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Le Social Business

Les stratégies en direction de la base de la pyramide

2.2.3. Le Social Business

Muhammad Yunus n’est pas seulement le fondateur de la première banque de microcrédit, il est également le père d’un nouveau modèle économique d’entreprise social appelé « Social

business ». Ce concept d’économie sociale se distingue néanmoins des initiatives

commerciales menées par des entreprises en direction du bas de la pyramide. Bien qu’il s’adresse aux mêmes populations pauvres et qu’il poursuit le même objectif de réduire et lutter contre la pauvreté, le « Social business » est un mouvement plus vaste global qui repose sur le développement entrepreneurial afin de favoriser l’empowerment143 des populations

pauvres. Ces entreprises sociales sont donc à la fois proches et éloignées de l’économie sociale et solidaire ou des systèmes coopératifs avec lesquels il partage cette vision communautaire et participative.

Conception du Social Business

Le social business est né du constat que les populations pauvres se retrouvaient maintenues dans un état de pauvreté endémique du fait qu’elles étaient généralement amenées à payer un prix supérieur pour accéder à des biens et services essentiels comme l’accès aux soins ou à l’eau, etc. Muhammad Yunus fit en effet ce constat suite à une famine qui frappa le Bangladesh et l’amena à s’intéresser aux conditions de vie des populations pauvres. Il découvrir alors comment une femme pouvait être réduit en esclavage après avoir contracté un emprunt auprès d’usurier, avec un taux de 10 % par semaine, pour produire des tabourets. Pour bénéficier de ce prêt, elle fût obligée d’accepter de leur vendre sa production à un prix fixé à l’avance ce qui eu pour conséquence de l’asservir. Marqué par cette expérience et après avoir racheté sa dette, Muhammad Yunus comprit comment aider les populations pauvres à rompre cet état de pauvreté endémique et sortir de cette situation. Malgré le refus des banques de prêter directement aux pauvres en raison de leur insolvabilité, Muhammad Yunus décida de se porter caution et d’accorder des micro-financements à ces personnes exclues du système bancaire. C’est ainsi qu’est née la Grameen bank. Elle offre des microcrédits destinés à améliorer la situation matérielle et les conditions de vie de leurs bénéficiaires. Ces micro-emprunteurs se révèlent, qui plus est, avoir la particularité de présenter un taux de défaut extrêmement bas au vu de leur profil de risque et de leur insolvabilité. Les femmes sont bénéficiaires des crédits à plus de 96 %144. Car selon Yunus (2011), les femmes n’emploient pas cet argent pour leur propre intérêt, mais pour créer de modestes activités ou relancer une entreprise existante afin gagner dignement leur vie. Le modèle de micro-financement favorise également les initiatives communautaires. En effet, en prêtant à une communauté et non à un individu en particulier, la banque se prémunit contre le risque de défaut qui est alors supporté par l’ensemble de la communauté. De plus, ce système dont le succès du projet repose sur la communauté favorise l’entraide et le lien social intracommunautaire. Ce principe de solidarité communautaire se retrouve également dans le modèle d’économie bouddhiste. Enfin, le modèle de la « Grameen bank »145 n’est pas uniquement destiné aux zones rurales et aux pays pauvres et a également été mis en œuvre dans des pays développés comme aux États-Unis146.

144 En octobre 2011, http://www.grameen-info.org

145 Signifie littérallement « Banque des villages ».

Ainsi, la « Grameen America », lancée en 2008, accorde de petits prêts sans garantie à des femmes d’un montant moyen de 1.500 dollars sur les mêmes principes. En octobre 2011, la Grameen bank a accordé depuis sa création plus de 11,35 milliards de dollars de prêts à près de 8,35 millions de personnes avec un taux de recouvrement de 96,67 %. Elle emploie 22.124 personnes, dispose de 2.565 succursales et travaille avec 81.379 villages.

De cette expérience, Muhammad Yunus (2009)a formalisé le concept de « Social business ». Les entreprises sociales servent donc un objectif social avant de servir un objectif économique ou financier. Il distingue néanmoins deux types de social business (Yunus, 2009). Le type I est une entreprise qui propose des produits ou services en direction des populations pauvres avec un objectif social, environnement ou éthique. Elle s’approche en cela des initiatives BoP. Le type II est une entreprise détenue par des personnes pauvres dont les bénéfices permettent à ces personnes de gagner leur vie et d’améliorer leurs conditions de vie. Le social business est donc un modèle d’entreprise destiné à lutter contre la pauvreté et à aider les populations pauvres à créer leurs propres emplois. Elles contribuent à stimuler l’initiative entrepreneuriale pour permettre aux populations pauvres de générer une activité économique qui leur permettra de subvenir à leurs besoins. Le social business et les initiatives BoP partagent la même idée selon laquelle il existe des opportunités de croissance et de développement économique dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. En effet, selon ces deux approches, les populations les plus pauvres ont néanmoins des besoins et constituent de fait un marché comme un autre, malgré leur singularité. Cependant, social business et initiatives BoP se distinguent dans leur manière d’y répondre. La première développe une approche endogène tandis que l’autre agit de manière exogène. En effet, le social business s’appui sur des initiatives entrepreneuriales émanant des populations pauvres pour renforcer leur capacité d’autonomisation, tandis que les initiatives BoP adaptent leurs modèles, produits ou services aux populations pauvres pour les transposer sur les différents marchés BoP. Malgré cette distinction, pour Muhammad Yunus le social business se constitue des activités rentables au service du développement de groupes sociaux et dont les bénéfices sont systématiquement réinvestis au bénéfice de ces populations. Le social business se différencie ainsi de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) dont la finalité reste la maximisation du profit pour l’actionnaire. Enfin, contrairement au mouvement coopératif qui est également détenu par ses membres, le social business poursuit un objectif social avec le renforcement des capacités d’autonomisation des populations pauvres.

Pour Muhammad Yunus, les entreprises de social business offrent donc un modèle de développement alternatif au système économique actuel basé uniquement sur la recherche de

profits. Le social business permet à l’entreprise et au capitalisme de renouveler en remettant l’individu au centre des préoccupations économiques et sociales. Il s’approche ainsi des principes éthiques de l’économie bouddhiste. Mais contrairement à ce dernier qui cherche à développer un système économique holistique en introduisant des principes éthiques, le social

business s’appui sur l’initiative individuelle et l’entrepreneuriat. Si le social business, comme

dans l’économie bouddhiste, accorde un rôle central aux démarches participatives et aux communautés, celui-ci ne repose pas sur un modèle de décroissance économique. Enfin, les convergences existantes entre économie bouddhiste et social business s’expliquent certainement par la proximité culturelle et philosophie qui peuvent exister entre le Bangladesh et l’Inde. Ainsi, les principes éthiques et philosophiques du bouddhisme ont certainement imprégné la pensée de Muhammad Yunus contribuant à façonner le concept du social

business.

Les entreprises de social business font ainsi partie de l’économie sociale et solidaire, de par leurs volontés de concilier activité économique et utilité sociale. Leurs champs d’action sont multiples et se déclinent dans de nombreux secteurs d’activités comme nous allons le voir.

Le social business

La multitude des besoins des populations pauvres non satisfaits a amené Muhammad Yunus à explorer d’autres domaines que la micro-finance. En effet, l’engagement de Muhammad Yunus dans la lutte contre la pauvreté est initialement né de son désir d’endiguer la famine de 1974 qui frappa le Bangladesh. Ainsi, au-delà de l’accès au financement, la vocation du social

business est de répondre à des enjeux sociaux qui permettront aux populations les plus

fragiles de renforcer leurs capacités d’autonomisation. De ce fait, les entreprises sociales interviennent dans de multiples secteurs pour répondre entre autres à des problèmes de santé, d’hygiène ou de nutrition.

Avec près de 870 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde en 2012, principalement en Afrique (23 %) et en Asie (14 %) (FAO, 2010)147, la lutte contre la faim figure parmi les objectifs du millénaire pour le développement. En 2005, la Grameen Bank et la société française de produit laitier Danone se sont associées dans la lutte contre la

147 Food and Agriculture Organisation of the United Nations - http://www.fao.org/docrep/013/i1683e/i1683e02.pdf

malnutrition infantile au Bangladesh avec la création de la Grameen Danone Food. L’objectif de cette co-entreprise est de fournir des yaourts abordables, vendu 7 takas (7 centimes d’euro), enrichis en nutriments pour répondre aux carences alimentaires des populations locales. Le Shokti+, enrichi en zinc, fer, iode et vitamine A, répond ainsi aux besoins nutritionnels journaliers d’un individu et complète les apports en calcium et protéines naturellement présents dans le lait. Mais au-delà de l’adaptation du produit aux spécificités des populations pauvres, l’ensemble de ce projet a été conçu pour avoir un impact social fort en participant au renforcement des capacités d’autonomisation des populations locales. L’usine de production de Bogra, dans le nord du Bangladesh, a ainsi été conçue de petite taille, faiblement automatisée afin de créer le plus d’emplois possible. Elle se fournit également auprès de petits producteurs laitiers de la région soutenus par la Grameen Bank, leur offrant des débouchés. La Grameen Danone Food a aussi dû trouver une solution à l’absence de chaine du froid. Le département de recherche et de développement de Danone a ainsi trouvé une bactérie pour stabiliser le lait depuis sa production jusqu’à sa transformation. La Grameen a, quant à elle, prit en charge la distribution qui fut confiée au «

Grameen-ladies », un réseau de femmes soutenu par la Grameen Bank. Ce projet a ainsi contribué à

l’empowerment de ces populations.

Au travers de cette expérience, Danone a développé d’autres projets de social business regroupés au sein de la Danone Communites. Parmi ceux-ci, on peut citer « La Laiterie du Berger » créée par un jeune vétérinaire sénégalais. Comme au Bangladesh, le lait est collecté auprès de petits producteurs avant d’être acheminé vers une usine locale de production de yaourts, Dolima (« Donne m’en plus »), et de crème fraîche. Dans ce projet, Danone a apporté un soutien financier et son expérience acquise avec la Grameen Danone Foods dans la collecte du lait. Si ce projet était initialement destiné à permettre au Sénégal de relocaliser sa production laitière, dont 90 % de la consommation de lait est importée, La laiterie du Berger a également contribué à améliorer les conditions de vie des petits producteurs locaux. L’engagement social du groupe Danone ne s’est pas limité aux seuls produits laitiers. En effet, Danone Communities s’est également attaqué au problème de l’accès à l’eau avec les projets « 1001 fontaines » au Cambodge et « Naandi » en Inde. Enfin, en décembre 2007 le groupe Danone a lancé avec le groupe Crédit Agricole une SICAV danone.communities pour lever des fonds en vue de soutenir les projets de la Danone Communities. Si le retour sur investissement de ces projets est difficilement évaluable en terme de ventes, ils ont néanmoins permis à l’entreprise de pénétrer de nouveaux marchés fortement porteurs à moyen et long

terme. De plus, au-delà de son impact social, ces initiatives ont permis au groupe d’explorer et d’inventer de nouveaux modèles économiques, selon son PDG,148 et de se réinventer dans la droite lignée de la théorie Schumpétérienne.

Au-delà d’initiatives dans le domaine alimentaire, Grameen Fisheries and Livestock

Foundation, la Grameen Bank a aussi lancé en 1993 un programme de santé destiné à fournir

des soins médicaux abordables et de bonne qualité. La « Grameen Kaylan » (Grameen Santé) qui gère 54 dispensaires (Grameen Clinics) (Yunus, 2011) offre ainsi un accès aux soins pour environ 2 dollars par an et un système d’assurance maladie au travers de la Grameen

Healthcare. Malgré son bénéfice social important, ces social-business contribuent

modérément à l’amélioration de l’indice d’accès aux soins (« access to medecine index »), dont les critères149 participent surtout à créer un environnement favorable au développement des groupes pharmaceutiques. En matière d’accès aux soins, nous pouvons également citer l’exemple de la fondation Health Store qui a créé un système de cliniques franchisées, les

CFWshops (Child and Family Wellness shops) qui fournissent des traitements médicaux pour

0,5 dollar par traitement. Ce nouveau modèle a permis à la fondation de ne plus être tributaire de donations, lui permettant de pérenniser son action. Enfin, ces cliniques ont également contribué à améliorer les conditions de vie de populations locales au-delà de l’accès aux soins. En effet, il a été estimé au Kenya que chaque infirmière détentrice d’une licence CFWShop gagne en moyenne entre 1.000 et 1.400 dollars par an contre un salaire moyen de 754 dollars par annuel pour une infirmière (Hammond, Kramer et ali., 2007). La Grameen Bank s’est également diversifiée dans d’autres domaines tels que les télécoms ou l’énergie. La « Grameen Shakti » (Grameen Energie) est ainsi devenue l’un des plus importants fournisseurs mondiaux de produits fonctionnant à l’énergie solaire et vend près de 14.000 systèmes domestiques d’énergie solaire par mois aux villageois du Bangladesh. À la fin de l’année 2010, elle avait installé un demi-million de ces systèmes dans les villages, ainsi qu’un demi-million d’appareils de cuisson et 50.000 systèmes de production de biogaz (Yunus,

148

"I am utterly convinced that our future depends on our ability to explore and invent new businesses and new

types of enterprise" – Communiqué de presse, 7 novembre 2006 -

http://media.corporate-ir.net/media_files/irol/95/95168/press/11-07-2006.pdf

149 General access to medicine management: Public policy and market influence; Research and development; Equitable, pricing, manufacturing and distribution; Patents and licensing; Capability advancement in product development and distribution; Product donations and philanthropic activities.

2011). Dans le domaine des télécoms, la Grameen Telecom et la Grameen Phone ont également contribué à l’empowerment des populations du Bangladesh en générant d’importants bénéfices économiques et sociaux. Ainsi, la Grameen Phone, lancée en 1996, est devenue la plus grande entreprise privée du Bangladesh avec 25 millions d’abonnés. En plus de contribuer au développement du réseau de télécommunications, cette entreprise de téléphonie mobile, contribue à la création d’emplois indirects avec les « dames téléphone ». Toujours sur le même principe, la Grameen Bank accorde des prêts à des femmes pauvres afin de leur permettre d’acheter un téléphone portable et de vendre du temps de communication à ceux qui ne disposent pas de leur propre appareil. Ce système a ainsi permis la création de plus de 400.000 emplois et de fournir un revenu à ces femmes.

Enfin, parmi les initiatives de social business dans le domaine des biens de consommation, on citer l’exemple d’Essilor qui pour vendre ses verres correctifs auprès du bas de la pyramide a dû créer un social-business en partenariat avec les hôpitaux Aravind Eye Care System, spécialisés dans les soins ophtalmiques. Pour lutter contre la cataracte en Inde, pays qui compte le plus grand nombre d’adultes atteint de ce fléau, l’Aravind Eye Care System a mis en place un système de caravane pour dépister des problèmes de cataractes et d’autres problèmes oculaires. Ainsi, après avoir découvert la présence d’un marché de la location de lunettes à 1 roupie, Essilor a à son tour créé une caravane qui suit celle d’Aravind pour distribuer ses verres correctifs. Pour être abordable, Essilor a également dû faire produire ses lunettes localement pour 2,5 euros auxquelles il faut ensuite ajouter 2,5 euros de verres et de montage (De Reboul et Verger-Lisicki, 2008). Afin d’éviter de renchérir les prix et ne plus être accessible pour le bas de la pyramide, Essilor s’appuie en plus du réseau d’Aravind sur les maires pour communiquer et prospecter de nouveaux clients. Ainsi, lorsque la caravane passe, 100 à 150 clients peuvent être servis. Ces volumes permettent alors de générer les économies d’échelle nécessaire à rendre cette activité rentable et d’assurer sa pérennité. Néanmoins, malgré son impact social important, ce social business qui s’appuie sur un partenaire local unique au monde n’est pas par conséquent transposable dans d’autres pays.

Les social business ne se contentent pas de répondre uniquement à des besoins essentiels à l’image de la Grameen Bank qui est intervenue dans de multiples domaines tels que l’alimentation, la santé ou les télécoms. Elles se distinguent des initiatives BoP par leurs

démarches « bottom-up »150. En effet, émergeant de la base, ces initiatives sont portées par les populations locales elles-mêmes et sont fortement génératrices d’emplois pour ces populations même. Social business et initiatives BoP concourent tous deux au renforcement des capacités d’autonomisation des populations. Mais contrairement à ces dernières qui émergent de la volonté des entreprises de vendre leurs produits et services aux populations pauvres et de pénétrer le bas la pyramide (« Top-down »151), les bénéfices des social business sont quant à eux entièrement réinvestis dans l’entreprise (Yunus, 2011) ou servent de revenus pour ces populations. Les bénéfices circulent ainsi en circuit fermé auto-entretenant cette dynamique de développement économique et social. Les social business naissent ainsi d’une dynamique entrepreneuriale, génèrent de nouveaux modèles économiques participatifs à l’image de l’économie bouddhiste permettant à l’entreprise de se réinventer et d’innover pour mieux se développer dans la lignée de la théorie de destruction créatrice Schumpétérienne.