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Interactionnisme n’est pas amnésie : situations, histoires et individus pluriels

Les logiques des déclenchements

B) Les moments et leurs actions

1) Interactionnisme n’est pas amnésie : situations, histoires et individus pluriels

« Il suffira d’un signe, un matin […] Quelque chose d’infime, c’est certain » « Mais alors pour toi, la colère ou les frustrations n’expliquent rien à l’émeute ? »

Le déclenchement d’une action collective est assurément un phénomène complexe. Qui prétend le réduire à quelques lois simples et à l’analyse d’une brève situation se heurte inévitablement à des critiques qui tiennent souvent d’un malentendu sur l’objet étudié, que je chercherai ici à dissiper. J’adopterai dans les chapitres qui suivent une perspective interactionniste proche de celle d’Erving Goffman dans la majeure partie de son œuvre38 et de ce que les psychosociologues qualifient de situationnisme39. Au vu des errements qui ont marqué l’histoire des approches situationnistes40, il va de soi que ce choix n’est pas un postulat. Il résulte d’un constat empirique propre à mon objet : les moments précis où se joue le déclenchement ou non d’une protestation collective sont faiblement déterminés par les caractéristiques sociologiques, motivations et habitus des individus. Ces éléments jouent fortement dans l’attribution de rôles types aux participants et organisateurs de l’action, ainsi que dans le développement de diverses justifications à la mobilisation, mais pas dans les instants où se détermine le déclenchement. L’étude approfondie de ces instants mène à observer que l’entrée en action se joue dans l’emprise exercée par la structure et les logiques propres à une

situation qui est essentiellement vécue comme extérieure aux individus. Une telle approche suscite

parfois l’impression que mon intérêt se porte uniquement sur ce qui se passe pendant ladite situation. C’est là une part du malentendu qui m’a conduit à quelques reprises à de longues explications lors de séminaires sur l’étude des mobilisations. Ce malentendu peut être évité en quittant mon sujet le temps d’un exemple qui évoquera l’infiniment petit goffmanien.

38 Voir entre autres Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.

39 Susan T. FISKE, Psychologie sociale, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 15 et suivantes.

40 Voir notamment Thibault LE TEXIER, Histoire d’un mensonge. Enquête sur l’expérience de Stanford, Paris, Zones,

Un employé arrive au travail et croise son patron. Il lui serre la main. Pourquoi ? Parce que les deux individus se trouvent dans une situation type impliquant ce geste. On pourrait répondre que cette explication ne suffit pas, qu’il faut connaître les caractéristiques sociologiques et motivations des protagonistes : peut-être l’employé cherche-t-il à se faire bien voir de son patron, car il espère une augmentation qui lui permettra de subvenir à ses désirs divers. Peut-être. Mais cela n’explique pas le choix du geste à ce moment donné. S’il veut plaire à son patron, il peut le faire (et le fera peut- être) d’une infinité de manières, mais pourquoi lui serrer la main ? Et même s’il a peu d’intérêt pour l’image que son patron se fait de lui, il lui serrera la main tout de même. En somme, la motivation de l’employé est un objet d’étude tout à fait intéressant, mais elle n’explique pas la poignée de main. Si l’on veut comprendre pourquoi patron et employé effectuent ce geste, l’explication est à chercher dans la situation type dans laquelle ils se trouvent, qui se décline en trois niveaux :

– l’histoire devenue anonyme qui a conduit à l’adoption par des millions d’individus du rituel de la poignée de main ;

– l’histoire, plus récente, de nos deux protagonistes. Pas l’histoire propre de chacun, mais l’histoire des interactions qui les ont conduits à s’entendre sur le fait qu’eux aussi, lorsqu’ils se croiseraient au début d’une journée, adopteraient ce rituel, sans que cela ne soit spécialement affecté par leurs motivations ou humeurs du jour.

Les deux premiers niveaux m’amèneront, en partie 2, à intégrer dans mon travail le cadre théorique d’analyse de la construction sociale des institutions et de la réalité proposé par Peter Berger et Thomas Luckmann41. Mais cela ne signifie pas que la poignée de main soit toujours mécanique, d’où le troisième niveau :

– la façon dont les protagonistes reconnaissent la situation type ainsi que les calculs éventuels et préoccupations très concrètes qui les occupent au moment précis où ils décident d’effectuer l’action attendue ou (plus rarement) de s’écarter de cette attente.

Dans cet exemple, les dispositions déterminantes reposent donc bien essentiellement sur les expériences passées42. Mais sur des expériences bien définies : celles qui conduisent à connaître et reconnaître la situation type en cause, à intérioriser une faculté d’y mobiliser les schèmes d’actions adéquats sans commettre d’erreur de cadrage43.

Il en va de même lorsque des jeunes d’un quartier donné se livrent à une « émeute » suite à une bavure policière. Une erreur fréquente consiste à croire que ce sont les motivations ou les caractéristiques sociales (privation de ressources économiques, culturelles ou d’action collective) des émeutiers qui expliquent leur geste. Cela revient à affirmer que la réaction collective va de soi

41 La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 2006.

42 Sur ces liens entre passé et événement contestataire présent, voir aussi Bruno GOBILLE, « L’événément Mai 68.

Pour une sociohistoire du temps court », Annales. Histoire, sciences sociales, 63e année, 2008/2, p. 321-349. 43 Cf. Bernard LAHIRE, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Hachette, 2001, p. 117-119.

pour eux et qu’ils ne maîtrisent que ce geste comme mode d’expression, qu’ils n’ont aucune connaissance de la diversité des modes d’action disponibles dans les répertoires contemporains, que brûler des voitures est inscrit dans le génome des classes populaires. Or, l’étude historique qui sera présentée au chapitre 5 montrera qu’à y regarder de plus près, la réaction émeutière, tout comme son moment, est tout sauf une évidence. Elle montrera aussi que le renoncement explicatif présenté plus haut n’est pas une fatalité : on peut faire la part des choses entre les variables qui jouent ou non dans ce geste.

Tout comme le rituel de la poignée de main, l’émeute a lieu parce qu’un processus – en l’occurrence essentiellement situé dans les années 1980 et au début des années 1990 – a conduit à reconnaître une situation type où, à un moment donné, les violences collectives sont la conduite à adopter (certes pas la seule, et des manifestations silencieuses auront souvent lieu les jours d’après). Les schèmes d’action mobilisés pour de telles violences existent déjà au début des années 1980. Mais il n’est implicitement « convenu » qu’ils seront mis en œuvre en réaction à des bavures policières qu’à l’issue d’une histoire qui s’étend sur toute cette décennie et un peu plus. Autrement dit, comme l’a souligné Bernard Lahire, la transposabilité des schèmes d’action ne coule pas de source44. Un

suicide par le feu à Sidi Bouzid peut déclencher une révolte dans contexte précis, cela ne suffira pas à ce que chacun des suicides par le feu qui suivent n’entrainent de révoltes. La transposition d’une manière d’agir déjà maîtrisée vers une situation nouvelle est souvent le fruit de processus de constructions historiques. Cette transposition n’est donc pas inéluctable, elle dépend de contingences multiples et c’est l’étude de ces contingences qui permet réellement de comprendre pourquoi des jeunes réalisent ce geste-ci à ce moment-là.

On peut bien sûr ne pas souhaiter participer à l’émeute, mais il sera difficile pour un individu d’enrayer les choses en proposant une nouvelle façon de faire. Il en va de même pour certains blocus de lycées, pour des grèves de salariés ou pour les manifestations du 1er mai : ces modes d’action et leurs moments, sans être pour autant définitivement figés, s’expliquent par la reconnaissance par les acteurs de situations types construites et typifiées par l’histoire.

A contrario, il est extrêmement difficile de se révolter sans moyens de coordination

collective dans des situations où l’action protestataire n’est pas « prévue ». En témoignent les nombreux cas de déclarations faites par des personnalités publiques qui sont définies comme « scandaleuses » au bout de quelques minutes ou heures mais ne suscitent que l’incertitude sur la posture à adopter dans la salle ou sur le plateau télé où elles ont lieu. Entre autres exemples, les déclarations de Lars Von Trier sur Hitler au

44 Ibid., cf. p. 136-155 la discussion sur les travaux de Jean Piaget et la surévaluation par Pierre Bourdieu de la

festival de Cannes 2011, ou de Jean-Paul Guerlain sur les « nègres » lors d’un journal télévisé en 2010. Certaines de ces situations offrent cependant des portes de sortie de l’attentisme, j’y reviendrai au chapitre 4 en présentant une expérience menée avec deux classes de lycéens.

Pour les lycées comme pour les émeutes, comprendre pourquoi les premiers individus choisissent d’incarner ou non une supposée protestation dont le mode d’action s’impose largement à eux, c’est comprendre :

– comment ils reconnaissent l’imposition de ce mode d’action ;

– quelles sont leurs préoccupations concrètes sur le moment, leurs stratégies et moyens de communication pour gérer la situation et, parfois, se mettre en position de la transformer par des initiatives plus ou moins originales.

Ces logiques et dynamiques propres à l’action contestataire seront l’un des principaux objets de cette thèse45.

Cela ne signifie pas que la colère ou les motivations des participants seront absentes des chapitres qui suivent. Il conviendra simplement, comme pour toute ressource d’action, de les mettre à la place qui est la leur dans le processus de construction des situations où se joue le passage à l’acte. Elles constituent avant tout – à condition d’être partagées – ce qu’Annie Collovald et Lilian Mathieu ont qualifié de « bases d’échanges »46, structurant les anticipations des uns et des autres en leur faisant

savoir qu’ils se trouvent dans une situation où ils ne sont pas les seuls à être tentés par la possibilité de passer à l’action.

45 En cela, mon approche présentera nombre de points communs avec celle de Ralph Turner et Lewis Killian, qui ont

expliqué l’émergence de « comportements collectifs » en posant leur loupe sur la façon dont les canaux de communication formels ou informels (rumeurs…) permettent l’émergence localisée de normes comportementales et la coordination. Ralph TURNER, Lewis KILLIAN, Collective Behavior. second edition, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall, 1972, p. 57 et suivantes. Voir p. 30-56 sur le rôle des canaux informels comme la rumeur dans les situations marquées par l’incertitude. Les auteurs s’appuyent en particulier sur les travaux d’Herbert Blumer (« Collective behavior », in Joseph B. Gittler (dir.), Review of Sociology. Analysis of a Decade, New York, John Wiley & Sons, 1957, p. 127-158), sur la psychologie de l’influence dans les petits groupes (cf. chapitre 3 du présent ouvrage) et sur une lecture micro-sociologique de la théorie de Neil Smelser (Theory of Collective Behavior, op. cit.).

46 Annie COLLOVALD et Lilian MATHIEU, « Mobilisations improbables et apprentissage d’un répertoire syndical »,

Politix, n° 86, 2009/2, p. 124-125 : « Les analyses de l’action collective en termes de “frustration” ou de “frustration

relative” ont été critiquées et bien souvent à juste titre. Pourtant, à les rejeter sans bénéfice d’inventaire, on risque d’oublier combien les situations vécues dans le travail et hors travail constituent des expériences éprouvantes ; celles-ci, même si elles suscitent toute une série de mécontentements dispersés, vécus sur un mode individuel et dénués de toute orientation politiquement constituée, n’en préparent pas moins une base d’échanges entre des salariés désunis, pouvant devenir une ressource d’impulsion à une action collective. Contre toute attente, ce sont ici les politiques de recrutement et les modes de management, pensés pour forcer au silence, qui déclenchent involontairement chez certains des déterminations à l’insubordination en les contraignant ‘‘à l’audace’’ afin de préserver la part de dignité à laquelle ils estiment avoir droit. » Une approche similaire des « frustrations » est lisible dans André LOEZ, 14-18. Les refus de la

guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010, p. 117 et suivantes. L’idée de « base d’échange » présente cet

intérêt particulier de rendre possible un recours aux « frustrations » uniquement pour ce qu’elles sont dans les interactions, c'est-à-dire un élément parmi d’autres sans statut particulier. En somme, elles jouent parfois un rôle mais ne sont pas une condition nécessaire à l’action collective. Les pistes ici avancées laissent même penser qu’elles y sont moins souvent nécessaires que ne l’est le fait de supposer qu’elles existent chez les autres.

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