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Les effets immédiats des seuils de non-retour : marques d’engagement, typification de l’action et logiques de situations successives

Les seuils menant à la protestation visible

A) La place des seuils dans le déclenchement de l’action contestataire Engagements visibles et identification d’une action collective

2) Les effets immédiats des seuils de non-retour : marques d’engagement, typification de l’action et logiques de situations successives

Les approches en termes de cascade ont donc un double intérêt :

– elles permettent de comprendre le rôle d’événements d’allure minime dans le déclenchement ; – elles conduisent à souligner que, pour être compris en détail, le décollage d’une action contestataire ne doit pas être vu comme une dynamique régulière ou continue mais comme une suite de situations aux structures d’information différentes. Elles rejoignent en cela l’approche de William Sewell et Doug McAdam, qui portent le regard sur les modifications structurelles des situations induites par des « événéments transformateurs » à certaines étapes de l’action

collective137. Mais aussi celle de Michel Dobry, qui présente la progression d’une mobilisation

comme une succession d’étapes relativement autonomes les unes des autres et habitées par des logiques de situations diverses. S’appuyant sur Clausewitz, Michel Dobry note que dès lors qu’une logique de situation associée à un type de conflit (un conflit guerrier par exemple) s’impose aux protagonistes, « elle tend à s’arracher aux conditions de sa genèse »138. Le fait qu’une activité sociale soit à un moment donné reconnue ou étiquetée comme « mobilisation », « mouvement social » ou « émeute » a de multiples effets sur son déroulement et génère chez les acteurs de nouvelles réflexions et conduites. Ces dernières apparaissent en grande partie déconnectées de ce qu’elles étaient dans les conditions qui ont précédé et mené à cet étiquetage.

Là où les auteurs du public choice cités plus haut proposent des modélisations globales de la succession des seuils, ces approches se distinguent en resserrant la focale sur les effets concrets de chaque seuil en tant qu’il produit une situation à laquelle il convient de s’intéresser indépendamment de ce qui la suit. Ces seuils y sont donc avant tout appréhendés et définis par leurs

effets de basculement vers des logiques nouvelles, a priori sans retour vers les précédentes.

Dans les premiers stades de l’action contestataire, ces seuils de non-retour consistent en des faits et actes qui contribuent à définir ou typifier une situation encore indéfinie, à faire reconnaître un style d’action donné (grève, manifestation, blocage, émeute…) alors que ce n’était pas faisable avant. C’est ce qui déterminera notamment les attitudes des participants potentiels ou des agents chargés du maintien de l’ordre. Des poubelles devant l’entrée du lycée sont chargées de sens, elles font appel aux connaissances des observateurs (lycéens, personnel de l’établissement…), les menant à reconnaître une situation de « blocage » ou « blocus », qu’ils ont déjà vécue directement ou dont ils ont déjà entendu parler. Là où il y avait encore incertitude avant sur ce qui se passait/allait se

passer – le mode d’action du blocage n’allant pas toujours de soi dans les répertoires lycéens ou

étudiants139 – cette reconnaissance réduit les possibles et leur impose divers choix décisionnels : pour les lycéens, participer ou non, où aller chercher du matériel supplémentaire, comment poursuivre, faire des tracts, occuper les lieux, etc. ; pour le personnel dirigeant, prendre une position publique de sanction ou non, etc. Et cette reconnaissance, même si elle constitue un acte central du déclenchement, ne signifie pas qu’un engagement massif suivra. Elle peut « refroidir » certains si l’action lancée leur apparaît faiblement intéressante (comme des collages d’affiches pour une partie

137 Doug McADAM, William SEWELL, « It’s about Time: Temporality in the Study of Social Movements and

Révolutions », in Ron Aminzade et al., Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 89-125.

138 Michel DOBRY, « Ce dont sont faites les logiques de situation », in Pierre Favre, Olivier Fillieule, Fabien Jobard

(dir.), L’atelier du politiste. Théories, actions, représentations, Paris, La découverte, 2007, p. 128-131. Voir également, du même auteur « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, 2000, vol. 50, n° 4, p. 604 et suivantes.

139 Romuald BODIN, Bertrand GEAY, Vincent RAYNAUD, « Le “coup du blocus” », in Bertrand Geay (dir.), La

des personnes concernées par la mobilisation de Bercy), ou entraîner de fortes mesures de contrôle des corps par les forces de police qui pensent voir démarrer une « émeute ». On notera enfin que la reconnaissance d’un mode d’action type n’implique pas forcément d’accord sur le nom de cette action :

« Y a eu… les événements qu’on a connus cette année-là. Les interpellations… les soulèvements… les émeutes et tout. Tu vois, après, les gens, ils appellent ça “soulèvement populaire”, “émeute”, bref, on peut donner pas mal de prénoms à ce qui s’est passé. Y a eu trois jours assez violents. […] tu vois un peu comment ça se passe. C’est jeunes contre policiers, policiers contre jeunes, si tu veux, t’as quarante policiers là, t’as quarante policiers là, t’as quarante policiers là. Et les jeunes, c’est des électrons libres. Et tu vois tout ça, tu te dis c’est à la télé que tu vois ça. Tu vois, mais bon, c’est la réalité, c’est comme ça. » (Entretien exploratoire avec Houcine)

Le non-retour s’explique également, du côté de ceux qui se sont déjà publiquement exposés, par les coûts anticipés ou même l’impossibilité d’une volte-face : être vu comme un lâche, un traître, un jaune… ou tout simplement « passer pour un con » ou pour un fou. Car il n’est pas nécessaire de faire appel au vocabulaire du militantisme ouvrier pour le comprendre : dès lors qu’un public a pu observer les faits, avoir placé des poubelles et pancartes devant le lycée puis les retirer aussitôt sans raison apparente mène moins à annuler les effets du premier acte qu’à créer une forme d’étrangeté. De la même façon, difficile de concevoir qu’un individu qui vient de mettre à feu une voiture devant un groupe d’amis ou de connaissances décide au bout de quelques instants de tenter d’éteindre l’incendie. Sans être forcément aussi spectaculaires qu’une voiture en flammes, les actes déclencheurs engagent la face de leurs auteurs – quand ces derniers sont un minimum visibles – en ce qu’ils ne leur permettent pas de revenir à la situation antérieure. Un constat qui ressort des différents terrains étudiés est que, dans les quelques cas où des individus visiblement engagés dans le déclenchement de l’action contestataire abandonnent avant de le concrétiser, ceux-ci sont confrontés à la nécessité d’une justification auprès d’autres. Les justifications s’appuient généralement sur l’irruption d’un nouveau risque lié à la participation, une menace de sanction ou un empêchement plus strict survenue entretemps. A Saint Vincent de Paul, un élève ayant participé à une tentative de blocage infructueuse plus tôt dans la semaine a dit aux autres, le jour du « vrai blocage », qu’il était retenu chez lui car le proviseur avait contacté ses parents.

Des retraits « discrets » de personnes engagées sont possibles mais rares, du moins sur les terrains observés. Je n’en compte aucun pour le cas de la mobilisation de Bercy où

j’ai pu relever en détail la liste des individus s’engageant sur telle ou telle action. On relève certes quelques abandons dans un entretien réalisé avec un syndicaliste à propos d’une grève dans un hypermarché parisien à laquelle il venait de participer. Suite à « l’échec » de négociations avec la direction sur les salaires et conditions de travail, le syndicat majoritaire du magasin a annoncé le dépôt d’un préavis de grève pour une journée de forte fréquentation. Une cinquantaine d’individus s’y sont joints, mais le jour de la grève, « 6 ou 8 personnes » ont finalement travaillé. L’enquêté précise cependant plus tard que ces dernières ne se sont pas décidées au dernier moment et avaient fait savoir dès le début que leur participation était incertaine.

De façon générale, la fugacité de l’objet étudié dans cette thèse conduit à accorder de l’importance à des micro (voire nano) seuils. Sera retenu tout acte individuel (ou de petit groupe) qui marque une forme d’engagement nette dans l’action collective, pemettant aux acteurs de s’assurer réciproquement de leur participation. Il peut s'agir d’un engagement écrit (le plus fréquent dans la mobilisation de Bercy) ou oral à venir au rendez-vous, de la préparation à plusieurs de projectiles incendiaires (pour les émeutes), de quelques mots échangés pendant la préparation d’une banderole chez soi le soir avec des amis, du fait d’arriver au lycée avec des poubelles récupérées en chemin ou montrant que l’on a apporté des chaînes et un cadenas, un mégaphone ou encore en portant une cagoule.

Il est d’ailleurs tentant de négliger cet aspect lorsque l’on évoque le port de la cagoule, d’un masque ou d’une capuche et d’une écharpe dans la préparation d’actions contestataires. Cette pratique observée dans certaines émeutes, courante dans les mobilisations lycéennes et largement vue à Saint Vincent de Paul doit être considérée comme une marque d’engagement. Là où il est fréquent de voir une façon de se rendre anonyme, le port d’un accessoire masquant le visage doit aussi être compris comme l’apport d’un matériel de mobilisation visible, comme une façon de marquer sa participation au jeu et de faire savoir que l’on est prêt à être « en première ligne » ou à contribuer aux actes les plus risqués. A Saint Vincent de Paul, plusieurs de ceux qui initient le premier blocage portent de tels accessoires – idem pour ceux qui, une fois le blocage commencé, jetteront des aliments sur le personnel dirigeant de l’établissement. L’un d’eux porte un masque. Un autre, qui est venu avec capuche et écharpe, affirme qu’il savait qu’il serait reconnu au moins par ses camarades. L’un de ses camarades vient d’ailleurs cagoulé aussi, mais est rapidement identifié et sanctionné par la direction : il s’agit d’un des rares élèves aux yeux bridés dans le lycée. L’idée selon laquelle ces accessoires n’empêchent pas d’être reconnu ressort aussi de certains témoignages de militants de

black blocs140. Même si cette dimension souvent oubliée des masques et cagoules devait être

140 Voir notamment « Il y a des moments où c’est intelligent d’aller tout péter », Libération.fr, 26 mai 2016,

soulevée, il n’est pas question de nier l’existence de moyens d’« avancer masqué » au sens figuré. Au lycée Saint Vincent de Paul, où les craintes de sanctions sont fortement présentes, certains élèves ont par exemple recours à l’écriture sur les tables des salles de classe comme moyen d’informer des futures tentatives de blocage141.

Les approches présentées ci-dessus se rejoignent en ce qu’elles définissent la progression des mobilisations comme le fruit d'une succession de seuils franchis par des unités ou acteurs donnés et dont la visibilité permet d'entraîner la participation d'autres. Par là, elles rendent compte de l’importance des interactions dans le démarrage d’une action collective. Elles tiennent parfois compte du fait que les acteurs peuvent être conscients des logiques dans lesquelles leur action s’intègre et cherchent à anticiper ou amplifier les effets de certains seuils – passant parfois par les étapes intermédiaires que constituent des modes d’action peu coûteux ou pas vraiment engageants que sont par exemples des assemblées générales dans les lieux où elles sont relativement banales. Michel Dobry explique ainsi qu’une large partie des assemblées de grèves lors de mouvements nationaux ou multisites, notamment dans les universités, soit consacrée à une activité d’évaluation réciproque des différentes étapes franchies par les autres unités de mobilisation (facultés voisines…) permettant de voir si le mouvement « prend ». Une figure caractéristique en est l’effet mobilisateur du « surgissement de l’imprévisible » que peut représenter l’entrée en action d’un site réputé difficile à mobiliser142. Ce surgissement jouera un rôle important dans une grève d’étudiants

en odontologie présentée dans quelques pages, et dans le cas des riders de Bercy où, on le verra plus en détail au chapitre 3, la communication autour d’une action improbable factice constituera un outil de mobilisation décisif pour les actions suivantes. Mais dans les deux cas, la dimension « imprévisible » relève surtout d’un travail pragmatique de mise en scène. Idem pour l’entrée en mobilisation d’une fac de droit(e) dans le cadre d’un mouvement étudiant : la surprise que cela est censé représenter en dit davantage sur la façon dont l’événement est présenté aux étudiants mobilisés que sur ce qui s’est passé avant au niveau du site en question pour que la chose ait lieu. Cette remarque m’amène à la plus importante limite de la plupart des travaux évoqués ici sur les seuils de mobilisations. Certains de ces travaux présentent ces seuils comme unités de base d’une dynamique de cascade qu’ils n’étudient que de façon globale. Chose relativement courante dans les

141 Ce type de messages se trouve peut-être aussi à Zola, mais seuls les entretiens avec les élèves de Saint Vincent de

Paul l’ont fait apparaître comme un moyen de communication significatif.

142 Michel DOBRY, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations

étudiantes de novembre-décembre 1986 », in Pierre Favre (dir.), La manifestation, Paris, Presses de Sciences po, 1990, p. 366 et 371. Cf. aussi Lilian MATHIEU, « Les mobilisations improbables : pour une approche contextuelle et compréhensive », in Stéphane Cadiou, Stéphanie Dechézelles et Antoine Roger (dir.), Passer à l’action : les

mobilisations émergentes, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 194 et suivantes. Et Christophe AGUITON et Lilian

MATHIEU (dialogue réalisé le jeudi 4 novembre 2010), « Une combativité intacte », in Christophe Aguiton et alii,

approches issues de la tradition du public choice, ils traitent des préférences individuelles, de l’audace et la frilosité inégale des acteurs comme d’hypothèses théoriques sans forcément les fonder sur des observations empiriques. Il faut donc faire appel à l’étude en situation des positions et rôles respectifs des individus engagés pour mettre en pratique le modèle. D’autres de ces travaux permettent d’observer les seuils de plus près mais s’intéressent moins à leurs causes qu’à leurs conséquences et exploitations par les mobilisés. Les critères qui assurent qu’un fait entraînera le basculement d’une logique de situation à une autre n’y sont pas réellement définis143 et, surtout, les mécanismes qui poussent les acteurs à franchir tel ou tel seuil n’y sont pas détaillés. De sorte que ces différents travaux et approches partagent un point commun : les seuils, qui y sont définis avant tout par leurs effets (élément de définition que je conserve ici), sont étudiés également pour leurs effets. Les conditions de leur franchissement sont généralement réduites à l’aléatoire, comme si on ne pouvait en dégager de règles structurelles.

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