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Féminisme et familialisme : une caractérisation idéaltypique

France et au Québec

B. Féminisme et familialisme : une caractérisation idéaltypique

La démarche de caractérisation du féminisme et du familialisme que nous entreprenons ici comporte un risque non négligeable d’ethnocentrisme, risque contre lequel nous nous sommes efforcées de nous prémunir en ayant recours à des travaux historiques et comparatifs, qui mettent en lumière la diversité interne de ces deux visions du monde. Se pose alors la question de la manière de gérer cette diversité au regard de notre objectif d’appréhension relationnelle du féminisme et du familialisme,

13 Voir E. GROSSMAN et S. SAURUGGER. (2006). Les groupes d'intérêt. Action collective et stratégies de représentation, Paris : Armand Colin, P.A. SABATIER et H.C. JENKINS-SMITH. (1993). Policy change and learning : an advocacy coalition approach, Boulder : Westview Press.

14 Les travaux sur l’action collective ont montré plus généralement que les structures locales et quotidiennes (grassroots

settings) peuvent jouer un rôle clé dans la facilitation et la structuration de l’action collective. Voir par exemple les travaux

de Doug McAdam sur le rôle des églises et des universités dans le développement du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis : D. MCADAM. (1982). Political process and the development of Black insurgency, 1930- 1970, Chicago : University of Chicago Press.

15 Le recours au nombre constitue en effet un des trois grands répertoires d’action des groupes d’intérêt selon Michel Offerlé, conjointement avec le recours à la science et le recours à la morale. M. OFFERLÉ. (1998). Sociologie des groupes

qui nous invite à en dégager des traits distinctifs, plutôt que d’en dresser une typologie des variantes possibles. Simultanément, la prise en compte de la diversité interne au féminisme et au familialisme peut nous aider à saisir les points de jonction possibles entre eux. En réponse à cette double exigence, plutôt que d’identifier le noyau dur de chacune de ces deux visions du monde (démarche dont nous verrons qu’elle peut par ailleurs être utile), nous nous proposons de raisonner de façon idéaltypique16, en identifiant des composantes idéaltypiques du féminisme et du familialisme, dont les valeurs effectivement portées par des acteurs sociaux dans un contexte donné constituent des combinaisons diverses – y compris des combinaisons excluant certaines de ces composantes. Cette démarche permet d’éviter de dresser une frontière nette entre acteurs féministes et non féministes, familialistes et non familialistes, mais d’identifier des composantes féministes ou familialistes de certains discours ou actions.

C’est pour ce qui concerne le féminisme que la réflexion sur le périmètre du concept a été la plus poussée, faisant écho à un débat interne au mouvement des femmes quant à la définition de ses frontières légitimes. Un débat important oppose notamment partisans d’un usage du seul terme « féminisme17 » pour désigner tous les mouvements défendant la cause des femmes, et partisans d’une distinction entre « mouvement des femmes » et « mouvements féministes18 ». Le développement de recherches comparatives sur les mouvements de femmes a par ailleurs favorisé l’élaboration de définitions supportant leur mise à l’épreuve de différents contextes nationaux19. Du point de vue des valeurs défendues, ont ainsi été identifiées comme caractéristiques du mouvement des femmes la lutte contre la subordination ou l’inégalité de genre20, la volonté de « changer la position des femmes dans la société21 », « l’amélioration de la condition des femmes22 ». Les

16 Nous nous référons ici à la définition de l’idéaltype chez Max Weber : « On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un tel tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie ». M. WEBER. (1992 [1904]). Essais

sur la théorie de la science, Paris : Plon - Agora Pocket. p. 172-173. (les italiques sont de l’auteur)

17 Voir par exemple J. MANSBRIDGE. (1995). "What is the feminist movement?" p. 27-33 in Feminist organizations :

harvest of the new women's movement, sous la direction de M.M. FERREE et P.Y. MARTIN. Philadelphia : Temple University

Press.

18 Si nous faisons ici référence aux mouvements, c’est parce que c’est dans le cadre des travaux portant sur eux que ces distinctions ont été opérées. Par exemple, Francine Descarries et Shirley Roy distinguent le mouvement des femmes défini comme « le vaste ensemble de discours et de pratiques qui questionne et dénonce les conditions discriminatoires subies par les femmes et qui préconise des modalités de transformation de ces conditions » du féminisme désignant « l’ensemble plus restreint de discours et de pratiques qui donne priorité à la lutte des femmes et qui pose comme finalité l’abolition, du moins la transformation en profondeur, de l’ordre patriarcal ». F. DESCARRIES et S. ROY. (1988). Le

mouvement des femmes et ses courants de pensée : essai de typologie. ICREF, Ottawa. p. 2.. De façon similaire, Diane Lamoureux

distingue mouvements féminins et féminisme. D. LAMOUREUX. (1986). Fragments et collages, Montréal : Remue-Ménage, D. LAMOUREUX. (1991). Entre le féminin et le féminisme, Québec : Laboratoire d'études politiques et administratives Département de science politique Faculté des sciences sociales Université Laval.

19 K. BECKWITH. (2000). "Beyond compare? Women's movements in comparative perspective." European journal of

political research, vol.37, n.4, p. 431-468, D. MC BRIDE STETSON et A.G. MAZUR. (2003). Reconceptualizing the women's movement…, art. cité.

20 A. BASU. (dir.) (2001). The Challenge of Local Feminisms : Women's Movements in Global Perspective, Boulder : Westview Press.

21 A. BULL, H. DIAMOND et R. MARSH. (dir.) (2001). Feminisms and Women's Movements in Contemporary Europe, New York : Palgrave.

mouvements féministes sont définis de façon plus restreinte par Karen Beckwith comme des mouvements impliquant « des éléments substantiels de remise en question du patriarcat, d’affirmation des droits des femmes à l’égalité et à la justice, et de critique de la subordination genrée des femmes aux hommes23 ». Des distinctions importantes ont par ailleurs été faites, selon pour chaque époque étudiée, entre différents courants féministes : pour la « première vague », féminisme modéré/radical24 ; pour la « deuxième vague » (à partir des années 1970), féminisme réformateur (moral reform)/libéral/socialiste25, féminisme égalitaire/de la différence/de la problématisation politique26, féminisme égalitaire/radical/de la fémellité27, féminisme révolutionnaire/égalitaire/syndicaliste28.

Sur la base de l’ensemble de ces travaux historiques et sociologiques29, nous proposons la définition suivante du féminisme en tant qu’idéaltype, comme vision du monde réunissant les composantes suivantes : mise en avant d’une identité collective des femmes, remise en question de la hiérarchie sexuée et de la subordination des femmes, remise en question de la division sexuelle du travail et de l’assignation des femmes à la sphère privée, défense de l’individualisation des femmes, défense de l’égalité entre hommes et femmes. Ces objectifs ne sont pas toujours promus simultanément (par exemple, la remise en question de la division sexuelle du travail est minoritaire dans le mouvement des femmes de la « première vague »), et peuvent être perçus comme partiellement contradictoires par les actrices concernées : ainsi le féminisme français a longtemps été marqué par la perception d’une tension entre valorisation d’une identité collective des femmes et aspiration à l’égalité30. Il s’agit bien ici de traits idéaltypiques, dont on trouve dans la réalité des combinaisons variées.

La définition du familialisme a fait l’objet de beaucoup moins de débats théoriques que celle du féminisme, et on ne retrouve pas dans les travaux sur le familialisme de distinction entre mouvement familial et mouvement familialiste, par opposition aux débats entourant la distinction entre mouvement des femmes et mouvement féministe. Rémi Lenoir, pionnier des travaux sur le

22 M. MOLYNEUX. (1998). "Analyzing women's movements." Development and change, vol.29, p. 219-245.

23 « substantive elements involving challenges to patriarchy, assertions of women’s rights to equality and justice, and critiques of gender based subordination of women to men », K. BECKWITH. (2000). "Beyond compare? Women's movements in comparative perspective." European journal of political research, vol.37, n.4, p. 431-468.

24 L. KLEJMAN et F. ROCHEFORT. (1989). L'égalité en marche : le féminisme sous la Troisième République, Paris : Presses de la FNSP : Des Femmes.

25 M.M. FERREE et B.B. HESS. (2000). Controversy and coalition : the new feminist movement across four decades of change, New York : Routledge. p. 34-36.

26 D. LAMOUREUX. (1986). Fragments et collages, Montréal : Remue-Ménage. p. 41-50.

27 F. DESCARRIES et S. ROY. (1988). Le mouvement des femmes et ses courants de pensée : essai de typologie. ICREF, Ottawa. p. 5.

28 J. JENSON. (1989). "Le féminisme en France depuis mai 1968." XXème siècle, n.24, p. 55-67.

29 Pour un aperçu de l’ensemble des travaux historiques et sociologiques sur le mouvement des femmes et le féminisme, voir la bibliographie compilée par le « Groupe de recherche sur les féminismes » : http ://www.melissa.ens-cachan.fr/rubrique.php3?id_rubrique=266

familialisme en France31, établit dans sa Généalogie de la morale familiale une distinction entre familialisme d’État et familialisme d’Église, mais ne donne pas de définition précise du familialisme en général, en dehors de l’identification du ciment commun aux deux familialismes que constitue la « défense de la famille32 ». Il énumère par ailleurs les éléments qui constituent « les topoï de la morale familiale […] : responsabilité parentale, éducation des enfants, rôle du père, union hétérosexuelle, stabilité des relations conjugales33 ». Le familialisme est ainsi identifié à une morale familiale conservatrice, ce qui correspond bien à ce à quoi le familialisme est couramment associé dans les représentations en France, et à une empreinte traditionaliste (d’origine catholique) qui a durablement marqué, comme nous le verrons, le mouvement familial. Cependant ce conservatisme n’est pas toujours présent chez des groupes qui se revendiquent de la défense de valeurs familiales, dont certains adoptent des positions plus progressistes. Le conservatisme moral constitue donc une composante fréquente, mais non nécessaire, du familialisme. Les travaux sur le familialisme insistent par ailleurs sur la conception de l’organisation sociale qui sous-tend cette idéologie. Ainsi, Jacques Commaille caractérise le familialisme comme un « modèle de relation privé-social », qui engage donc non seulement la sphère privée, mais un rapport au social : dans le modèle familialiste, l’individu s’adresse et participe au social à partir de l’institution familiale34. De façon similaire, Rémi Lenoir caractérise le familialisme non seulement comme une morale concernant la famille, mais aussi comme un « point de vue sur le monde35 ». Cette dernière idée se retrouve chez Jérôme Minonzio et Jean-Philippe Vallat, qui définissent le familialisme comme une « idéologie qui fait de la famille l’élément constitutif irréductible de la société, la « cellule de base de l’organisation sociale36 » ». Le familialisme, au-delà de ses objectifs en matière strictement familiale, est donc porteur d’une certaine vision de la société. Il est par là même révélateur de la prégnance plus générale que peut avoir l’imaginaire familial sur les représentations politiques et la pensée de l’ordre politique et social37.

Ces réflexions nous amènent à identifier la définition idéaltypique suivante du familialisme, comme vision du monde intégrant selon des combinaisons variables les composantes suivantes : défense de la famille comme valeur et comme institution, insistance sur la responsabilité parentale et l’éducation des enfants, conception de la famille comme élément de base du social, défense de la division sexuelle du travail, de l’autorité maritale et parentale et de la stabilité des unions.

31 R. LENOIR. (1985). "L'effondrement des bases sociales du familialisme." Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n.57-58, p. 69-88, R. LENOIR. (1985). "Transformations du familialisme et reconversions morales." Actes de la Recherche en

Sciences Sociales, n.59, p. 3-47, R. LENOIR. (2003). Généalogie de la morale familiale, op. cit.

32 Ibid. p. 84. 33 Ibid. p. 16.

34 J. COMMAILLE. (1996). Misères de la famille, question d'État, Paris : Presses de la FNSP. p. 13. 35 R. LENOIR. (2003). Généalogie de la morale familiale, op. cit., p. 17.

36 J. MINONZIO et J.-P. VALLAT. (2006). "L'Union nationale des associations familiales (UNAF) et les politiques familiales. Crises et transformation de la représentation des intérêts familiaux en France." Revue française de science politique, vol.56, n.2, p. 206.

37 J. COMMAILLE et C. MARTIN. (1998). Les enjeux politiques de la famille, Paris : Bayard, A. VERJUS. (2002). Le cens de

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