligne ainsi « la nécessité d’une évaluation globale de la politique d’égalité en tant que domaine important, sujet à évaluation en tant que tel, comme n’importe quel autre domaine de politique publique ». F. GARDINER. (dir.) (1997). Sex equality policy in western Europe, London : Routledge. p. 1. (trad. pers.).

89 A.G. MAZUR. (2002). Theorizing feminist policy, Oxford : Oxford University Press. 90 Ibid. p. 2.

culturelle ou de l’emploi », dans la mesure où ces politiques ne sont pas des politiques sectorielles autonomes, mais plutôt « des dimensions internes à d’autres politiques sectorielles92 ».

Concernant les politiques publiques dans leur relation au genre, il nous semble toutefois possible d’identifier analytiquement une « politique à l’égard des femmes », définie à partir de son intention affichée et première de promotion du statut et des droits des femmes, portée par des instances spécifiques qui définissent à cette fin des programmes d’action. Bien que notre étude soit centrée sur cette politique, elle ne peut ignorer le fait que cette dernière se définit dans un monde où les politiques ont déjà un genre93. Cette tension entre spécificité de la politique à l’égard des femmes et caractère transversal du genre dans les politiques publiques fait du genre un objet particulièrement heuristique pour l’analyse de l’action publique, notamment dans la perspective de la sociologie conflictualiste de l’État et des relations État-société présentée au point I. La réalisation de cette virtualité suppose toutefois de distinguer clairement la politique à l’égard des femmes, ainsi définie à partir de son intention, et les implicites et/ou effets en termes de genre de politiques visant d’autres objectifs. C’est en vue de présenter cette distinction entre politiques du genre et genre des politiques que nous reviendrons dans un premier temps sur la distinction entre intentions, implicites et effets dans l’analyse des politiques publiques, puis sur notre définition du genre.

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