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Les logiques des déclenchements

A) Les mythes d’entrée en action

3) La part de surprise

Une idée répandue dans les croyances communes et savantes, mais faiblement approfondie par la recherche, est que le déclenchement de l’action est souvent de l’ordre de l’imprévisible. Cet argument contrariant pour ma thèse a régulièrement émergé lors de discussions informelles sur mes recherches. Je souhaite pourtant du courage au lecteur qui chercherait un article scientifique enregistrant des cas de révolte où l’action est si soudaine que pas même ceux qui la réalisent ne s’y attendaient dans l’heure qui précède. Des recherches sur les sites de consultation de revues de sciences sociales montreront que l’apparition du mot « surprise » dans des écrits liés au décollage de mobilisations relève de trois cas principaux.

Parfois, le mot « surprise » est un outil rhétorique (de bonne guerre) visant à souligner l’intérêt et l’originalité du cas étudié, à valoriser le travail réalisé par l’auteur pour dénicher des informations qui, du point de vue de l’observateur extérieur, étaient difficiles à voir.

Le deuxième type de cas est le recours au registre de la surprise par les indigènes, notamment les journalistes et acteurs de la mobilisation. C’est d’ailleurs un chantier de recherche qui améliorerait notre compréhension des mobilisations, que celui de la construction sociale d’une mobilisation comme inattendue, parfois par une mise en scène préalable, parfois par des récits a posteriori. On abordera ce chantier au chapitre 3, en particulier avec la grève organisée par des étudiants en odontologie. Ces deux premiers cas sont parfois liés aux « mobilisations improbables » sur lesquelles on reviendra à plusieurs reprises et dans lesquelles la dimension surprenante ou improbable relève quelques fois d’un travail de mise en récit relativement calculé, par certains acteurs, de leur propre engagement.

Le troisième cas est celui des surprises concernant l’ampleur prise par la mobilisation ou ses conséquences ultérieures. Il arrive bien entendu que les acteurs d’une mobilisation s’étonnent de son succès ou du fait que la petite manifestation devienne révolution36.

Ce que j’entendrai dans cette thèse en montrant qu’il n’y a pas de surprise concerne précisément le fait que le déclenchement de l’action collective ait lieu ou non. Le déclenchement ne peut survenir qu’à la condition d’avoir été préalablement constitué comme certitude (ne serait-ce que depuis quelques minutes) aux yeux de ses acteurs au moment où ils s’engagent.

Il arrive certes que le passage à l’action soit une surprise totale pour l’essentiel des observateurs extérieurs. Certains types de révoltes reposent d’ailleurs par définition là- dessus. Ainsi, des coups d’Etats impliquent une préparation dans le secret. Mais ils

36 Michel GROSSETTI, Sociologie de l’imprévisible. Dynamiques de l’activité et des formes sociales, Paris, Presses

impliquent aussi, pour avoir lieu, que les participants aient la certitude absolue qu’ils ne seront pas seuls quand ils s’exposeront et que le scénario et les rôles respectifs des premières étapes soient pré-écrits au point de ne pas laisser de place à la prise de nouvelles décisions. Les garanties concernant cette pré-écriture ne sont pas pour autant échangées par les participants potentiels longtemps à l’avance, les risques encourus en cas de défection conduisant les acteurs de coups d’Etats à tâter longuement le terrain et repousser les coups irréversibles au dernier moment.37

Cette certitude peut être constituée au terme d’un tâtonnement, c’est-à-dire d’une recherche d’informations volontaire, ou d’un événement inattendu qui, lui, peut être de l’ordre de la réelle surprise. C’est notamment le cas quand survient un soutien ou un appel à l’action d’un acteur particulièrement en vue, suffisamment pour (s’)assurer lui-même, du fait de sa prise de position, que l’action aura lieu s’il prend la parole.

L’étape où la certitude subjective est constituée et les premiers acteurs pas encore engagés n’est parfois l’histoire que de quelques heures, voire minutes, comme pour certaines émeutes de banlieues françaises à partir des années 1990. Mais elle peut être isolée par l’observateur qui aurait accès aux informations et représentations des participants. Cette observation vaut aussi bien pour les mobilisations les plus routinisées que pour celles qui sont étiquetées comme « improbables ». On le verra entre autres dans le cas de la grève d’un groupe d’étudiants en odontologie, qui apportent en entretien de riches précisions sur leurs préoccupations au moment de s’engager à participer. Pour recueillir des informations des plus fraîches sur ces préoccupations, j’ai aussi recouru à des méthodes expérimentales, dans deux classes de lycéens et avec les skaters de Bercy. Ces expériences ne suffisent bien entendu pas à valider une théorie. Mais elles m’ont plus que conforté dans l’idée de mettre de côté la notion de surprise. Leur déroulement a été pour moi surprenant… de prévisibilité, tant l’action et son moment, ou la non-action, se sont révélés à chaque fois conformes à ce que mon dispositif m’avait fait anticiper, et parfois contre certaines de mes intuitions. Ce dispositif était fondé sur la fabrication d’un nombre limité de conditions préalables aux situations d’action.

37 Edward LUTTWAK, Coup d’Etat. A Practical Handbook, New York, Alfred A. Knopf, 1969, p. 149-151; Javier

CERCAS, Anatomie d’un instant, Arles, Actes Sud, 2010, p. 96-109. Voir aussi l’importance accordée à la construction de cette certitude dans d’autres mobilisations à risques dans Youssef EL CHAZLI, Devenir révolutionnaire à

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