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Les multiples cas étudiés : blocages lycéens, émeutes de banlieues, riders…

Les logiques des déclenchements

C) Le cadre de l’expérience

4) Les multiples cas étudiés : blocages lycéens, émeutes de banlieues, riders…

Les matériaux mobilisés dans cette thèse ne sauraient la rendre irréfutable. Une question qui restera partiellement ouverte est donc celle de sa limite d’application, non seulement, comme vu plus haut, géographique et historique, mais aussi en termes d’âge des mobilisés. Les acteurs des mobilisations qui seront présentées ici sont divers : militants, non militants, lycéens du privé et du public, étudiants, habitants de banlieues populaires. Mais il n’échappera pas aux lecteurs qu’ils sont relativement jeunes. Mon travail se heurte inévitablement à des représentations de la « jeunesse » qui, fondées ou non, ont des effets sur le terrain : les lycéens comme les émeutiers ont une idée de ce qui est dit dans la presse sur leurs motivations supposées superficielles, jouent dessus ou cherchent à s’en défaire. Le choix de la jeunesse ne doit cependant pas être vu comme une simple réduction de la focale. Il se justifie par deux avantages :

– La confrontation fréquente de mes enquêtés aux clichés sur les mobilisations de jeunes et les jeux de mise en scène de soi permis par ces clichés contribuent à des discussions relâchées dans lesquelles ils assument ces préoccupations « superficielles ». Mais ces préoccupations peuvent aussi exister et sont plus difficilement avouables lorsque l’on interroge des militants chevronnés et maîtrisant le langage et la façade militante comme une seconde nature.

– Mais surtout, c’est dans des actions conduites par des jeunes que l’on échappe plus fréquemment aux formes les plus routinisées de mobilisations et que l’on rencontre les cas limites de mobilisations incertaines qui permettent de borner la théorie ici étudiée.

Je présenterai ici brièvement les différentes recherches empiriques sur lesquelles s’appuie cet ouvrage. Pour favoriser la commodité de lecture, je décrirai le détail et la méthodologie de chacune de ces enquêtes au fur et à mesure de l’avancée dans la thèse. Trois terrains principaux seront

largement évoqués :

– Les blocages lycéens. Le premier terrain, abordé à partir de l’automne 2010, consiste en l’étude d’actions de blocages lycéens réalisées en particulier dans un lycée privé et dans un lycée public à forte tradition militante. Les actions ont eu lieu pendant le mouvement français de 2010 contre la réforme des retraites. Je suis aussi revenu vers quelques élèves pour évoquer des actions ayant eu lieu en 2011, dans le cadre de mobilisations concernant les moyens alloués aux établissements d’enseignement. L’enquête a été menée par entretiens avec une quinzaine d’élèves, par l’étude de pages Internet et par des visites des lieux. La méthode sera détaillée dans le chapitre 1.

– Les riders de Bercy. La seconde recherche empirique porte sur une tentative de mobilisation contre un projet immobilier réalisé à partir de 2014 : la rénovation du Palais omnisport de Paris Bercy (POPB), qui entrainait la démolition d’un lieu populaire de pratique des sports de glisse dans la ville de Paris. Cette recherche présente une triple originalité. Tout d’abord, la tentative de mobilisation concerne un public de jeunes pratiquants de sports de glisse qui en ferait à plusieurs égards une mobilisation improbable. Ensuite, même si je présenterai certaines actions qui ont eu lieu, l’histoire globale est ici celle d’un échec, où certains appels se sont soldés par une absence totale de participants. Mais surtout, cette tentative a été essentiellement conduite par l’auteur de ces lignes, lui-même pratiquant de longue date d’une de ces disciplines, dans une démarche expérimentale visant en partie à tester les hypothèses de travail issues de l’étude d’autres actions collectives. Ce travail a été réalisé en face-à-face avec les acteurs potentiels de la mobilisation dans le cadre de multiples discussions informelles, réunions et autres actions, et via des réseaux sociaux en ligne. Le dispositif expérimental et les enjeux seront détaillés au chapitre 3.

– Les émeutes lyonnaises. La troisième recherche porte sur les « émeutes de banlieue » françaises, leur déroulement et leur construction historique depuis la fin des années 1970. Bien que d’autres sources aient été mobilisées, elle a été conduite principalement sur la base du dépouillement des archives du journal quotidien lyonnais Le Progrès sur une vingtaine d’années. Cette enquête, même si elle sera mobilisée dès le début, sera présentée plus en détail dans le chapitre 5. J’ai également réalisé en février 2013 un entretien exploratoire avec Houcine, un jeune homme qui a été présent sur les lieux lors d’une série d’émeutes dans les années 2000 en région parisienne, et est proche de plusieurs participants.

Je me suis également appuyé sur plusieurs enquêtes exploratoires qui n’étaient initialement pas destinées à être formellement présentées dans la thèse : une grève d’étudiants en odontologie (voir détails au chapitre 2), une expérience réalisée avec deux classes de lycéens (chapitre 4) et une analyse de données issue de quelques centaines d’articles de presse sur des mobilisations diverses qui donnera une idée de la portée générale des observations faites dans l’ouvrage (chapitre 6). On trouvera également en conclusion un point expérimental supplémentaire…

Enfin, suivant les conseils de celle et celui qui ont eu la patience de diriger ma thèse, j’ai cherché à faire feu de tout bois en me saisissant de plusieurs mobilisations rencontrées au cours de mes années de recherche qui, sans avoir fait l’objet du même investissement que les cas susmentionnés, ont été étudiées tantôt par entretiens, tantôt par étude de témoignages ou de pages Internet. On trouvera notamment des passages sur une grève dans un hypermarché, sur les « Indignés » parisiens ou sur d’autres mobilisations contemporaines. La diversité des matériaux introduits au long de la thèse et des digressions auxquelles ils donnent parfois lieu pourra donner aux lecteurs l’impression d’un puzzle que l’on ne comprend qu’à mesure qu’il s’assemble, au fil des pages. La présentation et l’utilisation progressive de ces matériaux m’a semblé une bonne façon de ne pas les assommer avec un long chapitre préliminaire consacré aux seules descriptions d’enquêtes et chargé d’un trop grand nombre de noms et récits à retenir.

L’une des spécificités de cette thèse est la présence, entre autres, de terrains dans lequel je joue un rôle clé et donc de récits parfois autocentrés. Loin de moi l’idée que la construction d’une mobilisation de skaters présente le même intérêt politique que l’étude des balbutiements d’une grande grève ouvrière ou d’une manifestation pour des droits fondamentaux. Mais sur le plan scientifique, aucune n’a plus de valeur et bien des ressorts sont les mêmes. Et je suis moins amoureux de l’Histoire avec un grand H qu’intéressé par l’ordinaire du fonctionnement des mobilisations. J’ai donc privilégié, pour ce qui sera presenté comme les enquêtes n° 3 et 4 et pour l’enquête épilogue, des terrains qui me permettaient de tester mes hypothèses au plus près. Leur apparence anodine ne signifie pas qu’ils sont totalement déconnectés de l’histoire des mobilisations collective au sens traditionnel, le cas présenté en conclusion pourrait bien avoir des effets de plus en plus visibles sur les mobilisations des années à venir.

Une autre spécificité est un recours fréquent à la consultation de pages Facebook : « murs », groupes, conversations privées ou collectives, etc. Loin de voir là quelque chose de nouveau ou particulièrement original, j’ai choisi d’utiliser Facebook comme un matériau des plus ordinaires, tout en tenant compte de ses caractéristiques :

– Une série de particularités réside dans la structuration des interactions qui résulte en général de la communication par messages à distance. L’un des traits principaux en est la possibilité de fuir une question ou une demande en se contentant de ne pas répondre69. Un autre est l’effet d’agrégation et de réification de la participation à un mouvement collectif (cf. chapitre 4) qui résulte des annonces sur le nombre de personnes participant à ceci ou likant cela. On évitera cependant de se perdre dans une sociologie du like qui recouvrirait du tout et du rien.

69 La mention indiquant qu’un message a été « vu par » son destinataire est apparue sur Facebook pendant la période de

mon enquête « expérimentale ». Sa valeur ne doit pas être surinterprétée, notamment lorsque le message envoyé est long ou contient un lien vers une adresse internet comme ce sera parfois le cas, et que le destinataire peut avoir aperçu le message depuis un appareil mobile, sans l’avoir réellement lu.

– Mais si originalité il y a dans le recours à Facebook pour le chercheur, celle-ci réside surtout dans la grande richesse que constitue ce « lieu » d’accumulation de traces des échanges passés. Malgré les débats récents sur les limites et dérives de l’usage des big data70, les réseaux sociaux en ligne répondent en partie – même à l’échelle micro-sociologique – à ce qui fût longtemps le rêve de nombre de chercheurs : observer d’un lieu où, en plus de disposer d’informations générales sur les profils de certaines personnes, des échanges immédiats entre individus laissent des traces durables. Même si ces traces sont parfois altérées par des modifications ultérieures de forme ou de contenu, désirées ou non par les utilisateurs.

– Au fond, étudier Facebook rigoureusement consiste, comme pour l’étude de n’importe quel autre support visuel, à être attentif aux conditions de production et de réception des messages. Les deux aspects ont été traités principalement grâce aux entretiens et discussions, dans lesquels je mobilisais explicitement les messages inscrits sur Facebook par les enquêtés ou par d’autres pour les resituer dans le contexte71.

Les chapitres qui suivent s’appuieront sur les différents matériaux d’enquêtes que je viens d’évoquer. Les récits se concentreront parfois sur quelques personnages en particulier pour des raisons de lisibilité72. Des déséquilibres apparaîtront à certains endroits, certains modes d’enquête

étant plus adaptés à l’étude de tel aspect ou temporalité de l’action. Il est aisé de comprendre que les matériaux d’archives, par exemple, sont plus adéquats pour traiter de la construction historique d’un signe déclencheur. Les entretiens, malgré les reconstructions, apportent plus de données sur les préoccupations intimes des acteurs, et les échanges de messages en ligne fournissent des données sur leurs propres techniques de recherche d’informations préalables au passage à l’acte.

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