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La relation entre leaders locaux et militants altruistes dans le déclenchement de l’action : une figure de la continuité dans la gestion de façades

Les blocages lycéens de 2010 contre la réforme des retraites

2) La relation entre leaders locaux et militants altruistes dans le déclenchement de l’action : une figure de la continuité dans la gestion de façades

On peut signer une pétition, bloquer son lycée ou aller en manifestation pour suivre un ami. On peut aller jusqu’à porter des pancartes, animer et crier dans un mégaphone des slogans – tout en affirmant par ailleurs que l’on n’est pas intéressé par ces revendications – pour « faire plaisir » à un proche. Au lycée Zola, trois amis d’Aylan, qui ont un rôle déterminant dans l’initiation du premier blocage, ne s’y intéressent pourtant pas. Ils sont venus « pour moi, pour rendre service », « parce qu’ils savent que c’est important pour moi » (Aylan).

On pourrait parler ici de « militants altruistes ». Ceux que j’appelle ainsi ne sont pas forcément les « militants par conscience » de John McCarthy et Mayer Zald, qui s’engagent dans une mobilisation pour aider une population concernée par le bien collectif en jeu et dont ils ne font pas partie119. Par l’expression « militants altruistes », j’entends souligner, dans un sens plus microsociologique, le fait que la participation de certains acteurs peut reposer sur leurs seules préoccupations de préservation de la face de leur prochain120.

Au lycée Zola, le premier blocage est réalisé initialement par quatre personnes : Aylan, Romain, Théo et Paul. Il est tentant de supposer que les quatre feront partie des plus investis dans la mobilisation. Mais Paul ne participera qu’à quelques actions avec Aylan. Les deux autres ne viendront pas aux actions organisées pendant les journées de grève qui suivent le premier blocage. Aylan : « C’est des potes à moi, eux ils venaient bloquer pour bloquer. […] Ils venaient placer des poubelles et après, voilà. ‘Fin c’est plutôt mes potes qui le faisaient pour moi parce qu’ils voyaient que moi je… ‘fin, je…

– Ils voyaient que toi… eux ils y associaient moins d’importance ?

– …voilà, oui, eux c’est pour… beaucoup moins d’importance hein […] c’est juste que pour moi, ça me disait vraiment, et que, ouais… Puis comme c’est mes potes de, ‘fin, quotidiennement, ils savent comment… que j’aime la politique et voilà et, ils m’ont plus aidé par rapport à ça et au final, ouais, ils étaient fatigués, ils rentraient chez eux… […] un moment ça les saoulait, quoi ».

Au lycée Saint Vincent de Paul, c’est une relation comparable qui s’établit notamment entre Jonathan et certains de ses « très bons amis », comme Yvan qui l’avait déjà suivi lorsque, au collège, il avait « organisé une manifestation » contre la suppression d’une option.

Certains interviennent dans la construction initiale du blocage essentiellement pour « rendre service » et ne pas « laisser tomber » leur ami qui manifeste un fort intérêt pour cette action, puis ne s’investissent plus une fois le mouvement enclenché. Cela souligne la possibilité pour des acteurs

119 John MCCARTHY and Mayer ZALD, « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory »,

American Journal of Sociology, vol. 82, n° 6, 1977, p. 1221. Je ne souhaite pas non plus, par cette expression, entrer

dans les débats sur la « solidarité » qui caractériserait spécifiquement certains nouveaux mouvements sociaux. Cf. notamment Robin COHEN and Shirin RAI, « Global social movements. Toward a cosmopolitan politics », in Robin Cohen and Shirin Rai (dir.), Global Social Movements, London, The Athlone Press, 2000, p. 1-17 ; et pour une vive critique, Johanna SIMEANT, « Solidarisme et solidarités dans les mobilisations transnationales », in Guillaume Devin (dir.), Les solidarités transnationales, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 187-223.

120 Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris, Minuit, 1973, p. 101-

de faire une irruption remarquée dans un espace de mobilisation tout en résistant à l’illusio121 qui,

dès les premières heures d’action, conduit une partie des mobilisés à accorder une grande importance à leur investissement. Une telle irruption apparaît ici comme le résultat d’un sens de préservation de la façade qui mène les amis d’Aylan et Jonathan à accompagner ces derniers jusqu’à ce que d’autres soutiens suivent, leur conférant au passage une position de leaders.

Cette position de leader s’objective dans les expressions utilisées notamment par les « déter’ » pour qualifier « Aylan et ses potes », « la bande d’Aylan » (Emma, Zina), « Juan [surnom de Jonathan] et les autres », « leur crew » (Julien). On parle ici de rapports informels basés sur des réseaux de connaissances et des réputations, mais sans l’appui de ressources institutionnalisées ou d’explicitation de ces positions de leadership. Cependant, être un leader informel, c’est-à-dire une figure saillante associée aux événements (ou à des actions données) et se posant comme ressource de coordination, peut prendre une tournure plus officielle dans un lycée où le risque de répression fait que seuls quelques acteurs se mettent en vue. Ainsi, à Saint Vincent de Paul, les catégories indigènes associées à la notion de « leader » produisent des effets tels que Jonathan et Yvan sont fréquemment appelés par Marie « les organisateurs », parfois « les organisateurs, les vrais », malgré sa proximité avec eux.

Entre autres exemples de participations « altruistes » au service d’une personne plus engagée, on rencontre aussi à Saint Vincent de Paul, le cas de Laurent. Laurent, « bon élève », dit se sentir favorable à la politique de Nicolas Sarkozy et ne rien avoir contre la réforme des retraites. Mais il accepte, sur demande d’un de ses amis, de « rédiger une lettre » signée par plusieurs élèves et annonçant à la direction du lycée l’organisation de la principale journée de blocage : « Parce que j’ai rendu service. On m’a demandé d’écrire une lettre et je l’ai écrite pour… […] j’ai dit “si vous voulez je peux la faire”. […] le blocus, c’est pas illégal mais c’est très mal vu. Mais si on prévient le CPE de notre future action en lui promettant d’être… voilà, c’est déjà… on enlève le fait que c’est mal vu. On tient à dire que les jeunes ils sont là. Moi je tenais à le dire, les jeunes ils sont là, ils sont présents. Et d’ailleurs, on va pas montrer qu’on est violents, on va montrer qu’on veut juste un blocus et nous on veut pas être violents du tout. Donc on a, j’ai écrit une lettre […] D’ailleurs la proviseure sait que c’est moi, je lui ai dit “Madame c’est moi qui ai écrit”, d’ailleurs je suis pas allé au blocus, moi ça me concernait pas. » Pour l’expérience de Bercy, le même type d’engagement « altruiste » peut être relevé dans plusieurs situations. L’une de ces situations, qui se répète à deux reprises avec des

121 Comme celle observée dans les espaces militants en général, Daniel GAXIE, « Economie des partis et rétributions

personnes différentes, est celle d’un jeune venant pour un collage et amenant avec lui l’un de ses amis n’ayant manifestement pas ou peu d’intérêt pour la démarche, mais qui lui évite a priori de coller seul. Le modèle du militant altruiste semble également adéquat pour décrire la participation du patron – que je ne connaissais pas – d’une boutique de sports de glisse parisienne, qui me rend quelques services durant la tentative de mobilisation. Il finance notamment l’impression d’affiches car « ce que vous faites, ça va dans le bon sens […] j’ai envie d’aider ceux qui se bougent le cul », mais il le fait en insistant sur le fait que cela doit rester totalement anonyme, « en sous- marin ». Je ne dois pas parler de son investissement, ses relations avec la mairie dans l’organisation d’événements pouvant d’après lui en pâtir.

Dans ces différents exemples, il est toujours tentant d’appliquer le modèle des incitations sélectives en cherchant des rétributions cachées, même quand la participation est secrète et semble ne procurer aucun avantage : gratification morale liée au fait d’être de ceux qui tirent les ficelles, perspectives d’échange de services ultérieur… Mais qu’il y ait ou non un échange caché de dons et contredons, la relation entre leaders locaux et militants altruistes apparaît clairement vécue, sur le moment, sous le mode de l’agapè décrit par Luc Boltanski. L’accord entre les acteurs y repose moins sur un principe d’équivalence que sur une volonté de préserver son prochain122, de ne pas le « laisser

tomber », sur des amis ou connaissances qui ne « sa[vent] pas dire non » (patron de boutique du dernier exemple, à propos de lui-même).

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