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La sémiotique en Suisse 1. Une absence peu remarquée

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 82-85)

Rhétorique, sémiotique et exercice de l’esprit critique Alain Perusset et Thierry Herman

2. La sémiotique en Suisse 1. Une absence peu remarquée

Comme la rhétorique, la sémiotique est une boîte à outils. Mais encore faut-il le savoir, car dans le paysage académique suisse la discipline brille surtout par son absence ; une absence dont d’aucuns rendront la sémiotique elle-même responsable pour s’être construite, dans les années 1970, un appareil théorique trop cadenassé et une terminologie trop particulière, empêchant apparemment tout dia-logue avec les autres disciplines des sciences humaines.

Ce blâme peut évidemment s’entendre, mais quelle discipline peut se targuer de ne pas créer d’idiosyncrasies ? L’inventivité n’est-elle pas l’un des ressorts essen-tiels de la science ? Bref, sur les causes, on pourra toujours disserter. Ce qui nous intéresse plutôt, c’est le présent et l’avenir de la sémiotique en Suisse. Or, lors-qu’on la conjugue au présent, la sémiotique, comme nous venons de le dire, manque véritablement à l’appel. Il y a certes, en Suisse, des professeurs entretenant avec la discipline certaines affinités3, mais aucun ne s’est risqué à – ou n’a vu l’utilité de – pérenniser un cours de sémiotique4. En fait, dans le microcosme uni-versitaire suisse, on pourrait dire que la sémiotique se manifeste – lorsqu’elle se manifeste – de deux façons distinctes : soit elle fait l’objet d’une attention sommaire dans un enseignement, soit elle en est une des composantes

3. Dans ses cours de littérature romane à l’Université de Zurich, Ursula Bähler essaie de sensibiliser ses étu-diants à la sémiotique littéraire de Jacques Geninasca et de Denis Bertrand. À l’Université de Lausanne, Pascal Singy, dans son cours « Caractères généraux du langage », présente synthétiquement l’articulation des systèmes sémiologiques, dans la droite ligne des thèses d’Umberto Eco.

4. Il y a bien eu au printemps 2009 un cours d’« Introduction à la sémiotique » à l’Université de Neuchâtel, mais le fait que le cours s’apparente plus à un cours d’analyse sémiologique (selon la description de l’enseignement), qu’il n’a duré qu’un semestre et que la seule référence bibliographique ait été Le Signe d’Eco (1988), laisse quelque peu perplexe sur la valeur sémiotique du contenu alors proposé.

tielles. Dans le premier cas, la sémiotique peut apparaître au moment où un état de la littérature est proposé (nous pensons par exemple à la mention de la sémiotique narrative dans les cursus littéraires s’intéressant aux théories du récit5). Dans le second cas, la sémiotique constitue l’un des socles de l’apprentissage en tant que méthode d’analyse6, voire fait l’objet même de l’enseignement, mais ce n’a été le cas, à notre connaissance, que dans la section d’études slaves de l’Université de Lausanne avec le cours « L’École sémiotique de Moscou-Tartu : Histoire. Épisté-mologie » et, de 2016 à 2018, à l’Université de Neuchâtel avec notre cours d’« introduction à la sémiotique » destiné à l’ensemble des étudiants de niveau ba-chelor (licence) de la faculté des lettres et sciences humaines.

Ces deux cas, suffisamment exceptionnels pour être signalés, cachent en fait deux problèmes. Le premier concerne le caractère éphémère des enseignements, dont la mise en œuvre relève souvent plus de l’initiative personnelle que d’un programme de recherche institutionnalisé7. Le second concerne la matière même enseignée. En effet, on peut dire que la sémiotique glosée en Suisse, dans les cursus de sciences du langage, est une sémiotique structurale (lorsqu’elle n’est pas une sémiologie, parfois un peu grossière) qui se limite aux thèses de Ferdinand de Saussure et de Charles Sanders Peirce, avec un peu de chance parfois de Louis Hjelmslev aussi. Pour leur part, Roland Barthes, Umberto, Eco, voire exceptionnellement Algirdas Julien Greimas, pourront être cités dans les cursus littéraires. Mais au-delà de la mention de ces grandes figures, dont l’activité critique s’étale grosso modo de 1910 à 1990, il est quasiment vain d’espérer entendre ou lire le nom d’autres sémioticiens – contemporains en particulier –, de même que de rencontrer des sémiotiques qui soient autres que langagières ou littéraires.

En ce début de XXIe siècle, voilà donc la situation dans laquelle se trouve la sémiotique en Suisse, situation qui d’ailleurs n’a jamais été vraiment meilleure8.

5. Il arrivait que Jean-Michel Adam, lorsqu’il enseignait à l’Université de Lausanne, mentionne la sémio-tique narrative de Greimas dans ses séminaires sur le récit.

6. À l’Université de Fribourg, Andrea Semprini a proposé, dans son enseignement de 2008, un cours de « Sémio-tique de la culture et de l’imaginaire social ».

7. Lorsque Gilles Lugrin a quitté l’Université de Lausanne, au début des années 2010, son séminaire « Sémio-tique et pragmaSémio-tique du discours publicitaire » n’a pas été reconduit.

8 Sans remonter à de Saussure, une activité sémiotique en Suisse a existé dans les années 1980, avec des sémioti-ciens reconnus comme Jacques Geninasca, Felix Thürleman, Peter Fröhlicher, Christina Vogel, Ursula Bähler ou Michael Schulz. Mais comme on peut le lire sur le site de l’ASSC (l’Association suisse de sémiotique et de théo-rie de la culture), la discipline n’a jamais joui d’un réel soutien institutionnel : « Unlike its neighboring countthéo-ries,

Germany, France and Italy, which have established semiotic traditions, semiotics is not even considered an official discipline in Switzerland and is therefore mostly integrated into other fields of study ».

2.2. Sortir du cercle vicieux

Étrangement, c’est depuis qu’elle a quitté les rivages du structuralisme pur et dur, tant critiqué, que la sémiotique de l’École de Paris – celle qui s’inscrit dans la continuité de Saussure, Hjelmslev et Greimas – peine à diffuser ses nou-veaux paradigmes9. En Suisse, la question de savoir pourquoi la sauce ne prend pas trouve malheureusement une réponse assez simple, et en même temps implacable : le pays ne compte tout simplement aucun professeur de formation sémiotique qui puisse consacrer la totalité de son temps à la sémiotique, tant en regard de l’enseignement que de la recherche. En fait, la sémiotique suisse se trouve prise dans une sorte de cercle vicieux où l’absence de chercheurs spécialisés bloque toute transmission du savoir aux étudiants, lesquels évidemment se tournent vers d’autres disciplines pour construire leur carrière. De fait, il semble bien difficile de trouver une solution au problème de la sémiotique en Suisse sans créer une dis-continuité dans la dynamique décrite.

Mais si produire une rupture semble être la solution, encore faut-il savoir comment ouvrir la brèche. Dans Entretiens sémiotiques (2014), les sémioticiens avec lesquels Amir Biglari s’est entretenu offrent à cet égard d’intéressantes pistes à suivre, l’une d’elles étant de faire de la sémiotique le support principal de disciplines déjà fortement institutionnalisées ; l’idée là-derrière étant évidemment de montrer toute la richesse conceptuelle de la sémiotique dans l’espoir que, dans un second temps, on l’autorise à s’autonomiser.

Cette conception de la sémiotique comme méthode – moins que comme science ayant un objet empirique propre – est notamment partagée par Jacques Fontanille qui voit dans la sémiotique une « passerelle interdisciplinaire » offrant aux sciences de la culture une « armature théorique et méthodologique » commune :

Je pense que la sémiotique, malgré son caractère marginal actuellement, a prouvé, à plu-sieurs reprises au cours de son histoire, qu’elle est probablement la science centrale pour la compréhension des cultures. Ce n’est pas la science des sciences humaines et sociales, c’est la science qui a en propre la compréhension des cultures. […]. J’ai toujours dit que la sémiotique a occupé le même rôle dans les sciences humaines et sociales que les

9. C’est surtout le cas en Suisse, devrait-on toutefois dire, car ailleurs, en France, en Italie, en Belgique, au Québec et en Amérique latine, cette sémiotique, dite parfois post-greimassienne, bénéficie de davantage de visibilité, sans pour autant avoir le vent en poupe, ainsi que le note Jean-Marie Klinkenberg à propos de la situation en Belgique : « Ceci dit, il ne faut pas se faire d’illusions : l’institutionnalisation de la sémiotique reste faible ici comme ailleurs. Comme presque partout dans le monde, la discipline ne vertèbre en Belgique aucun cursus spécialisé : on la pratique tantôt dans les départements de langues et lettres, tantôt dans ceux de communication ou d’histoire et de théorie des arts, mais il n’y a pas – et pour longtemps je pense – de département de sémiotique » (2014 : 316).

mathématiques dans les sciences dures. Les mathématiques ne sont pas d’ailleurs les sciences-reines des autres sciences puisqu’elles ne règnent pas encore sur la biologie. La sémiotique n’est pas la science-reine des sciences de la culture, c’est seulement la disci-pline qui peut leur procurer des cadres conceptuels communs, des méthodes partagées, et quelque chose qui serait une passerelle interdisciplinaire, une possibilité d’inter-traductibilité des résultats. Plutôt que de définir la sémiotique à partir d’hypothèses et de corpus théoriques déjà connus et dont la pertinence culturelle est limitée (saussuriens, hjelmesleviens ou peirciens, par exemple), on gagnerait à poser d’abord que la sémio-tique contribue à l’armature théorique et méthodologique des sciences de la culture, et à examiner ensuite comment elle s’y prend dans chaque aire culturelle. (2014 : 217)

Si l’idée que la sémiotique puisse être l’une des grandes méthodes des sciences de la culture n’est pas difficile à accepter, il demeure qu’il faut quand même expliquer à quel titre elle peut prétendre l’être10. Avant même de considérer son action concrète dans l’analyse en sciences, on pourra donc déjà dire que, d’un point de vue davantage citoyen qu’académique, la sémiotique permet avant toute chose d’aiguiser l’esprit critique.

3. Les vertus de la catégorisation sémiotique

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 82-85)

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