• Aucun résultat trouvé

Les modèles d’économie de fonctionnalité

Promue en France par Nicolas Hulot dans son pacte écologique lors des élections présidentielles de 2007 et reprise aujourd’hui dans le Grenelle de l’environnement, l’économie de fonctionnalité n’est pas un concept nouveau (Stahel et Giarini, 1989) et a déjà été mise en œuvre par de grandes entreprises. Parmi les exemples d’entreprises investies dans ce domaine, on retrouve notamment Michelin, Xerox, Dupont, Dow Chemical et Electrolux. Le producteur de pneu Michelin a développé avec son offre « Michelin Fleet Solutions » (MFS) un service de gestion des pneumatiques pour les entreprises de transport. Ce service d’optimisation de l’état des pneumatiques a permis au groupe d’élargir son champ d’activités en passant de la vente de pneumatiques à la vente de kilomètre. Elle équipait 50 % des grandes flottes européennes de poids lourds en 2005, soit 8 % du marché total (Buclet, 2005). Pour mettre en avant cette diversification, le groupe s’est appuyé sur des arguments économiques, mais également environnementaux. En effet, à partir d’une analyse du cycle de vie des pneumatiques, Michelin a constaté que 93,5 % de l’impact environnemental d’un pneu est lié à sa phase d’utilisation contre seulement 4,5 % lors de sa phase de production. Ainsi,

163 Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL), autorité française en charge de la protection de la vie privée et de l’identité des individus.

pour réduire l’impact environnemental de ses pneumatiques, Michelin a développé des technologies qui permettent de réduire la résistance au roulement de ses pneumatiques afin de permettre une baisse de la consommation de carburant. La gamme « Energy » développée par le groupe peut ainsi générer un gain de consommation de carburant de l’ordre de 6 %. Le groupe a également développé la gamme « X-one » qui permet de monter un seul pneu sur un essieu quand celui-ci en nécessite habituellement deux. La réduction de poids qu’elle génère permettrait selon Michelin une baisse de 5 % des consommations de carburant. En plus de ces innovations, Michelin propose dans son offre MFS une maintenance de ses pneus. Elle consiste en une vérification des pressions des pneumatiques et un rechapage permettant de multiplier par 2,5 leur durée de vie. Cet entretien accroît aussi la fiabilité des pneumatiques et la sécurité des personnes et du matériel. Elle améliore donc la mobilité du matériel en limitant son immobilisation pour des raisons de défauts de maintenance. L’intérêt de cette solution est qu’elle permet une baisse des coûts organisationnels liés à la gestion des pneumatiques pour l’entreprise ayant externalisé la maintenance de ses pneumatiques. Dans son offre MFS, Michelin propose également d’allonger la durée de vie de ses pneumatiques en proposant un rechapage des pneus usés. Cette solution qui consiste à recouvrir le pneu d’une nouvelle couche de gomme et d’y recreuser les sillons génèrerait une économie de 36 % par rapport à un remplacement. L’offre de service MFS de Michelin a permis au groupe de se diversifier sur toute la chaîne de valeur du pneumatique et de ne plus se contenter de vendre des pneus. De plus, cette offre de service permet au fabricant de placer ses pneumatiques et de conserver sa base de client face à une concurrence de plus en plus intense de la part d’entreprises de pneumatiques américaines et asiatiques.

En matière d’économie de fonctionnalité, Xerox figure aussi comme l’une des entreprises les plus avancées dans la mise en œuvre d’un modèle d’économie de fonctionnalité. Cette société de photocopieur et d’impression de bureautique a ainsi mis en place une stratégie de gestion intégrée de ses produits, combinée à une offre de service. Elle propose donc parallèlement à la vente de photocopieurs, une offre de leasing qui représente environ 50 % de ses revenus (Fishbein, MacGarry et Dillon, 2000), à laquelle il faut ajouter des prestations de services de maintenance des appareils photocopieurs. Cette activité de leasing qui avait initialement pour but d’aider ses clients à renouveler et investir dans du nouveau matériel intégrant de nouvelles technologies de reproduction des documents a également permis au groupe de mensualiser son activité. Elle a pu ainsi limiter la cyclicité de son activité avec cette offre de leasing tout en fidélisant la clientèle à ses produits. Cependant, le renouvellement des appareils

d’impression et de reproduction de documents par de nouveaux modèles qui intègrent les dernières innovations technologiques a amené Xerox à récupérer de plus en plus de matériels usagés en fin de contrat. Le groupe a donc été amené à mieux prendre en compte la revalorisation de ses produits en s’inscrivant dans une démarche d’éco-conception de ses photocopieurs. « Tout ce que Xerox délivre à ses clients est conçu pour être repris – qu’il s’agisse d’une machine, d’une cartouche d’encre, d’une pièce détachée ou d’un emballage. Tous ces éléments, une fois repris, sont traités en vue d’être réutilisés ou recyclés. La seule chose que nous voulons laisser à nos clients est : LE DOCUMENT » (Xerox Corporation, 1997). On retrouve dans cette déclaration la doctrine du modèle d’économie de fonctionnalité développé par Xerox avec le paiement « à la copie ». Le groupe a ainsi développé un service de sous-traitance intégral de la gestion des documents avec les « document-management

services ». Similaire aux systèmes de leasing déjà existant, ce service additionne les coûts de

maintenance et de consommables. Mais contrairement au système de vente traditionnel ou de leasing qui ne prennent en compte que les coûts de production, l’entreprise doit également calculer dans son analyse de coûts/bénéfices, les coûts supplémentaires d’élimination et de démantèlement des appareils. Ainsi, en restant propriétaire de ses photocopieurs Xerox a lancé en 1991 un vaste programme de récupération de matériaux contenus dans ses produits en fin de vie, et s’approcher du modèle d’économie circulaire. « Le programme de gestion intégré des produits se concentre sur chaque étape du cycle de vie du produit : développement et conception, approvisionnement en composants et matières premières, opérations de production, livraison, utilisation et service au client, récupération chez le client en fin de vie, refabrication, retraitement des composants et recyclage des matériaux. Quand Rank Xerox a pris conscience des opportunités que représente la mise en œuvre d’un programme de gestion intégré des produits, cette approche ne s’est plus vu appliquer uniquement au produit en soi, mais à l’ensemble de la stratégie de l’entreprise » (Maslenikova, 1998). Ce programme a donc induit une mutation profonde de ses modes de fonctionnement avec la mise en place de nouvelles méthodes de conception et de production des produits (« Design for Environment ») dorénavant éco-conçus, le développement d’activités de recyclage et de refabrication des produits en vue de leur réutilisation (« Asset Recovery Management ») et la création de nouveaux schémas organisationnels afin d’accroître la communication entre les différents secteurs de l’entreprise. Le cas de Xerox est ainsi un modèle exemplaire en matière d’économie circulaire. En 1999, le groupe a ainsi estimé avoir économisé 200 millions de dollars grâce à ses opérations de refabrication, dont 90% de ses équipements sont désormais éligibles, et avoir réduit de 24.000 tonnes le volume de ses déchets mis en décharge (Fishbein,

McGarry et Dillon, 2000). Cet exemple démontre comment le développement d’une économie intégrée avec la vente de prestations de service amène une entreprise à revoir ses structures préétablies et bouleverser son secteur.

Parmi les entreprises s’orientant vers des modèles d’économie de fonctionnalité, on peut citer bien d’autres exemples comme celui de Dow Chemical qui vend l’usage de ses produits chimiques, ou de SR Technics qui propose un service de maintenance destiné à réduire le bruit des moteurs Jet. Les nuisances sonores émises par les moteurs Jet les obligent en effet à être révisés toutes les 5.000 heures en moyenne en raison des restrictions liées au bruit. Le savoir-faire de SR Technics lui permet quant à lui de porter la durée de fonctionnement des moteurs à 7.000 heures entre deux maintenances. Pour les clients, cela représente donc une diminution des coûts de maintenance, tandis que pour SR Technics cela peut représenter jusqu’à 40% de travail en moins pour plus de revenus en vendant un nombre d’heures d’utilisation (Buclet, 2005). Dans les exemples d’entreprises fournissant des services relevant de l’économie de fonctionnalité figure également IBM, dans le domaine des services informatiques, Coro, une filiale d’Herman Miller un fabricant de matériel et mobilier de bureau, Castrol, qui vend un service de lubrification et le groupe de chimie DuPont qui vend entre autres une prestation de peinture à Ford (White, Stoughton et Feng, 1999).

Les exemples aboutis d’économie de fonctionnalité de Michelin et de Xerox qui prouvent la viabilité de ce nouveau modèle économique consistant à vendre l’usage d’un bien, avec pour l’un une facturation au kilomètre et pour l’autre une facturation à la copie, ne doivent cependant pas masquer les échecs d’autres entreprises à l’image d’Electrolux ou d’Interface. L’entreprise d’électroménager Eletrolux a en effet tenté pendant 4 ans de fournir gratuitement des machines à laver aux habitants de l’île de Gotland et de ne leur faire payer que les cycles de lavage. Pour cela, Electrolux s’était associé au fournisseur local d’électricité qui a de son côté mis en place un système électrique intelligent. Cependant, au bout d’un an le projet a été abandonné après qu’Eletrolux se soit rendu compte qu’il perdait le contrôle du marché au détriment de l’entreprise propriétaire du système de comptage (Bourg et Buclet, 2005). En effet, cette dernière qui s’occupait également de la facturation du service pour Electrolux pouvait également proposer le même service pour d’autres marques de lave-linge. Dans le cas d’Interface, un fabricant de moquettes et de revêtements muraux, celui-ci avait développé un système de location de ses carrés de moquettes. Interface proposait ainsi à ses clients une moquette impeccable pendant 20 ans incluant le nettoyage, la maintenance et le remplacement des carrés endommagés. Cependant, malgré un coût global faible sur cette longue période, la

clientèle n’a pas adhéré au concept en raison des budgets séparés entre ceux de l’achat de moquette qui interviennent au moment de la construction, rénovation ou réaménagement des locaux et ceux de nettoyage qui sont associés à l’entretien des bureaux, difficilement dissociable des frais de ménage. Il est en effet difficile pour une entreprise de distinguer les différents types de revêtements dans le cadre d’une prestation globale comme le nettoyage. En cherchant à diversifier leurs revenus en additionnant des prestations de services autour de leurs activités traditionnelles, les entreprises ont fait émerger un nouveau modèle économique ne reposant pas exclusivement sur la vente de produits ou de biens manufacturés. Ce découplage entre production et revenu a permis aux entreprises de dématérialiser leur activité. Ainsi, sans être fondamentalement respectueuse de l’environnement, l’économie de fonctionnalité concourt néanmoins à sortir les entreprises du modèle de production linéaire actuel. Ce nouveau modèle économique qui repose sur la vente de l’usage d’un bien et non plus sur la vente du bien lui-même élargie également la responsabilité de l’entreprise en l’ouvrant à des considérations environnementales. En effet, en restant propriétaires des biens produits, l’entreprise en vient à supporter les coûts de destruction de ses produits. Elle se voit ainsi incitée à intégrer des considérations environnementales dans son processus de production. De plus, l’économie de fonctionnalité contribue à transformer les coûts de gestion de déchets en potentiel produit par leur revalorisation. L’économie de fonctionnalité se rapproche ainsi de l’économie circulaire. Les démarches d’analyse du cycle de vie des produits et d’écoconception deviennent dès lors indispensables et concomitantes à l’économie de fonctionnalité. Mais au-delà de son intérêt environnemental, l’économie de fonctionnalité bouleverse également les usages avec des nouveaux modes de consommations qui ne reposent plus sur l’accumulation de biens. Le client consomme en effet un service et se voit facturer en fonction de l’usage plus ou moins intensif qu’il fait de ce bien. Néanmoins face à la multitude de besoins, il ne peut exister une seule réponse de la part des entreprises. Ainsi, il n’existe pas un modèle d’économie de fonctionnalité, mais différents modèles qui doivent prendre en compte les spécificités de leur activité indispensable pour rendre ce nouveau modèle économique viable. L’économie de fonctionnalité bouleverse ainsi les situations préétablies, ce qui la rend propice à la création d’innovations selon le principe de destruction créatrice schumpétérien.

Conclusion

Le nouveau paradigme social et environnemental instruit par le développement durable participe à la création de nouveaux modèles économiques qui viennent contribuer au processus de destruction créatrice schumpéterien. En effet, ces nouveaux modèles économiques vecteurs d’innovations techniques et socio-organisationnelles viennent bouleverser les situations préétablies et les schémas de pensées existants. Ainsi, l’économie bouddhiste, bien qu’elle soit restée cantonnée à quelques communautés, est l’un des rares modèles économiques de décroissance et d’autosuffisance. Fondée sur des considérations éthiques et la recherche de moyens d’existence justes, l’économie bouddhiste tente d’instaurer une relation harmonieuse entre l’homme et la nature selon les principes les plus purs de durabilité du développement humain, spirituel et communautaire. Les initiatives BoP quant à elles cherchent à répondre aux besoins essentiels des populations pauvres au travers d’initiatives marchandes. Bien qu’elles s’inscrivent dans une démarche consumériste et économique, elles contribuent néanmoins au renforcement des capacités d’autonomie des populations pauvres. Le social business va quant à lui au-delà en rendant les populations acteur de leur développement. Il stimule ainsi l’initiative entrepreneuriale en intégrant les populations pauvres dans toutes les strates du développement économique. Au niveau environnemental, l’économie circulaire tente également de restaurer une harmonie entre les activités humaines et les écosystèmes naturels. Cependant, la circularité du système économique est multiple. L’écologie industrielle tente donc d’instaurer cette circularité dans les zones industrielles tandis que les démarches de cradle-to-cradle appliquent les principes de l’économie circulaire aux produits industriels afin de les rapprocher des cycles naturels. Le biomimétisme s’inspire quant à lui de la nature pour créer des technologies et innovations vertes et réduire l’empreinte environnementale des activités humaines et industrielles. De son côté, l’économie de fonctionnalité bouleverse les modes de consommation linéaires actuels en proposant des nouveaux modes de consommation fondés sur l’usage qui tendent à accroitre la durabilité des produits.

Au cours de ces dernières décennies, le développement durable est ainsi devenu bien plus qu’un phénomène de mode. D’un concept théorique, il est devenu opérationnel et a été intégré au niveau réglementaire et institutionnel. Il se retrouve désormais dans les instances internationales, nationales et au niveau local au travers d’institutions et de politiques publiques. Ces dernières ont également participé au renforcement de la responsabilité sociale d’entreprise et favorisé l’intégration des principes liés au développement durable dans les

politiques et stratégies des entreprises. De plus, l’apparition de normes, référentiels et labels a participé à la prise en compte des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans les processus de production et de décision des entreprises au travers de reporting spécifiques. Les principes portés par le développement durable bouleversent ainsi les situations préétablies et contribuent au processus de destruction créatrice Schumpetérien. En effet, selon Schumpeter, les cycles longs mis en évidence par Nikolaï Kondratiev s’expliquent par des facteurs externes et des ruptures d’innovations portées par l’entrepreneur qui viennent bouleverser les situations préétablies nées de l’embourgeoisement de l’entrepreneur et de l’inertie des entreprises. Ainsi, face à la pression des activités humaines sur l’environnement, le modèle de croissance consumériste et d’accumulation du capital actuel trouve ses limites. Les entreprises doivent dès lors réintégrer les externalités négatives de leurs activités et prendre en compte la raréfaction des ressources naturelles si elles veulent assurer la pérennité de leurs activités. Le nouveau paradigme social et environnemental porté par le développement durable amène donc les entreprises à repenser leurs modèles économiques et à sortir du modèle de production et consommation de masse induit par le système capitaliste. Ainsi, en remettant en cause les situations préétablies au travers de « nouvelles combinaisons » et d’innovations « vertes », le développement durable participe à la création d’un nouveau cycle économique vecteur de croissance « verte ».

Face à la remise en cause du modèle de croissance actuel et à l’émergence de nouveaux modèles économiques responsables, l’intégration de ce nouveau paradigme social et environnemental dans les choix d’investissements se révèle indispensable à la réalisation d’un nouveau cycle économique. Nous nous intéresserons dans la seconde partie à l’intégration des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) dans le système financier au travers des investissements socialement responsables (ISR) et à leurs contributions au processus de destruction créatrice.