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Mise en œuvre de l’économie bouddhiste : l’économie gandhienne

Bien qu’hindouiste, Mohandas Karamchand Gandhi par sa politique et sa philosophie de vie s’est beaucoup approché de l’économie bouddhiste. En effet, selon lui, la véritable économie ne va jamais à l’encontre des principes éthiques les plus élevés et « l’économie véritable défend la justice sociale ; elle promeut le bien de tous à parts égales, en incluant les plus faibles ; et elle est indispensable pour une vie décente » (Gandhi 1937).

Si Mohandas Karamchand Gandhi est essentiellement connu pour son rôle dans l’indépendance de l’Inde, celui que l’on appelle le « Mahatma » a développé une vision alternative à la pensée économique dominante occidentale. Ainsi, son opposition au système et modèle britannique l’a amené à concevoir le « swaraja », un modèle économique destiné à libérer les économies les plus faibles de la domination du système capitaliste néolibéral par l’indépendance économique. Loin de la théorie de l’avantage comparatif de Ricardo (1817) et de spécialisation des États, l’indépendance économique ou « swaraj » repose sur une nouvelle conception du système productif et de consommation actuelle, basé sur l’abondance, l’envie et la cupidité, contraire au bouddhisme. Ainsi, chaque pays devrait s’appuyer sur ses propres forces économiques pour se développer et se libérer du colonialisme et de la pensée économique capitaliste néolibérale dominante. Pour cela, Gandhi souhaitait développer un système artisanal et traditionnel afin de permettre aux travailleurs de ne pas être dépossédés de leur production. Dans ce modèle, l’agriculture tenait aussi une place importante, car elle répondait aux besoins essentiels. Gandhi acceptait donc à ce titre les industries agrocentrées. Enfin, selon lui, l’équilibre entre les secteurs primaire, secondaire et tertiaire devait se faire selon les ressources humaines et non pas sur d’autres considérations d’ordre économique ou politique. Ce modèle d’indépendance économique reposait aussi sur une consommation raisonnable ou limitée aux besoins essentiels, selon le principe « des besoins d’existence justes ». En effet, pour Gandhi « la terre fournit suffisamment pour satisfaire les besoins de tous les hommes, mais pas la cupidité de chaque homme ». Par conséquent, étant donné les limites des ressources, la production ne peut pas s’accroître indéfiniment pour répondre à des besoins infinis. De ce fait, le système capitaliste basé sur une production de masse et des ressources illimitées devient irrationnel et va, qui plus est, à l’encontre des principes bouddhistes. Car la consommation de masse, basée sur une inadéquation entre les ressources

disponibles et les besoins de chacun, est source de désir, de cupidité et d’inégalité. Ainsi, au travers du swaraj économique, Gandhi souhaitait mettre fin à cette dépendance en insufflant aux Indiens une responsabilité dans leur choix de consommation, mais également des valeurs éthiques en posant des limites aux besoins humains.

Ce modèle d’indépendance économique prôné par Gandhi doit ainsi répondre aux sept critères suivants (Kumar, 2007) :

- Élimination de la pauvreté et minimisation de la richesse,

- Autosuffisance de chaque unité dans les besoins de base,

- Identification des besoins humains de base et de leur satisfaction,

- Économie agrocentrée comme base de création d’une économie durable,

- Production fondée sur les besoins autant que possible par des petites unités,

- Contrôle des distorsions à travers l’éducation de base et la formation technique,

- Limitation de la concentration du pouvoir économique.

Si ce modèle d’indépendance économique s’approche d’un modèle de décroissance économique, il avait avant tout pour but de permettre à l’Inde d’acquérir son indépendance politique. Ainsi, au travers de ce « programme constructif » (Kumar, 2010), Gandhi souhaitait instaurer un système politique décentralisé reposant sur des communautés villageoises et une économie artisanale et familiale (swadeshi). Il avait en effet l’habitude de dire que « l’Inde véritable se trouve non pas dans ses quelques cités, mais dans ses sept cent mille villages. Si les villages périssent, l’Inde périra aussi ». Par conséquent, ces « républiques villageoises » (Kumar, 2010) devaient être « autonomes et autosuffisantes, elles devaient fonctionner comme une famille élargie, et non pas comme un groupe d’individus en compétitions les uns avec les autres. » (Kumar, 2010, page 251). Selon le principe de « swadeshi », tout ce qui est produit dans un village devait être consommé ou utilisé en priorité par les habitants de ce village. Le commerce ne devait venir qu’ensuite et ne concerner que les articles en surplus ou ceux que les villageois ne peuvent produire. Ce système d’économie artisanal ou familial centré sur les communautés villageoises avait donc pour but d’éviter une dépendance économique à l’égard des forces de marchés extérieurs qui pourraient rendre vulnérables ces communautés et toute l’Inde, selon Gandhi. Ainsi, le « swadeshi » devait renforcer les

communautés villageoises en leur permettant de construire une base économique forte, capable de satisfaire la majeure partie de ses besoins au travers d’un mode de production décentralisé, artisanal et domestique, auquel tous les membres de la communauté participeraient. Ce système économique qui reposait sur une priorité accordée aux biens et services locaux devait donc renforcer la capacité d’autodétermination ou « empowerment » de ces populations. De plus, le swadeshi évitait les transports de marchandises, onéreux, sources de pertes ou de dégradation et réduisait les impacts négatifs de ces déplacements sur l’environnement. Avec ce modèle d’économie artisanal ou familial, Gandhi s’opposait au système de production de masse qui, selon lui, obligeait les populations à quitter leurs villages, leurs terres, leurs métiers et leurs maisons pour travailler dans des usines et fragilisait les villages et l’Inde tout entière. En effet, selon lui, « le développement d’un pays ne dépend pas de la production de masse, mais de la production par les masses ». Il fallait donc favoriser l’économie locale, car « la production de masse ne s’intéresse qu’au produit fini, alors que la production par les masses s’intéresse au produit, au producteur et aux méthodes de production » (Kumar, 2010). Ce mode de production tendait donc à asservir l’homme, dans la continuité de la doctrine marxiste, en faisant de l’homme un simple rouage de la machine. Pour Gandhi, les êtres humains se doivent de conserver leur dignité dans leur travail ; pour cela, la machine devait rester subordonnée au travailleur. Gandhi s’opposait donc de nouveau à la théorie économique dominante basée sur des modes de production industrialisés et dénués de sens.

En effet, selon lui, une société ou civilisation doit posséder une âme, une spiritualité, une culture et œuvrer pour la justice sociale et le bien-être commun. Par conséquent, dès lors qu’un système asservit l’homme, les animaux par l’élevage intensif ou dégrade l’environnement, il ne peut être reconnu comme une civilisation. L’industrialisation ne constitue donc pas pour Gandhi une civilisation. L’économie et la politique ne devraient pas s’intéresser seulement aux choses matérielles, mais devraient être des moyens de réalisation spirituelle, culturelle ou religieuse. Elles ne devraient pas être séparées des fondations spirituelles profondes de la vie (Kumar, 2007). Ainsi, selon Gandhi, la politique, l’économie, l’agriculture, l’éducation et des autres activités de la vie de tous les jours doivent endogénéiser des valeurs spirituelles. De ce fait, les activités économiques ne peuvent pas être abstraites des modes de vie des êtres humains. Elles font ainsi partie d’un tout et ne peuvent pas être séparées des autres activités, car l’économie s’intègre dans un monde, des cultures ou

des modes de vie, fondés sur des valeurs collectives. Pour Gandhi, il n’y a pas de conflit entre le spirituel et le matériel.

Ainsi, chaque individu doit être intégré au sein de la communauté, dans la production et l’économie locale au travers de l’artisanat et former une société communautaire, écologique, spirituelle. La nature, la société et l’individu doivent être associés pour former un nouvel âge que Kumar (2010) qualifie d’ « ère de l’écologie », sous le triptyque « Terre, Âme, Société », ou « écologie révérencielle ». Selon lui, « nous faisons partie intégrante de l’environnement. Il nous incombe de le traiter avec respect et gratitude ». Il nous appartient donc de prendre soin de la terre et de préserver ses ressources naturelles parce qu’elles nous sont utiles et parce qu’elles sont sacrées. Ainsi, l’individu doit nourrir la terre (yajna) pour réparer le tort qu’il cause à la nature, nourrir la société (dâna) pour lui rendre ce qu’elle lui donne, et nourrir notre moi (tapas — austérité) au travers de jeûnes, méditations, silences, repos, études et contacts avec la nature pour reconstituer sa vitalité corporelle et spirituelle. Kumar (2010) rejoint ainsi Gandhi sur l’importance de la spiritualité dans les activités humaines et sa critique et remise en cause du système d’accumulation et mode de production intensif. En effet, selon Kumar (2010), l’humanisme, issu de la Renaissance et de la philosophie des Lumières, centré sur l’individu a amené l’humanité à avoir une vision arrogante et anthropocentrique du monde. De plus, la révolution industrielle, le progrès scientifique et les innovations technologiques ont amené les hommes à croire qu’ils dominaient la nature. L’espèce humaine se considère ainsi supérieure aux autres espèces avec qui elle partage les ressources naturelles et la terre, convaincue que ces dernières n’existent que pour satisfaire ses besoins. Pour Kumar, cette vision anthropocentrique est selon lui à l’origine de la profonde crise écologique, sociale et spirituelle de la société occidentale. Pour y remédier, il est donc important de réintégrer des principes éthiques dans les activités économiques et favoriser le tissu économique local qui permet selon Gandhi, de développer l’esprit communautaire, d’améliorer les relations humaines et la vie de chacun au sein d’une collectivité. Ainsi, Kumar (2010), Schumacher (1973) et Gandhi défendent tous les trois l’essor d’une économie locale et participative basée sur l’entraide et la coopération, contrairement à Marx qui parle de lutte des classes.

Dans son système économique, Gandhi, en tant qu’apôtre de la non-violence, souhaite avant tout une réforme du système capitaliste afin de lutter contre les inégalités de revenus et de patrimoine, pour une juste répartition de prospérité matérielle et garantir la dignité humaine. Les bienfaits de l’économie devaient donc profiter à l’ensemble des individus et non pas à un individu en particulier. Ainsi, dès lors qu’un individu bénéficiait d’une part de ces bénéfices,

il en devenait un tuteur (trustee) et devait l’administrer dans l’intérêt collectif. Ce principe généralisé à un ensemble d’individus ou à une nation serait devenu une institution légalisée qu’il appelait « trusteeship ». Suivant Gandhi, le concept de Trusteeship est le seul fondement sur lequel il est possible de construire une combinaison idéale de l’économie et de la morale. Pour Kumar (2007), Trusteeship s’énonce de la manière suivante :

- Le concept de Trusteeship fournit un moyen pour transformer l’ordre capitaliste présent en un ordre égalitaire,

- Il ne reconnaît aucun droit de propriété privée, à l’exception de ceux qui seraient autorisés par la société pour son bien-être,

- Il n’exclut pas la législation de la propriété et de l’usage des richesses,

- Dans un système de Trusteeship régulé par l’État, un individu n’est pas libre de détenir et d’utiliser sa richesse pour sa satisfaction égoïste, en ignorant les intérêts de la société,

- Comme dans le cas d’un salaire minimum pour une vie décente, une limite devrait être établie concernant le revenu maximum qui serait autorisé pour une personne dans la société. La différence entre un tel revenu maximum et minimum devrait être raisonnable et équitable et variable dans le temps, de manière telle que la tendance serait de supprimer cette différence,

- Sous un tel ordre économique, le contenu de la production serait déterminé par la nécessité sociale et non pas par la cupidité personnelle.

Pour Gandhi, l’homme est avant tout un être éthique et enfin un être social. Il croyait profondément dans la force de la bonté de l’homme et dans la valeur de la moralité. Le principe de Trusteeship devait ainsi participer à « spiritualiser l’économie » (Kumar, 2007) et libérer les individus de l’attachement égoïste et de l’accumulation du capital au profit de l’intérêt commun et du bien-être collectif.

Pour Gandhi, l’activité économique doit être au service du développement de la personne humaine et de son affranchissement. Ainsi, la propriété privée n’est pas un droit absolu et reste subordonnée au bien commun. Autrement dit, l’accaparation de ressources ou de biens ne doit pas nuire à autrui ou contrevenir à l’intérêt collectif. De même, pour Gandhi, la production est déterminée par la nécessité sociale et non par la cupidité personnelle. Produire

doit servir ce même intérêt collectif ou bien commun, en ne favorisant pas l’asservissement humain. Cette logique accorde donc une place importante aux conditions de travail et à la finalité des biens ou services produits. L’éthique et la spiritualité doivent ainsi prédominer l’économie et exercer une tutelle sur celle-ci (trusteeship). C’est la dignité de l’homme qui importe, et non sa prospérité matérielle. Tous les bienfaits de l’univers sont donc destinés à l’humanité dans son entièreté, et non à des individus particuliers. Dès lors qu’un individu détient ou obtient plus que sa portion, il devient un tuteur (trustee) et à la responsabilité et la charge d’administrer cette portion en faveur de l’humanité ou de l’intérêt collectif (Kumar, 2007). Elle s’approche donc de la notion d’Afrique subsaharienne « Ubuntu »131 ou du « Vous êtes donc je suis » (Kumar, 2010).

Destiné à assurer l’indépendance et l’autosuffisance de l’Inde, le « programme constructif » de Gandhi reposait sur la mise en place d’une économie artisanale ou familiale, assise sur un vaste réseau de micro-entreprises, et un système démocratique décentralisé et participatif autour de « républiques villageoises ». Malheureusement, ce programme économique ne vit jamais le jour132. En effet, succédant à Gandhi, Jawaharlal Nehru s’est conformé au modèle occidental en prônant une industrialisation et une militarisation rapides pour garantir l’indépendance de l’Inde. Pour Kumar (2010), Nehru avait une vision rationaliste et technologique du monde moderne, confondant civilisation et occidentalisation. Ainsi, l’économie gandhienne, par les valeurs éthiques et spirituelles qu’elle porte, a fortement inspiré le concept d’économie bouddhiste promu par Schumacher. En effet, ces deux économies sont fortement empreintes de valeurs éthiques. De plus, ces économies holistiques visent toutes les deux un renforcement des capacités d’autonomie des populations ou « empowerment », en promouvant une économie locale et artisanale. Économie bouddhiste et économie gandhienne cherchent ainsi à instaurer une harmonie entre l’homme et la nature, entre les hommes, et une harmonie sociale et économique par l’égalité entre les hommes et la protection de la nature. Enfin, elles sont également l’un des rares modèles d’économie de décroissance et d’une autre forme de développement.

131

Traduisible par : « Je suis parce que vous êtes »

132 Les valeurs éthiques et spirituelles portés par Gandhi continuent néanmoins de subsister au sein l’ashram de Sevagram qu’il a fondé avant sa mort et dans lequel sont mis en pratique ses principes et ce sytème économique.

L’économie bouddhiste n’est pas un modèle unique. Il est imprégné de la culture indienne, de ses religions et philosophies de vie qui en font un modèle économique alternatif au modèle économique dominant, reposant sur une production et une consommation de masse. Bien qu’il n’ait été mis en œuvre qu’à petite échelle dans quelques communautés, l’économie bouddhiste est le reflet d’une culture et philosophie orientale qui a, et continue d’influencer la vie économique et le monde des affaires des pays orientaux, ainsi que leurs entrepreneurs à l’image de Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank et créateur du microcrédit et du « social business ».

2.2.2. Les initiatives BoP

La mondialisation des échanges et la baisse des barrières douanières, suscitées par les politiques libérales, ont amené les entreprises à se développer de plus en plus à l’international et à renforcer leurs activités dans les pays étrangers. Parallèlement à ce phénomène, ces politiques libérales qui ont entrainé un baisse de l’intervention des États et à de nombreuses privatisations ont contribué à un transfert des responsabilités et fonctions de l’État vers le secteur privé. Ainsi, avec le renforcement de la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) et l’essor du développement durable, les entreprises sont de plus incitées à participer au développement économique et social des pays dans lesquels elles interviennent, pour répondre aux échecs des politiques publiques dans les domaines de la lutte contre la pauvreté et de la réduction les inégalités. Soutenues par les institutions internationales, elles ont ainsi progressivement fait évoluer leurs actions caritatives vers des activités plus marchandes afin d’en assurer la pérennité. De ce processus sont nées les initiatives en direction du bas de la pyramide, dites « BoP ».

La base de la pyramide, pour « Base of the Pyramid » ou « Bottom of the Pyramid » (Prahalad et Hart, 2002), désigne le groupe socio-économique le plus pauvre de la pyramide économique des revenus. Estimé à prêt de 4 milliards de personnes, pour Prahalad et Hart (2002) la base de la pyramide est le premier marché mondial avec près d’un tiers de la population. Elle constitue de ce fait une source d’opportunités et un relais de croissance pour les entreprises face aux marchés des pays développés arrivés à maturité. Cependant, le profil particulier de ce groupe socio-économique nécessite une approche adaptée de la part des entreprises dans leur conduite des affaires, qui vient bouleverser les pratiques commerciales

existantes. Les approches dites BoP génèrent ainsi de nouvelles stratégies de développement et sont source d’innovations pour les entreprises.