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Seuils de participation individuelle et mobilisation en cascade

Les seuils menant à la protestation visible

A) La place des seuils dans le déclenchement de l’action contestataire Engagements visibles et identification d’une action collective

1) Seuils de participation individuelle et mobilisation en cascade

Largement utilisé dans l’étude des situations révolutionnaires en Allemagne et Europe de l’Est, le modèle de la cascade explique les dynamiques de décollage et d’extension des mobilisations ainsi : dans une conception rationnelle de l’acteur, chaque individu est supposé associé à un seuil (threshold) définissant le nombre d’autres agents devant être visiblement engagés dans l’action pour

qu’il ose s’y lancer aussi125. L’inégalité de distribution de l’audace ou de la frilosité vis-à-vis de la

participation permet le déroulement de cascades : un petit évènement modifie la structure de l’information sur l’état de la mobilisation et permet l’entrée en action des plus téméraires, qui génèrera elle-même une situation où la participation paraît moins risquée, propice à entrainer ceux qui sont un peu moins audacieux, et ainsi de suite. L’application d’un tel modèle à la situation Est- Allemande a permis de tenir compte, face à la répression du régime, de la réduction des coûts et l’incitation croissante à la protestation que permettait le fait de voir croître une mobilisation d’opposition. Incitation dont les conditions sont réunies lors des manifestations de Leipzig d’octobre 1989126.

Le modèle de la cascade est d’un intérêt certain pour aborder les étapes initiales d’une mobilisation collective. Il permet de souligner qu’un événement de taille apparemment négligable, en modifiant l’expected share of opposition à un régime par exemple, peut altérer fortement la perception des gains et pertes potentiels liés à la participation à l’action contestataire à venir. Ce modèle incite en outre à des précautions sur les « conversions » qui pousseraient les acteurs à rejoindre un mouvement collectif : l’apparent suivisme que suppose la cascade ou effet « bandwagon » ne signifie pas que les acteurs sont soudainement et profondément conquis par le mouvement, mais plutôt qu’ils révèlent des préférences qu’ils gardaient jusque-là plus ou moins privées. C’est ce que souligne notamment Timur Kuran :

« L’explication repose sur la dissimulation des préférences. Les individus qui, pour un certain nombre de raisons, deviennent progressivement séduits par l’idée du changement, ne prennent pas nécessairement de mesures qui révèlent leurs préférences privées. Si le gouvernement profite d’un large soutien et est donc très puissant, de tels individus trouveront prudent de rester apparemment loyaux à l’ordre existant. Ce faisant, ils laisseront le gouvernement, les observateurs extérieurs, leaders d’opposition et tout autre acteur dans l’ignorance de la vulnérabilité du régime. Leur silence donne l’impression d’une société stable, alors qu’elle serait en pleine révolution pour peu que la taille de l’opposition connaisse une légère augmentation. Tôt ou tard, un événement mineur conduit quelques personnes à franchir leur point d’ébullition et descendre dans

125 Optant pour la voice, pour reprendre les termes d’Albert Hirschman (Défection et prise de parole, Paris, Fayard,

1995). Voir sur ce modèle Mark GRANOVETTER, « Threshold Models for Collective Behavior », American Journal of

Sociology, vol. 83, n° 6 1978, p.1420-1443. Ou encore Thomas Schelling sur les masses critiques et participations à des

événements (Les macroeffets de nos microdécisions, Paris, Dunod, p. 91 et suivante). Voir aussi Mounia BENNANI- CHRAÏBI et Olivier FILLIEULE, « Pour une sociologie de situations révolutionnaires. Retour sur les révoltes arabes »,

Revue française de science politique, vol. 62, n° 5, p. 784-785.

126 Cf. la revue de François CHAZEL, « De la question de l’imprévisibilité des révolutions et des bonnes (et moins

bonnes) manières d’y répondre », Revue européenne des sciences sociales, tome XLI, n° 126, 2003, p. 131-132, et notamment Bernhard PROSCH et Martin ABRAHAM, « Die Revolution in der DDR. Eine strukturell- individualistische Erklärungsskizze », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, n° 43, 1991, p. 291-301.

la rue pour protester. Cela lance la machine révolutionnaire latente, et l’opposition accède au pouvoir. La magnitude et la rapidité du processus révolutionnaire se présentent comme une énorme surprise, précisément parce que les masses dissimulaient leurs frustrations croissantes.

Cette dynamique est magnifiquement décrite par le vieil adage chinois “Une seule étincelle peut allumer un feu de prairie” (Mao Zedong). Tout comme une étincelle normalement éphémère peut, si certaines conditions physiques sont combinées, déclencher un incendie, un événement qui se serait normalement limité à un murmure peut, si certaines conditions sociales sont combinées, déclencher un soulèvement révolutionnaire. »127

Outre les critiques vues en introduction sur les présupposés de la notion de « point d’ébullition », on relèvera une remarque importante de François Chazel sur les limites de cette théorie : un tel modèle présuppose le « caractère fixé des préférences privées » qui deviennent ensuite publiques, mais ce n’est pas là une description fidèle de la réalité des situations de mobilisation128. La littérature sur les

définitions de situations et cadrages mentionnée en introduction de la présente thèse et les éléments empiriques présentés dans le chapitre précédent incitent à voir des situations dans lesquelles les objectifs, croyances et causes de révoltes des acteurs sont fourmillantes de diversité et en perpétuelle (re)construction. Le modèle de Kuran est somme tout à prendre pour ce qu’il est : un

modèle, qui tout en aidant à saisir comment les intentions s’articulent dans l’action, n’explique pas

les préférences des individus. En cela, son usage ne se limite pas aux cas où la mobilisation expose l’acteur à des sanctions formelles, légales, matérielles ou corporelles. Il est tout autant applicable aux nombreuses mobilisations dans lesquelles les coûts d’une erreur de cadrage ou d’anticipation sont surtout de l’ordre de la sensation de ridicule, de l’atteinte à la réputation ou d’autres sanctions diffuses129.

Enfin, une ultime condition pour espérer un usage éclairant du modèle de la cascade est de saisir que les enchaînements que l’on appelle parfois « effets dominos » (ou « contagion ») ne reposent pas sur une simple série linéaire d’engagements, mais sur des phénomènes d’évaluations mutuelles entre acteurs, et aussi entre organisations, établissements et autres unités collectives mobilisées.

Comme on l’a vu, au lycée Zola, le premier blocage est décidé la veille par un petit groupe d’amis dans une soirée. Les discussions ce soir-là n’ont pas porté sur les raisons de la colère. Elles ont

127 « Sparks and Prairie Fires: A Theory of Unanticipated Political Revolution », Public Choice, vol. 61, n° 1, 1989, p.

60, traduction personnelle. Voir plus largement p. 49 et suivantes.

128 « De la question de l’imprévisibilité des révolutions… », art. cité, p. 133.

129 Voir Timur KURAN et Cass SUNSTEIN, « Availability Cascades and Risk Regulation », Stanford Law Review, vol.

porté à plusieurs reprises sur le fait que d’autres établissements, notamment le lycée Voltaire à Paris, étaient déjà mobilisés et qu’on pouvait en attendre autant de Zola qui « est quand même un lycée très engagé […] qui a une histoire » (Aylan). A Saint Vincent de Paul, les entretiens avec ceux qui ont participé aux premières discussions sur l’organisation d’un blocage font apparaître comme élément récurrent de ces discussions qu’« on voulait montrer que le privé pouvait aussi se mobiliser ». Les relations d’évaluations entre établissements reposent ici sur trois relais principaux : la consultation de médias (comme pour la comparaison avec le lycée Voltaire) ; les réseaux d’interconnaissance entre élèves de différents établissements (qui reposent parfois sur le militantisme dans une même organisation, ou sur des loisirs et clubs de sports partagés, comme entre des élèves de Zola et de lycées voisins) ; et les démarchages organisés par certains lycéens vers des lycées réputés moins mobilisés, comme ça a été le cas à Saint Vincent de Paul.

A plus petite échelle, des relations similaires sont observables entre individus et groupes d’individus. A Zola, Aylan admet qu’il s’était réjoui de « couper l’herbe sous le pied » aux organisations qui souhaitaient organiser un blocage dans les jours suivants, mais dont les représentants se sont finalement joints à l’action de ses amis et lui-même quelques minutes après l’avoir découverte. Dans les deux lycées étudiés, les entretiens conduisent également à décrire des scènes où, en découvrant le lycée bloqué (symboliquement, au moins) par divers accessoires, un nombre croissant d’élèves, a priori non mobilisés, se sont joints à l’action pour déplacer des poubelles, puis aller en chercher des nouvelles, s’échangeant des informations pratiques sur les lieux de récolte d’accessoires de blocage.

Clément, de Zola, sur le premier jour de blocage : « je me souviens, j’étais arrivé à 8h, quelque chose comme ça, ‘fin non, j’étais arrivé un petit peu en avance, il était 7h55, puis j’avais vu plein de mes amis qui me faisaient “ah Clément, faut aller bloquer !”, alors j’avais rien compris du tout, résultat, je me suis retrouvé à prendre des barrières, des poubelles et à les mettre devant le lycée, mais j’avais pas trop compris, au moment… » ; « On remonte, y a toute une longue rue qu’on peut prendre avant le lycée, et comme on passe en bas des cités, des trucs comme ça, on trouve souvent des cageots, des trucs comme ça, parce que les poubelles, comme y a des résidences à côté, c’est… c’est trop embêtant d’en ramener depuis cette rue-là, donc c’est des trucs qu’on pense être utiles qu’on ramène, et c’est une fois qu’on est au lycée qu’on se dit “bon, à tel endroit, là-bas y a plein de poubelles”. »

Ce modèle peut aussi être appliqué aux niveaux des individus, petits groupes et localités pour le cas des émeutes de banlieues. A petite échelle, c’est une partie des individus venus « pour voir » qui

permet le déroulement de la cascade, soit en prenant effectivement part aux violences, dégradations et incendies, soit, par leur seule présence, sans se salir les mains mais en renforçant l’apparente importance de la mobilisation. Les individus qui optent pour cette action « passive » participent aux mêmes course-poursuites que les auteurs directs de dégradations et en constituent même l’essentiel du contingent. Ils jouent ainsi un rôle essentiel dans la représentation du mouvement collectif en cours et l’incitation croissante à le rejoindre ne serait-ce que de façon superficielle. Les témoignages issus de l’entretien exploratoire sur une émeute, de sources de presse130 et de travaux sur les violences collectives131 convergent sur l’importance de cette forme de participation quelque peu trompeuse mais forte d’effets mobilisateurs réels.

L’extension des émeutes d’une localité de l’Est lyonnais à l’autre, difficile à observer dans les années 1980, survient quelques fois dans les années 1990. Elle repose sur les mêmes ressorts que pour les lycées : médiatisation des événements dans les médias locaux et nationaux132, et réseaux de connaissances circulant d’une commune à l’autre. La relative proximité entre plusieurs quartiers concernés par des expériences communes permet cette circulation à pied, mais la distance entre les plus éloignés133 n’est pas insurmontable, une partie des jeunes présents et même participant aux violences collectives utilisant des véhicules motorisés134. On observe des extensions d’émeutes

d’une ville à l’autre notamment dans des cas où plusieurs jeunes, liés à différentes communes, sont victimes d’un accident mettant en cause des policiers, comme en avril 1994135. Les émeutes restent

cependant le plus souvent localisées dans le quartier d’origine des victimes des bavures policières ou accidents déclencheurs qui seront présentés au chapitre 5. On reviendra plus en détail, dans ledit chapitre, sur les processus de diffusion nationale des émeutes, pas forcément sur une même semaine, mais sur différentes occasions, différentes années. On y verra que ces processus reposent largement sur le rôle de médias et associations ayant contribué, en particulier au début des années 1990, à l’association d’idées « bavure-émeutes », créant des rapports d’évaluation mutuelle dans la réalisation de ces performances de mobilisation, qui ont permis la diffusion des violences de l’automne 2005136.

130 Voir notamment celles mentionnées au chapitre 1 sur les défenses de jeunes « émeutiers » de l’Est Lyonnais lors de

procès et « Un étudiant dans le feu des émeutes » (entretien), Contrepoint (journal étudiant), n° 8 (hors série), 2007, p. 10-11.

131 On pense bien entendu à Randall COLLINS, Violence. A Micro-Sociological Theory, Princeton, Princeton

University Press, 2008.

132 Voir la chronologie et les éléments sur le tournant des années 1990 présentés au chapitre 5. 133 Comme la Grappinière et les Minguettes, cf. plan au chapitre 5.

134 En témoigne le fait que les violences qui, dans les années 1980 déjà, alimentent les discours sur le « climat

d’émeutes » ont le plus souvent lieu suite à des « rodéos » de voitures volées, courses-poursuites ou accidents dans lesquels les jeunes touchés conduisaient une voiture ou un cyclomoteur. Voir notamment Le Progrès, 12, 14 et 16 mars 1985, ou encore 19 et 20 juin 1987.

135 Le Progrès, 15 au 21 avril 1994.

136 Outre le chapitre 5 du présent ouvrage, voir Annie FOURCAUT, « Crises des banlieues, politique de la ville et

émeutes urbaines (1970-2005) », e-cours, version mise à jour en novembre 2012, consulté sur : http://e-cours.univ- paris1.fr/modules/uoh/paris-banlieues/u8/co/lecon08_web.html

On relèvera enfin un autre ressort et objet d’application de la « cascade », qui sera plus secondaire dans cette thèse, et qui concerne l’exposition croissante à laquelle conduisent les adhésions supplémentaires à une pétition, un événement ou une page sur les réseaux sociaux en ligne. Dans le cas de la mobilisation des riders de Bercy, une visibilité exponentielle liée à la « viralité » des partages sur Facebook contribue à expliquer que les « likes » remportés par la page du Collectif de défense du Palais omnisport de Bercy dépassent le millier en quelques mois sans que les hausses ne coïncident à chaque fois avec un travail de mobilisation particulier sur ce point. Comprendre ces adhésions implique bien sûr d’être conscient des diverses logiques à l’œuvre dans le choix de « liker » une page, qui peuvent être extrêmement variables selon les profils et usages de Facebook, certains likant des dizaines de choses par jour, d’autres beaucoup moins.

Le modèle de la cascade est donc un outil élémentaire mais riche pour comprendre comment un embryon de mobilisation peut conduire à une action parfaitement visible. Au fond, ce qui lui manque le plus cruellement pour expliquer les dynamiques de déclenchement d’actions contestataires est de saisir sur quoi repose l’inégalité de distribution de l’audace des acteurs qui permet le déroulement progressif de la cascade. On a donné sur ce point une première clé dans le chapitre précédent, en soulignant que les attitudes et rapports au risque des acteurs du déclenchement face à une occasion de mobilisation tiennent largement à leurs rôles du quotidien, qu’ils souhaitent entretenir ou transformer. On approfondira empiriquement la question un peu plus bas, après avoir apporté un éclairage général sur l’importance d’un usage plus situationnel des « seuils ».

2) Les effets immédiats des seuils de non-retour : marques d’engagement,

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