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Conditions d’un test : l’étude d’actions contestataires incertaines

Les logiques des déclenchements

C) Le cadre de l’expérience

3) Conditions d’un test : l’étude d’actions contestataires incertaines

Être certain que l’action contestataire aura lieu serait donc une condition nécessaire et suffisante à son déclenchement ? L’idée est apparue par hasard, en confrontant mes premières observations sur les blocages de deux lycées. Je l’ai progressivement mise au cœur de mes recherches et testée isolément pour me rendre compte qu’elle semblait fondée. Quand je mets mon travail de côté, elle paraît pourtant étrange, même à mes propres yeux. L’obsession des acteurs pour la question « y aura-t-il action ? », l’obsession du ridicule, tout cela est bien loin de mes souvenirs de

manifestations et risque de susciter la même étrangeté pour les lecteurs habitués du pavé. Il y a à cela une raison bien simple : être habitué des actions contestataires n’est pas être habitué à voir leur déclenchement se jouer. La plupart des mobilisations auxquelles on participe et qui sont clairement qualifiées d’actions contestataires ne posent pas de problème. On les rejoint en sachant parfaitement qu’elles auront lieu. Et elles ont effectivement lieu. Les représentant nationaux de centrales syndicales appellent au rendez-vous, de nombreuses personnes y vont en sachant qu’il y aura d’autres personnes (sans quoi elles n’iraient vraisemblablement pas). Ces mobilisations de « grands groupes » au sens d’Olson63 valident mes hypothèses sans même qu’il ne soit besoin de le préciser. Sans même, pour la quasi-totalité des participants, que ces histoires de ridicule ne leur effleurent l’esprit. A-t-on vu une grande manifestation, dont les participants savaient les heures d’avant qu’elle aurait lieu, ne pas avoir lieu ?64 A-t-on vu l’inverse ? La réponse est si évidente qu’elle semble parfois ne pas devoir être expliquée.

Au fond, seules les actions de groupes relativement petits65 peuvent infirmer mes hypothèses, selon lesquelles le déclenchement d’une action contestataire repose sur sa constitution comme prévisible. Il faudrait, pour établir une telle réfutation, isoler des actions de protestation collective qui ont lieu alors même que leurs premiers participants, au moment de s’engager dans l’action visible66, ne sont

pas certains qu’elle aura lieu et que d’autres seront avec eux. Ou alors, à l’inverse, repérer une mobilisation qui n’a pas lieu alors que jusqu’au bout, ses lieux, moments et modalités de déclenchement étaient définis et certains pour les organisateurs.

Pour comprendre ce qui fait qu’une action contestataire se déclenche ou non, il est donc nécessaire d’observer des cas limites, des mobilisations de petites unités (qu’elles s’inscrivent ou non dans un mouvement plus large) dont la survenance est réellement a priori incertaine. Je parlerai ici d’« actions contestataires incertaines ».

On tâchera d’éviter la confusion avec les « mobilisations improbables ». Cette catégorie est en fait utilisée par les chercheurs de façon critique, voire ironique, pour montrer que la mobilisation était en fait tout à fait possible et ainsi s’attaquer aux visions trop restrictives de ce que sont les ressources de mobilisation.

63 L’expression ne s’applique pas qu’aux très grands groupes, elle peut s’appliquer à des mobilisations de quelques

centaines voire dizaines de personnes. Mancur OLSON, Logique de l’action collective, Paris, Presses universitaires de France, 1978, p. 25-88.

64 L’un des cas les plus proches de l’exception ces dernières années est celui de la Marche pour le climat du 29

novembre 2015, interdite suite aux attentats commis à Paris deux semaines plus tôt. Mais l’interdiction avait été prononcée plusieurs jours à l’avance, après une période d’incertitude ayant poussé les associations organisatrices à anticiper le risque d’annulation. En outre, cela n’a pas empêché l’organisation par plusieurs collectifs d’une manifestation de plus petite ampleur.

65 Ibid..

Les « mobilisations improbables » engendrent d’ailleurs des différences de traitement conscientes et justifiées par les chercheurs : l’approche interactionniste serait plus adaptée à ces cas parce qu’elle permet de comprendre les situations qui conduisent à ce que s’engagent des gens a priori peu enclins à le faire67. A contrario, pour les mobilisations ordinaires de syndicalistes, cette question semble souvent réglée par l’analyse dispositionnelle. Or, même quand les dispositions des acteurs semblent favorables à l’action, leur mobilisation passe par des processus de mobilisation en situation. Il est dommage que la faible dotation en ressources traditionnelles (et l’étiquette « improbable ») soit nécessaire pour orienter le regard du chercheur vers ces micro-processus et y voir plus que de l’anecdote.

Pour le savant comme pour le profane, ce qui fait la différence entre une « mobilisation probable » et une « mobilisation improbable », c’est son caractère prévisible ou non aux yeux de celui que l’on s’imagine être l’acteur social « moyen », avec ce qu’il connaît ou pense connaître du monde, des groupes sociaux et de leurs traditions, de l’actualité… Lorsqu’il est question de repousser l’âge de la retraite, lorsque l’on approche du 1er mai, le degré d’institutionnalisation de certaines réactions

permet à tout un chacun de prédire que certains groupes sociaux vont descendre manifester dans la rue68 et/ou entamer une grève. Et même de prédire avec une relative précision le moment où

débuteront les manifestations, que ce soit (entre autres) parce que ce moment a été explicitement défini ou parce qu’il répond à des habitudes ou des contraintes tactiques « évidentes ». Mais il est bien des mobilisations « improbables » qui, parce que des organisations en vue s’en sont saisies, deviennent parfaitement prévisibles.

Or il m’a semblé que mon objet d’étude impliquait de m’intéresser à des cas réellement limites. Des cas qui peuvent tout à fait survenir dans des milieux pourvus en ressources militantes. Mais des cas où le simple fait de parvenir à déclencher une action collective ne va pas de soi tant, pour des raisons diverses (mais souvent parce qu’on parle d’unités ou de groupes relativement réduits), les acteurs éprouvent des difficultés à s’y engager formellement. Des cas, d’actions incertaines donc, qui permettront de mieux saisir quelles conditions permettent le déclenchement, et qui ne recouvrent pas précisément les frontières des mobilisations improbables (tableau 2).

67 Lilian MATHIEU, L’espace des mouvements sociaux, op. cit., p. 228-239.

68 Olivier FILLIEULE, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences po, 1997,

notamment ses conclusions p. 364-371 sur l’institutionnalisation relativement forte du recours à la manifestation dans nos démocraties.

Tableau 2 : « Mobilisations improbables » ou actions incertaines ? Quelques exemples « Mobilisation improbable » Oui Non Action incertaine Oui

Blocage d’un lycée privé ; Grève d’un groupe d’étudiants en odontologie

Blocage d’un lycée public « de gauche » lors d’un mouvement national (notamment si le lycée n’a pas participé à tous les mouvements précédents) ;

Emeutes, dans la plupart des cas étudiés ici

Non

Manifestations de chômeur saisies par des organisations de grande ampleur

Manifestations du Premier mai

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