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Chercher ce qui se passe à l’avant des seuils déclencheurs

Les seuils menant à la protestation visible

B) Comment s’engager avant le déclenchement

1) Chercher ce qui se passe à l’avant des seuils déclencheurs

Deux questions seront au cœur de cette partie : qu’appellera-t-on précisément seuils déclencheurs ? Et comment les acteurs s’engagent-il à les franchir ?

143 Michel Dobry note, pour expliquer certains franchissements et basculements, l’existence d’une logique de prophétie

autoréalisatrice – que l’on pousse plus en avant dans cette thèse – mais cette proposition est présentée comme une tendance parmi d’autres. « Calcul, concurrence et gestion du sens… », art. cité.

Eléments de définition des déclenchements d’actions protestataires

Comme annoncé en introduction, la question centrale ici ne concerne pas les seuils qui déterminent l’ampleur d’une mobilisation ou ses répercussions. La problématique de l’ouvrage porte sur les seuils où se joue le fait que l’action contestataire ait lieu ou non. C’est pour cela que j’ai choisi de m’intéresser en priorité à des cas limites de mobilisations incertaines, où le passage à l’acte ne va pas de soi. Pas à des mouvements nationaux, donc, mais à des actions ou séquences d’actions données sur un site donné. C’est pourquoi les mobilisations nationales comme le mouvement contre la réforme des retraites de 2010 sont présentes dans cette thèse, mais seulement en toile de fond pour comprendre le contexte de chaque action contestataire étudiée.

Ainsi, chaque action protestataire, au sens d’action située localement, pourra être isolée avec ses conditions de (re-)déclenchement propres (contraintes, opportunités…), mêmes si celles des unes peuvent dépendre des autres. Mon objet ne se borne pas au déclenchement de la toute première action de grève du tout premier site engagé dans une mobilisation destinée à devenir nationale, mais vise à comprendre chaque déclenchement local144. En font partie le commencement du blocage d’un lycée lors d’une période de grève, mais aussi son recommencement chaque matin, puisque les coûts et contraintes renaissent partiellement à l’aube avec l’évacuation du matériel accumulé devant la porte par le personnel de l’établissement ou de la ville, et du simple fait de devoir refaire le déplacement sur les lieux chaque matin. De même pour les émeutes, qui se déroulent généralement le soir : la mise en place de dispositifs policiers et les routines quotidiennes reconstruisent des contraintes chaque jour, de telle sorte qu’une continuation du mouvement nécessite parfois un travail de coordination explicite fort. La première série d’émeutes étalée sur plusieurs jours suite à un décès dans l’Est lyonnais, à l’automne 1990, est d’ailleurs celle où le deuxième jour d’action porte plus nettement que dans tous les autres cas les caractéristiques du rendez-vous planifié. Le décollage des violences y est relativement rapide, à une heure inattendue, suite à l’exposition en public de plusieurs accessoires d’engagement dans l’action : cagoule, arme à feu… Cela ne signifie pas, bien entendu, que tous les participants étaient informés préalablement.

Les accessoires de mobilisation affichés par les protagonistes sont des outils déterminants non seulement pour franchir les seuils de l’action, mais aussi pour étudier cette dernière. Relever ces accessoires permet d’objectiver les conditions du déclenchement, et donc de relativiser la valeur des présentations spectaculaires issues des témoignages reconstruits par les journalistes selon qui, ce deuxième jour, « peu

144 D’où les références dans la seconde partie de l’ouvrage, à une échelle micro-sociologique, à des outils construits

avant 15h [en] l'espace de quelques secondes, une série d'exactions déclenchèrent l'émeute. Ce fut un homme cagoulé sur un scooter tirant un coup de feu en l'air avec un fusil à pompe, puis une voiture-bélier fracassant la vitrine d'un “Intermarché” et enfin la mise à feu du centre commercial du Mas-du-Taureau, un ensemble de plusieurs centaines de m2. Sous les yeux de plusieurs centaines de badauds postés aux fenêtres des tours environnant l'endroit et tandis que les compagnies de CRS, en effectifs restreints étaient prises de vitesse »145.

Dans tous les cas où il y a absence de ressources matérielles et organisationnelles très stables et institutionnalisées (et par exemple de préavis de grève déposé par une organisation…), les conditions et contraintes de mobilisation sont ainsi partiellement reconstituées, se rejouent à chaque séquence ou journée d’action où il faut se retrouver et reprendre un travail collectif, et nécessitent un nouveau travail de mobilisation. De sorte qu’au lieu d’observer la « dynamique » ou la « montée en puissance » du mouvement, il est plus adéquat d’en voir chaque redémarrage. Autrement dit, d’isoler chaque matin pour les lycées, chaque soir pour les émeutes, chaque recommencement. La nouvelle action ne se fait certes pas ex nihilo – au même titre que la première. Son déclenchement repose sur les conditions créées par les événements des jours précédents qui ont pu porter des fruits tels que le maintien d’une partie du matériel de mobilisation sur les lieux (ou dans une cachette à proximité) et des repères plus ou moins objectivés ou institutionnalisés comme les habitudes prises par les participants concernant les heures et lieux de rendez-vous.

Dans les deux lycées étudiés, l’ensemble du matériel de blocage (poubelles, chaises, chaînes, etc.) était retiré quotidiennement puis réinstallé le matin par les élèves mobilisés. Cette installation se faisait cependant plus facile au fil des jours : les heures de rendez-vous étaient répétées, que ce soit devant le lycée ou sur le chemin avec un camarade un peu plus tôt, les lieux de récupération étaient déjà identifiés.

Dans le cas, présenté en détail quelques pages plus loin, de la mobilisation des étudiants en odontologie, l’essentiel du matériel d’affichage a été produit pendant la première journée de grève. Il était rangé dans un local puis ressorti pour les suivantes. Le calendrier de présence aux journées d’action s’est largement calqué sur le calendrier ordinaire de présence au travail de chacun des participants.

Pour les émeutes dans la banlieue lyonnaise dans les années 1990, lorsqu’elles s’étalent sur plusieurs jours d’affilée146, c’est bien souvent une soirée où apparait une nouvelle

145 Le Progrès, 8 octobre 1990.

contrainte (fin du weekend, pluie), qui entraine une nuit « calme » et met fin au mouvement.

La dynamique globale du « mouvement » constitue l’un de ces fruits. Même si elle ne rend pas justice à ce qu’est réellement l’entretien d’une mobilisation dans la durée, elle existe aux yeux des acteurs et c’est souvent à travers son prisme qu’ils perçoivent les chances de réussite plus ou moins importantes de l’action à venir. Au lycée Zola, c’est par exemple en voyant « l’essoufflement » de la mobilisation de l’automne 2010 qu’un nombre important d’élèves renonce à se rendre au lycée à l’horaire de rendez-vous habituel des blocages après les vacances scolaires.

Pour définir les seuils déclencheurs, il faut aussi se poser la question suivante : à quel moment considèrera-t-on qu’une action contestataire est déclenchée ? L’idée même d’action contestataire – de protestation collective, de mobilisation protestataire, etc., quelle que soit l’expression retenue, celles-ci étant le plus souvent interchangeables dans le langage courant – est un objet scientifique basé sur un concept indigène. C’est pourquoi, pour définir le déclenchement d’une telle action, on utilisera aussi un référentiel indigène. Comme on l’a entrevu en introduction, sera déclenchée une action collective contestataire qui sera considérée comme déclenchée par ses participants. C’est-à- dire dans laquelle ces derniers auront agi de façon à se donner à voir à un public extérieur comme réalisant une action reconnaissable comme action contestataire, grève, manifestation, etc. Ce seuil d’identification peut se situer à des niveaux fluctuants selon les groupes, milieux et époques. Une réunion préparatoire peut ainsi être considérée par des étudiants syndiqués comme l’ordinaire quotidien, et par des skaters comme étant déjà en soi une forme de protestation publique génératrice d’incertitude (chapitre 3).

Le choix de se référer à la perception des participants plutôt que d’un public extérieur présente plusieurs avantages. L’un de ces avantages est d’offrir une définition du déclenchement relativement claire, cohérente et en même temps accessible à l’enquêteur. Si l’on devait se baser sur les perceptions d’un public extérieur, à qui demander ? L’immense majorité des mobilisations est ignorée de la plupart des gens. Une mobilisation de courte durée pourrait bien être déclarée déclenchée par le spectateur qui était sur les lieux au bon moment, et nulle et non avenue par celui qui est arrivé une heure après et n’y a vu qu’une vague tentative avortée. Un autre avantage tient à la fécondité de l’objet étudié : dès lors que l’on s’intéresse aux effets d’un type de situation donné sur un ensemble d’individus, il apparaît logique de découper cette situation en s’appuyant sur les perceptions de ces derniers, puisque c’est en partie le fait de la reconnaître qui les conduit à adopter tel ou tel comportement.

reconnaissance d’une action contestataire paraisse un peu floue. Notamment quand l’anticipation de certains risques conduit les acteurs à opter pour des premiers actes laissant planer une part d’incertitude sur ce dans quoi ils s’engagent. Dans bien des cas, une action contestataire n’est pas un rendez-vous où l’on se retrouve en sachant précisément comment finiront les choses, mais le fruit d’une série d’interactions dans laquelle des stratégies de tâtonnement menées par des individus ou petits groupes rendent difficile l’identification d’un point de déclenchement147.

Mais cette complexité n’empêche pas de poser des bornes au déclenchement. Dans les entretiens menés avec les acteurs de la première heure, c’est précisément l’exposition de leur participation à une action contestataire au regard d’autres qui ne sont pas des participants immédiats, qui détermine le fait de qualifier cette action comme ayant eu lieu ou non. Des élèves de Saint Vincent de Paul disent avoir cherché à bloquer leur lycée dans les jours qui précèdent ce qu’ils appelleront finalement le « vrai blocage ». Ces tentatives préalables ont consisté en plusieurs déplacements exploratoires et courses-poursuites avec des membres du personnel de l’établissement, mais à aucune réalisation visible au moment de l’arrivée des autres élèves, à part des rumeurs relayées avec dérision sur les quelques exploits d’untel ayant eu lieu à l’aube. Les protagonistes de ces tentatives acceptent de les raconter lorsque j’insiste un peu, mais commencent systématiquement par nier leur caractère pertinent, voire l’existence d’une action : « y a pas eu de blocage ce jour-là », « il s’est rien passé », « il y a rien eu ».

Il n’est pas certain que les bornes d’une action déclenchée telles que définies a posteriori dans un entretien coïncident avec une réalité perçue par les individus pendant l’action. Mais même quand cette coïncidence n’a pas lieu, le principe de définition énoncé plus haut semble pertinent pour comprendre les ressorts de l’action. Par exemple dans le cas de Saint Vincent de Paul où c’est la difficulté à se coordonner pour oser franchir le cap des signes clairs du blocage (pose de banderoles et autres objets visibles devant l’entrée…) qui fait que les élèves ne font rien d’autre, les premiers jours, que jouer « au chat et à la souris » (Marie).

Les types de seuils déterminant le déclenchement, les interactions, préoccupations et calculs qui les précèdent

Il n’y a pas forcément coïncidence non plus entre le seuil de l’action déclenchée et les seuils lors desquels se joue le déclenchement. Autrement dit, le passage à l’action peut être joué avant même

147 Voir Gérôme TRUC, « La violence en situations : entretien avec Randall Collins », Tracés, n° 19, 2010, p. 239-255.

C’est par exemple plusieurs fois le cas dans l’Est lyonnais et dans divers quartiers de France lorsqu’ont lieu des « rassemblements spontanés » suite à une bavure ou un meurtre, lors desquels s’engagent des violences verbales et jets de projectiles faisant « monter la tension » entre jeunes et agents de police sans qu’il ne soit apparemment possible d’anticiper la suite des événéments.

d’avoir lieu. Il est même fréquent que les étapes déterminant objectivement le déclenchement précèdent ce dernier de quelques minutes, heures ou jours : il existe des seuils de non-retour après

lesquels on ne voit plus de défections déterminantes jusqu’à l’instant T, en raison de l’engagement

qu’y prennent certains acteurs. Comprendre à quoi s’est joué le déclenchement revient alors à connaître les conditions concrètes dans lesquels quelques acteurs ont franchi ces seuils.

Dans le cas du premier blocage de Zola, quatre amis ont fixé un rendez-vous la veille au soir puis ne se sont pas recontactés jusqu’à l’heure de ce rendez-vous, où ils étaient tous présents. Comprendre ce qui a permis le déclenchement revient donc à saisir précisément la force de l’engagement oral de la veille et, surtout, comment il a eu lieu. Idem à plus grande échelle pour les blocages des jours suivants, les lycéens se donnant rendez-vous l’après-midi pour le lendemain à heure fixe.

C’est par cette régression explicative que l’on pourra, en particulier dans les chapitres 3 à 5, définir les règles qui structurent concrètement le déclenchement des actions de protestation collective. Dans les pages qui suivent, on cherchera donc à identifier non seulement le point de déclenchement et de reconnaissance de chaque mobilisation étudiée, mais aussi à identifier l’engagement précédent qui a mené les acteurs à se lancer. Ce moment critique là n’est pas forcément identifié après coup par les participants comme déterminant, en particulier quand il revêt l’apparence de l’informel. Car il peut prendre des formes très différentes allant du préavis de grève officiel au défi apparemment spontané lancé lors d’une soirée alcoolisée, en passant par l’engagement oral lors d’une préparation ou d’un achat de matériel de mobilisation en petit groupe.

Le prix de la parole donnée résulte parfois de stratégies organisationnelles visant à se lier ou lier les autres en rendant une volte-face coûteuse sur les plans corporel, matériel ou juridique. Un cas extrême de maîtrise pratique de ces stratégies est celui des organisations clandestines entraînant leurs membres à avoir du sang sur les mains dès leurs premiers faits d’armes, rendant pour le moins coûteux le refus de participer à une nouvelle opération148. Mais ce type de cas est fortement minoritaire, du moins dans les situations ou régimes démocratiques. Un point commun des actions de protestation collective est que, étant généralement opposées à diverses formes de pouvoirs publics ou privés identifiables (collectivités publiques, entreprises…), les organisations ou groupes d’individus qui les animent ne font pas partie des entités disposant de pouvoirs de contrainte

148 Isabelle SOMMIER, La violence révolutionnaire, Paris, Presses de Sciences po, 2008, p. 86-93 Les cinéphiles

pourront également noter que réside là le principal ressort du basculement d’Anakin Skywalker vers le côté obscur de la Force ! Star Wars. Episode 3 : La revanche des Sith.

formels149. L’engagement des acteurs à participer à une action contestataire, même écrit ou

formalisé, n’entraine donc que rarement, en cas de défection, de sanctions formelles.

Les sanctions craintes sont donc le plus souvent sociales et informelles : perdre la face, être un lâche qui laisse tomber les autres… Ces craintes rappellent celles mentionnées en introduction, mais on prendra garde à ne pas les confondre car elles ne se rapportent pas précisément à la même étape du déclenchement de l’action :

– la peur du ridicule évoquée au début de l’ouvrage et sur laquelle on reviendra dans le chapitre suivant est une préoccupation structurant fortement les calculs qui précèdent l’engagement dans l’action protestataire ;

– la peur de perdre la face dont on parle ici concerne les situations qui suivent l’engagement. Elle se décline dans des formes plus diverses (peur de passer pour fou, idiot, lâche, traître, faible…) et donne sa force à la parole donnée. Mais cette diversité s’accompagne d’une relative faiblesse : aucun engagement à manifester ou faire grève ne pèse lourd face au temps. C’est ce qui explique la focale restreinte présentée dans les premières lignes de cette thèse : dans les cas étudiés ici comme dans toute mobilisation, les engagements à participer à l’action n’ont d’effets contraignants que sur une courte durée : quelques minutes, heures ou jours. Un individu qui s’engage de quelque manière que ce soit à participer à une action contestataire qui aurait lieu dans six mois trouvera facilement des parades valables pour y échapper à moindre coût. Mais l’exercice est plus délicat sur une très courte durée, du moins si l’engagement donné a été donné dans des conditions qui conduisent à le prendre au sérieux.

Car un même acte, selon la situation, peut parfois constituer un engagement, d’autres fois non. La force de l’engagement repose donc principalement sur les conditions de sa mise en scène par les individus ou petits groupes qui le réalisent (chapitre 4), et sur celles qui résultent de la durée sur laquelle il s’étend.

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