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Entrepreneuriat et jeu concurrentiel

Dans son œuvre, Schumpeter considère même que toute forme d’administration de l’innovation est fondamentalement vouée à l’échec. Ceci, quel que soit le modèle économique : capitalisme oligopolistique ou socialisme bureaucratique. « Une socialisation bureaucratique se serait traduite par une perte considérable d’énergie innovatrice, de rendement productif et de bien-être futur des masses » (Schumpeter, 1998, page 299). S’il conclut dans cette partie à une transition du système capitaliste vers le socialisme, Schumpeter sous-estime cependant dans cette partie la capacité du système capitaliste à faire émerger des entrepreneurs qui viendront casser et bouleverser ses situations oligopolistiques. Ainsi, l’arrivée de Free dans l’univers des télécommunications françaises est un excellent exemple de l’impact de l’entrepreneuriat sur les situations oligopolistiques. En effet, avec son offre à 2 euros ainsi que son offre « illimitée » à 19,99 euros par mois, Free est venue remettre en cause les situations préétablies par les opérateurs historiques — France Télécom (Orange), SFR et Bouygues Telecom – et stimuler la concurrence dans le domaine de la téléphonie mobile. Considéré comme le trublion du net, Free avait déjà réussi à s’imposer à la fin des années 1990 dans le paysage des télécommunications français avec une offre de courriers électroniques et d’hébergement web, puis avec une offre d’accès à internet sans abonnements en 1999 et avec une offre ADSL en 2000. Malgré des débuts difficiles, notamment en raison de problèmes de dégroupage des lignes téléphoniques avec France Télécom, fin 2002, Free était venu concurrencer les fournisseurs d’accès à internet historiques avec une offre globale dite « triple play » (internet haut débit, téléphonie fixe et télévision) et des tarifs attractifs. Cette offre d’accès à internet en illimité avec téléphonie fixe vers les téléphones fixes en illimité et télévision pour 29,99 euros par mois, est venue remettre en cause les positions établies des opérateurs historiques sur le marché des télécommunications français en entraînant une fuite des abonnés. Elle permit également à filiale du groupe Iliad d’imposer un

prix forfaitaire à l’ensemble du secteur, mais aussi de se créer une image de « casseur de prix » et de défenseur du pouvoir d’achat des ménages, en tirant les prix de l’internet vers le bas. Ainsi, avec l’autorisation d’utilisation de fréquences 3G21 par l’ARCEP22, Free a renouvelé l’expérience dans le domaine de la téléphonie mobile, et profité de la convergence entre internet et téléphonie mobile avec l’apparition de la 3G, pour pénétrer ce marché verrouillé par les trois opérateurs historiques. En effet, le jugement de décembre 2005 à reconnu une situation d’entente entre SFR, France Télécom (Orange) et Bouygues Telecom sur les prix et les parts de marchés qui ont respectivement écopé d’une amende de 220, 256 et 58 millions d’euros. Ainsi, avec son offre à 2 euros et son offre « illimitée » à 19,99 euros par mois, Free est également venu stimuler la concurrence sur le marché de la téléphonie mobile et remettre en cause les situations préétablies. En effet, l’arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile a entraîné une fuite d’abonnés chez les opérateurs historiques, avec -615.000 abonnés pour France Télécom (Orange), -620.000 pour SFR, -379.000 pour Bouygues Télécom et -89.000 abonnés chez les opérateurs de téléphonie mobile virtuel23 qui ont tour à tour lancé une offre dite « low-cost » avec Sosh pour France-Telecom, Red pour SFR, B&You pour Bouygues Télécom et Extaz pour Virgin Mobile (MVNO)24. Selon les résultats trimestriels communiqués en mai 2012, Free aurait conquis 2,6 millions d’abonnés mobiles au 31 mars 2012 soit près de 4 % de parts de marché sur le mobile en 80 jours25, malgré des délais d’attente dans la livraison des cartes SIM et des problèmes de réseau. L’arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile a incontestablement bouleversé ce secteur en entraînant une baisse significative des prix, et en stimulant la concurrence sur ce marché jusqu’alors fermé26. D’après le sondage réalisé par l’institut GfK27 auprès de 1000

21 3G désigne la troisième génération (3G) de normes de téléphonie mobile.

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Autorité de régulation des communications électroniques et des postes – ARCEP.

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http://www.iliad.fr/finances/2012/CP_150512.pdf

24 Mobile Virtual Network Operator - Opérateur de réseau mobile virtuel

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http://www.iliad.fr/finances/2012/CP_150512.pdf

26 « Les opérateurs mobiles vous ont pris pour des vaches à lait », propos tenues par Xavier Niel lors de la conférence de presse du 10 janvier 2012 présentant l’offre de téléphonie de Free mobile.

français, entre le 12 et 16 janvier 2012, 73 % des sondés considèrent que les opérateurs historiques les ont pris pour des « vaches à lait » depuis des années. De plus, 78 % des Français se disent prêts à passer chez Free Mobile, même si seulement 14 % comptent le faire immédiatement et 25 % attendent la fin de leur engagement. L’étude montre aussi que 97 % des sondés ont entendu parler de l’offre de Free Mobile, dont plus de la moitié (56 %) en connaissent les détails, faisant du « lancement de l’offre de Free Mobile est un énorme succès en termes de communication »28. selon le cabinet de conseil. Au-delà du prix, le niveau de rentabilité des opérateurs Mobile a également été bouleversé par l’arrivée de Free Mobile. En effet, selon Kantar Worldpanel, le positionnement économique des offres de Free Mobile a entraîné une baisse de 5 % du revenu moyen par abonné des opérateurs, en raison de fortes baisses de tarifs concédées par les opérateurs historiques (Orange, SFR et Bouygues Telecom) pour contrer et s’aligner sur le nouvel entrant. De plus, Free dégage un chiffre d’affaires mensuel moyen par client inférieur de 55 % à la moyenne, selon la même étude, ce qui lui confère 3,6 % de parts de marché en chiffres d’affaires contre 7,9 % en nombre de clients29. L’arrivée de Free a incontestablement bouleversé les situations préétablies dans le secteur de la téléphonie mobile et crée un « new deal » tant au niveau des parts de marché, qu’en termes de prix ou de rentabilité. Cet exemple illustre bien l’impact d’une « entreprise » ou comment l’initiative entrepreneuriale peut remettre en cause les situations préétablies en stimulant la concurrence selon le processus de destruction créatrice de Schumpeter. Ainsi, la filiale d’Iliad a profité de mutations sectorielles (développement de l’internet, convergence entre internet et téléphonie mobile) pour s’imposer dans le secteur des télécommunications françaises au travers d’innovations (« triple play »et bientôt « quadruple play »).

Comme le souligne Schumpeter, le rôle de l’entrepreneur est au cœur de l’« entreprise » et du processus de création d’innovations. En effet, Schumpeter place l’entrepreneur au cœur de la

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http://www.gfkrt.com/imperia/md/content/rt-france/cp_gfk_janvier_2012_8_fran__ais_sur_10_pensent_souscrire____free_mobile.pdf

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Enquête consommateurs GfK ISL Custom Research France, Communiqué de presse, Rueil-Malmaison, 16 janvier 2012, page 1 -

http://www.gfkrt.com/imperia/md/content/rt-france/cp_gfk_janvier_2012_8_fran__ais_sur_10_pensent_souscrire____free_mobile.pdf

vie économique et du système capitaliste. S’il tend à magnifier son rôle, il est bien souvent le seul, par la concentration des pouvoirs dont il dispose, à pouvoir faire germer de l’innovation indépendamment des pressions issues des actionnaires ou des autres investisseurs. De plus, la difficulté des entreprises à faire émerger des « intrapreneurs » capables de créer à leur tour de l’innovation, en raison de ses inerties structurelles, renforce cette idée. L’entrepreneur participe donc par ses initiatives à la création d’innovations qui vont remettre en cause les situations préétablies et participer à ce que Schumpeter qualifie de processus de destruction créatrice. Les innovations technologiques ou socio-organisationnelles qu’il va porter vont ainsi participer au jeu de la concurrence et stimuler l’activité économique par l’apparition de cycle d’innovations.

Conclusion

Mise en évidence par Nikolaï Kondratiev, la cyclicité du système capitaliste sur de longues périodes s’explique selon Schumpeter par des facteurs externes, mais également par des ruptures d’innovations portées par l’entrepreunariat. En effet, selon lui le capitalisme est un système en constante évolution qui stimule et crée de l’innovation au travers de l’entrepreneur et les nouvelles combinaisons qu’il génère. Ces dernières vont dès lors participer aux cycles longs en économie, et à la cyclicité du système capitaliste via le processus de destruction créatrice. Ainsi, la création d’innovations et la destruction des situations préétablies générées par ce processus vont faire émerger de nouvelles structures, qui vont se substituer aux plus anciennes structures devenues obsolètes. Capitalisme, entreprise30 et innovation sont donc indissociables pour Schumpeter. Il parlera dès lors d’ouragan perpétuel pour illustrer l’impact de l’innovation sur le système capitaliste, auto-entretenue par l’initiative entrepreneuriale. Ainsi, comme la mécanisation de l’industrie textile, le développement de la machine à vapeur pour l’industrie ferroviaire ou le moteur à explosion et la pétrochimie pour l’industrie automobile, le numérique révolutionne le secteur de l’électronique et de l’informatique. Ces grappes d’innovations successives entretiennent de ce fait le cycle perpétuel de destruction créatrice du système capitaliste.

Mais au-delà des innovations technologiques, d’autres formes d’innovations peuvent remettre en cause les situations préétablies selon la doctrine Schumpétérienne, comme les facteurs externes ou les innovations socio-organisationnelles qui ont des impacts sur le système productif des entreprises. Nous verrons dans le contexte actuel de crises sociales, avec le dumping social, environnementales avec la raréfaction des ressources naturelles, la pollution et le changement climatique, et de crise financière, si le développement durable peut remettre en cause les situations préétablies et constituer un cycle économique. Nous étudierons donc dans ce second chapitre comment le vent du développement durable peut souffler sur les modèles économiques actuels en produisant des innovations environnementales, sociales ou de gouvernance (ESG) susceptibles de remettre en causes les situations préétablies.

Chapitre 2 – Le développement durable, un processus de destruction créatrice

L’activité économique n’est pas un processus linéaire. Pour Schumpeter, les crises sont même inhérentes au bon fonctionnement de l’économie et au développement du système capitaliste. En effet, selon lui, les fluctuations de l’activité économique et les crises s’expliquent par des facteurs externes et des ruptures d’innovations qui vont impacter les facteurs de productions. Ainsi, dans un contexte de crises économiques et financières avec la crise des subprimes et la crise de la dette européenne, de crises sociales par l’accroissement des inégalités sociales et le dumping social et de crises environnementales par la dégradation de l’environnement et la raréfaction des ressources naturelles, le développement durable peut-il être source d’innovations et de destruction des situations préétablies selon la doctrine schumpétérienne ?

Section 1 – Un nouveau paradigme social et environnemental

Né du mercantilisme, le phénomène de mondialisation des économies s’est amplifié au cours du XXe siècle avec la levée progressive des entraves commerciales et l’intensification des échanges internationaux. Le développement du commerce international et l’internationalisation des entreprises, suivies d’une libéralisation des économies, ont fait converger les économies les rendant de plus en plus interdépendantes entre elles, facilitant la transmission des crises par la création de multiples canaux de diffusion. Ainsi, le processus de mondialisation des économies a accru le risque systémique. Les politiques néolibérales de libéralisation et de dérégularisation, censées contribuer au développement économique par la création d’un équilibre général, sont aujourd’hui remises en cause en raison des inégalités qu’elles suscitent. De plus, l’incapacité des institutions internationales à juguler ces crises et à créer les conditions de stabilité économique propices au développement des pays (Stiglitz, 2002) concourt au renforcement des courants altermondialistes. Ces critiques de la mondialisation, dont l’accroissement des échanges internationaux contribue également à la dégradation de l’environnement par les émissions de CO2 qu’il génère, et la constitution d’un « village global » (McLuhan et Fiore, 1967), permis par le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC), remettent en cause le système de développement capitaliste actuel.

En effet, les modèles de croissance économique actuels, basés sur une consommation et une production de masse, accroissent la pression sur les ressources naturelles et soulèvent des craintes sur la soutenabilité du système capitaliste. Ces craintes sont renforcées par

l’émergence des pays en voie de développement et l’accroissement démographique de ces pays qui viennent soutenir la demande mondiale ainsi que la pression sur l’environnement et les écosystèmes naturels. De plus, la croissance démographique des pays émergents et l’arrivée d’une main-d’œuvre bon marché participent à la création d’un dumping social. Ainsi, la mise en concurrence des travailleurs génère un moins-disant social. Face à ce péril malthusien, suscité par la dégradation de l’environnement et des écosystèmes, le développement durable apparaît comme une alternative au système économique actuel capable de répondre à ces externalités négatives, en posant les bases d’un nouveau paradigme social et environnemental.

Ces crises sociales et environnementales qui remettent en cause le système économique actuel génèrent un nouveau paradigme social et environnemental capable de détruire les situations préétablies, selon la thèse de Schumpeter. Ce nouveau paradigme devrait donc imposer des changements structurels et faire émerger de nouveaux systèmes alternatifs capables de mieux prendre en compte ces nouveaux enjeux sociaux et environnementaux.

2.1.1. Le développement durable un processus en évolution

Le développement durable n’est pas phénomène nouveau. En effet, les valeurs de durabilité ou de soutenabilité des systèmes économiques, sociaux et environnementaux se retrouvent dans de nombreuses cultures. Néanmoins, le concept de développement durable en tant que soutenabilité du développement31 est né de la prise de conscience des limites du système de croissance économique actuel avant d’être progressivement défini au cours de sommets internationaux.

Les crises à répétition du système capitaliste ont amené les économistes à enrichir progressivement leurs pensées et leurs méthodologies par l’intégration de nouveaux paradigmes sociaux et environnementaux. Cette démarche, qui les a progressivement ouverts à plus de conscience sociale et environnementale, a participé à l’émergence du concept de développement durable et au développement d’approches hétérodoxes. Les travaux du club de Rome (Meadows et al., 1972) démontrent ainsi les limites du modèle de croissance économique actuel compte tenu de l’accroissement de population humaine, des systèmes d’exploitation des ressources naturelles, et de la forte pollution induite par l’activité humaine.

Face à ce péril malthusien, le rapport Meadows préconise donc de mettre fin à la croissance et de stabiliser à la fois l’activité économique et la croissance démographique. Pour répondre à ces problèmes, Nicholas Georgescu-Roegen (1971) préconise de prendre en compte les systèmes économiques comme un circuit fermé selon les principes de la thermodynamique.