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Les productions de la recherche en sciences sociales

Les logiques des déclenchements

A) Les mythes d’entrée en action

2) Les productions de la recherche en sciences sociales

« Les savants du XIXe siècle décrivaient le cerveau et l’esprit comme des machines à vapeur. Pourquoi des machines à vapeur ? Parce que c’était la principale technique de l’époque, qui faisait fonctionner les trains, les bateaux et les usines. Quand on essayait d’expliquer la vie, on pensait donc qu’elle devait se plier à des principes analogues. L’esprit et le corps se composaient de tuyaux, de cylindres, de valves et de pistons qui accumulaient et libéraient la pression, produisant ainsi mouvements et actions. […] Dans les armées comme dans tous les secteurs d’activité, nous nous plaignons souvent de la pression qui monte en nous et nous avons peur d’“exploser” si nous “ne relâchons pas la pression”.

19 Dipak K. GUPTA et Harinder SINGH, « Collective Rebellious Behavior: An Expected Utility Approach of

Behavioral Motivations », Political Psychology, vol. 13, n° 3, 1992, p. 379-406. Voir notamment p. 402-403. Voir aussi Gordon TULLOCK, « The Paradox of Revolution », Public Choice, vol. 11, 1971, p. 89-99, qui distingue les révolutionnaires en quête d’un bénéfice ultérieur et ceux qui sont irrationnels.

Au XXIe siècle, comparer la psyché humaine à une machine à vapeur semble puéril. Nous connaissons aujourd’hui une technologie bien plus sophistiquée – celle des ordinateurs –, et expliquons donc la psyché comme un traitement informatique des données plutôt que comme une machine à vapeur traitant les données. Mais cette nouvelle analogie pourrait bien être tout aussi naïve. »

Yuval Noah Harari, Homo deus20

Je proposerai dans cette thèse un angle d’analyse visant à compléter la gamme d’outils existants pour traiter des conditions de déclenchement des mobilisations et violences collectives. Ces outils se sont essentiellement constitués dans la recherche autour de trois types d’approches : l’étude des structures d’opportunités politiques, des (re)définitions de situation et, enfin, des relations entre groupes latents et répertoires d’action.

Structure des opportunités politiques et renoncement explicatif

La « structure des opportunités politiques », élaborée entre autres par Sidney Tarrow dans une étude sur les mobilisations italiennes des années 1960-7021, vise à rendre compte du rôle joué par le

système politique, ses ouvertures et la solidité des alliances au pouvoir dans les chances de surgissement et de réussite des mobilisations22. Ce concept ambitieux a été rapidement confronté à des critiques conduisant à y intégrer des éléments explicatifs divers, à l’insérer dans des cadres d’analyse plus larges, et à insister sur le fait que l’opportunité est plus affaire de perceptions et interactions que de conditions objectives. La pertinence du mot « structure » fut mise en cause, le concept absorbant tant de facteurs qu’on ne savait plus s’il définissait les conditions générales de possibilité de la mobilisation ou s’il recouvrait a posteriori toute occasion accidentelle ayant ouvert cette possibilité23. Les écueils rencontrés par la structure des opportunités politiques, ou du moins son inadaptation à l’objet que j’étudie, reposent sur l’idée de départ sur laquelle elle a été construite.

20 Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, p. 134-135.

21 Sidney TARROW, Democracy and Disorder: Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Clarendon Press,

1989.

22 Charles TILLY, Sidney TARROW, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences po,

2008, p. 335-338.

23 William GAMSON, David MEYER, « Framing Political Opportunity », in Doug McAdam, John McCarthy, Mayer

Zald (dir.) Comparative perspective on social movements. Political Opportunities, Mobilizing Structures, and Cultural

Framings, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 275-290. Cf. aussi la revue critique d’Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La découverte, 2005, p. 85-88 ; Lilian MATHIEU, « Rapport au politique,

dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l'analyse des mouvements sociaux », Revue française de

sociologie, vol. 52, n° 1, 2002, p. 76-84 ; et Olivier FILLIEULE, « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion

de “structure des opportunités politiques” », in Gilles Dorronsoro (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et

A expliquer l’émergence de l’action par un environnement défini essentiellement au niveau macro- politique, elle se heurte à deux pièges cardinaux :

– En conservant une définition restrictive des éléments environnementaux qui jouent dans les chances de l’action, elle risque de mener à des explications probabilistes, au détriment de la compréhension de chaque cas (« dans tel régime ou situation politique, il y a plus de chance que des révoltes aient lieu »). En outre, elle passe à côté d’un point essentiel que l’on abordera plus loin : une situation, une information, une émotion ou un événement saillant peuvent être mobilisateurs indépendamment de la signification politique qu’y voient les acteurs24. Et indépendamment aussi du fait qu’ils prennent place dans un endroit éloigné. Ces limites conduisent par exemple à construire des explications ad hoc des répercussions dans un pays d’évènements démarrant dans un autre. Rien ne suggérait d’ouverture de la structure d’opportunités politiques en Egypte fin 201025.

– En s’étendant, elle réunit des éléments hétérogènes sans apporter de réponse à la question qui nous intéresse : qu’est-ce qui, de façon déterminante, fait qu’une situation ou un événement est perçu par les protestataires potentiels comme opportunité de réaliser telle action ? Cette voie rejoint un travers de certaines approches étiologistes26 par le renoncement explicatif auquel elle condamne : à additionner toutes sortes de variables, il semble vain d’espérer faire la part des choses en déterminant lesquelles jouent concrètement sur telle étape de l’action. Comme si aucune règle plus précise ne pouvait être extraite de la réalité du déclenchement que celle du « tout peut jouer »27. Dans le cas des émeutes, on rencontre la même difficulté face aux innombrables niveaux

d’analyse et facteurs identifiés comme susceptibles de donner à l'événement une signification qui en fait un déclencheur, dans des perspectives telles que le « modèle flashpoints », qui invite à chercher la clé aux niveaux structurel, culturel, contextuel, situationnel, etc.28 Ce fut aussi l’une des limites des « facteurs précipitants » de Neil Smelser, comme les événements dramatiques dans un contexte de « tension raciale » qui, en focalisant l’attention ou en justifiant l’action collective, peuvent faire basculer les choses. Le concept présente des similarités avec ce que je qualifierai, dans la seconde partie de l’ouvrage, de « déclencheurs types ». Mais N. Smelser déroule un inventaire (non exhaustif) de facteurs précipitants aux ressorts très divers sans dégager d’explication claire sur ce qui fait l’opportunité. Si bien que quasiment à chaque instant se produit l’un de ces facteurs sans

24 Jeff GOODWIN, James JASPER, « Caught in a Winding, Snarling Vine: The Structural Bias of Political Process

Theory », Sociological Forum, vol. 14, n° 1, 1999, p. 27-54.

25 Comme le souligne Youssef EL CHAZLI, Devenir révolutionnaire à Alexandrie. Contribution à une sociologie

historique du surgissement révolutionnaire en Égypte, Thèse de doctorat en sciences sociales et politiques, Universités

de Lausanne et Paris 1, 2018, p. 339-354.

26 Comme celle de Ted Gurr, qui additionne parfois choux et carottes pour constituer la variable d’intensité de relative

deprivation, cf. par exemple Why Men Rebel, op. cit., p. 43.

27 Ou « tout est dans tout », pour reprendre Mounia BENNANI-CHRAÏBI et Olivier FILLIEULE, « Pour une sociologie

de situations révolutionnaires. Retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5, p. 778.

28 Matthew MORAN et David WADDINGTON, « Comparaison des causes et significations sous-jacentes des émeutes

que n’émerge pour autant d’action collective, et que chaque cas étudié fait appel à des explications

ad hoc.29

La révolte comme (re)découverte de l’injustice ? La redéfinition de situation et ses limites

D’autres recherches, concentrées sur la microsociologie de l’émergence des protestations, les processus de mobilisation ou la subjectivité des participants, ont mené à des explications tournant plus ou moins explicitement autour de l’idée de redéfinition de la situation. C’est parce qu’un événement ou un enchaînement de faits donne lieu à une nouvelle définition de celle-ci, soulignant que les choses sont injustes, anormales, révoltantes, intolérables, qu’il permet à des acteurs de refuser de les maintenir en l’état. C’est l’idée que l’on trouve derrière le cadre d’injustice auquel s’intéresse William Gamson30, ou le choc moral des approches portées sur les émotions31.

Les travaux empiriques américains qui étayent ces notions depuis les années 1970 (largement inspirés des recherches expérimentales des psychologues de la gestalt sur lesquelles je reviendrai au chapitre 3) permettent de souligner que la prise de conscience n’est pas une étape nécessaire de la vie d’une classe ou d’un groupe social. Elle dépend de processus de qualification collective de la situation qui se jouent dans les plus petites interactions. L’un des postulats de ces approches est que le passage à l’action repose généralement sur des injustices observables dans les conditions de vie des individus, dont ces derniers n’ont pas pleine conscience jusqu’au moment déterminant.

Or, si l’apparition soudaine d’un sentiment d’injustice peut expliquer l’entrée en jeu de certains participants, elle ne permet pas de comprendre le déclenchement de la révolte. Car cette dernière inclut le plus souvent des acteurs qui avaient déjà cet état de conscience et étaient à la recherche d’occasions, ainsi que d’autres qui ne seront exposés aux justifications de l’action qu’un certain temps après l’avoir rejointe32. Comprendre le déclenchement implique donc de saisir les

29 Neil J. SMELSER, Theory of Collective Behavior, London, Routledge & Keagan Paul, 1967, p. 11 et suivantes.

Pourtant, la richesse des intuitions de N. Smelser et l’usage d’analogies économiques le conduisent plusieurs fois – sans disposer de la référence à Thomas Schelling, et sans la définir clairement – à effleurer la notion de focal point qui sera décisive pour mon approche. « In fact, a mere rumor of extraordinary gain – often propagated for speculative purposes – can precipitate a rash of investment. All such events focus attention on a single opportunity for investment. » (p. 204) ; « The sort of belief which builds up as a prelude to a stampede for a candidate in a deadlocked convention is that he will be a sure winner, that he will command wide support, that he will be best for party and country, etc. » (p. 206).

30 William A. GAMSON, Bruce FIREMAN, Steven RYTINA, Encounters with Unjust Authority, Homewood, The

Dorsey Press, 1982. Voir aussi sur la cognitive liberation Doug MCADAM, Political process and the development of

Black insurgency, 1930-1970, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 48-51. Pour des propositions

comparables, Myra Max FERREE, Frederick D. Miller, « Mobilization and Meaning: Toward an Integration of Social Psychological and Resource Perspective on Social Movements », Social Inquiry, vol. 55, n° 1, 1985, p. 38-61 ; ou encore Yves CLOT, Jean-René PENDARIES, Les chômeurs en mouvement(s), Paris, La documentation française (rapport), p. 43-58.

31 James JASPER, « The Emotions of Protest: Affective and Reactive Emotions in and around Social Movements »,

Sociological Forum, vol. 13, n° 3, 1998, p. 409-410.

mécanismes de coordination souvent tacites qui réunissent ces divers participants.

Des caractéristiques du groupe au mode d’action, choix stratégique ou évidence imposée ?

Un troisième ensemble de recherches porte sur les effets des caractéristiques des groupes sur les modes d’action accessibles. On pense aux travaux d’Anthony Oberschall33 ou Charles Tilly34, qui soulignent que les types de relations (communautaires…) entretenues par les membres d’un groupe entre eux et avec le reste de la société tendent à les orienter vers différentes façons de se mobiliser. Cependant, les grands traits par lesquels sont classés les collectifs et les ensembles de modes d’action tendent encore vers des explications probabilistes. Et ils suggèrent une forme de continuité hiérarchisée entre des groupes plus ou moins organisés et entre les styles d’action qui leur sont plus ou moins difficiles d’accès. Les travaux de Charles Tilly depuis les années 1990 ont apporté une distinction éclairante entre les grands répertoires de contestation de l’histoire et les répertoires tactiques, plus restreints, accessibles à chaque groupe social à un moment donné. Mais que l’on parle des uns ou des autres35, l’orientation vers un type de performance dans l’éventail disponible

est toujours présentée, malgré des contraintes stratégiques, comme un choix des acteurs.

Ces recherches sur le poids de l’histoire dans les possibilités d’action des groupes seront discutées dans la seconde partie de l’ouvrage et l’inspireront fortement. Mais je m’en distinguerai pour deux raisons principales. Tout d’abord parce que, lorsque l’on s’intéresse au déclenchement d’une séquence d’action collective, au vu des éléments que j’apporterai, elles sous-estiment souvent la force des contraintes exercées par une situation donnée, qui rend un mode d’action si évident qu’il n’est guère question de choix. En outre, l’objet de mon travail ne sera pas de comprendre comment tel type d’action entre dans le répertoire de compétence de tel groupe, mais plutôt comment il vient

à être mobilisé à certains moments précis.

Microstructural Approach to Differential Recruitment », American Sociological Review, vol. 45, n° 5, 1980, p. 795. Voir aussi Pénélope LARZILLIERE, « Sentiment d’injustice et engagement. Les expressions militantes de chocs moraux en contexte coercitif ou autoritaire », Cultures & Conflits, n° 110, 2018/2, p. 157-177.

33 « Une théorie sociologique de la mobilisation », in Pierre Birnbaum, François Chazel (dir.), Sociologie politique.

Textes, Paris, Armand Colin, 1978, p. 231-241. Voir aussi Theda SKOCPOL, Etats et révolutions sociales. La révolution en France, en Russie et en Chine, Paris, Fayard, 1985, p. 213-215.

34 From Mobilization to Revolution, Reading, Addison-Wesley, 1978.

35 Ou encore que l’on retienne les usages les plus approximatifs consistant à confondre répertoire et style d’action. Voir

les retours de Charles TILLY, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 ; Michel OFFERLE, « Retour critique sur les répertoires de l'action collective (XVIIIe - XXIe siècles) », Politix, n° 81, 2008/1, p. 181-202 ; Olivier FILLIEULE, « Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », dans Olivier Fillieule, Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et

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