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Polysémie, énonciation et pragmatique

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 181-187)

Claude Calame

5. Polysémie, énonciation et pragmatique

Et la langue dans tout cela ? On a déjà indiqué qu’au-delà des procédures d’abstraction, de modélisation et de comparaison qui réalisent dans la communi-cation la transitivité de ces ensembles aux contenus mouvants de

14. Pour reprendre le titre d’un plaidoyer contesté de Detienne, et en dépit de la valeur éthique reconnue à l’activité comparative qui devrait inviter « à mettre en perspective les valeurs et les choix de la société à laquelle on appartient » (2000 : 59).

15. Le rôle des modèles dans la construction d’un monde possible en anthropologie est analysé notamment par Affergan (1997 : 17-61) ; voir aussi Borutti (1991 : 39-77). Pour l’impact culturel du processus de la mondialisation, voir, dans une perspective trop optimiste, la mise au point de Warnier (1999 : 78-107). Sur les enjeux de l’individualisme contemporain, on pourra se référer à mon étude de 2008.

tions et de pratiques symboliques créatrices qu’on appelle les cultures, la mise en discours et la mise en texte, par la pratique langagière, jouent un rôle additionnel déterminant. C’est qu’il faut compter non seulement avec la créativité propre à l’usage de tout système linguistique avec ses capacités de construction fiction-nelle16, mais aussi avec la polysémie de toute langue et donc de toute parole, livrant toute mise en discours à des interprétations complémentaires ou diver-gentes. La relative autonomie du fonctionnement syntaxique et sémantique de toute langue confère à tout discours une certaine « épaisseur ». Loin de faire du dis-cours le miroir de la pensée ou d’une quelconque réalité, ces capacités créa-tives propres à toute mise en discours langagière, en raison de la polysémie de tout énoncé, ménagent d’une part l’espace d’une certaine indétermination sémantique tout en offrant un large éventail de possibilités de choix interprétatif ; d’autre part elles permettent la prise en charge énonciative d’énoncés qui, organisés en dis-cours, ne sont jamais parfaitement transparents.

Soutenu par la transformation sémantique et par les stratégies énoncia-tives d’autorité de l’anthropologue, le monde textuel de la monographie est ainsi offert à la communauté de croyance à laquelle il est en définitive destiné. Mais, quelle que soit la force de la rhétorique énonciative qui le traverse, quelle que soit aussi la cohérence que lui assure le recours aux catégories et schèmes semi-empiriques et opératoires de la discipline, ce monde ne saurait être accep-té par ses destinataires si le discours qui l’a fabriqué n’entretenait pas, par les moyens sémantiques de la langue, une relation étroite avec la réalité écologique, sociale et culturelle de la communauté dont il rend compte, dans l’un ou l’autre de ses aspects fondamentaux. Certes, au-delà des hiérarchies qui peuvent les inclure les unes dans les autres, au-delà des contacts qui les recomposent sans cesse dans les différentes modalités de l’« acculturation » et de la domination, au-delà des mouvements historiques qui modifient constamment les processus de l’identification collective par leur intermédiaire, les cultures diffèrent les unes des autres.

Mais, dans les processus symboliques qui les constituent, les cultures non seulement parviennent par leurs représentants et agents à communiquer les unes avec les autres et à se recomposer entre elles, mais elles sont aussi sus-ceptibles des opérations de traduction dans les différents discours des anthropo-logues européens et américains. Dans cette mesure, le relativisme attaché autant aux différences entre les cultures qu’aux effets fictionnels des discours variés et

16. Ces possibilités de création fictionnelle de la langue et de l’écriture dans le domaine particulier de la traduction en anthropologie culturelle et sociale ont été reconnues en particulier par Borutti (1999 : 191-195).

biles qu’elles suscitent doit être atténué. Il convient en effet de tenir compte de l’incontournable réalité somatique et pratique des rapports humains. Ces rela-tions pratiques entre les hommes mortels transforment sans cesse l’environnement écologique et social auquel elles sont adossées ; elles transforment par conséquent les représentations symboliques que l’on se fait d’un milieu que l’on sémiotise avec les discours que l’on tient à son propos, tout en imposant à ces représentations des contraintes sémantiques précises. En particulier le changement climatique est là pour nous rappeler qu’entrés dans l’anthropocène, nous sommes désormais au-delà d’une nature et d’une culture que nous avons constituées, représentées et dites comme telles…

6. Conclusion

Revenons en conclusion à l’analyse des discours dont nous sommes par-tis. Indépendamment de tout jugement de valeur qui pourrait conduire aux formes les plus complaisantes du relativisme17, les différences géographiques et historiques entre ce que nous identifiions comme des cultures sont la source même du travail interprétatif des praticiennes et praticiens de l’anthropologie culturelle et sociale, qui se déroule dans le cadre de ce que Michel Foucault con-cevait déjà comme la « fonction énonciative » (1969)18. Rappelons-le, avant d’être sujet au sens philosophique ou psychologique du terme, le moi se révèle être sujet de discours ; le sujet parlant est d’abord une simple instance d’énonciation, non substantielle. L’acte d’énonciation qu’il régit assume un double aspect : d’une part, dans l’acte verbal d’ordre performatif, le je construit en se disant sa propre pos-ture, qui est d’ordre discursif ; d’autre part, le je en s’énonçant intervient avec son corps propre dans son environnement matériel, social et culturel. Point focal de l’énonciation comprise comme action langagière, l’instance d’énonciation acquiert dans l’énoncé même une consistance sémantique et une figure spatio-temporelle d’ordre discursif ; c’est par cette médiation verbale qu’elle renvoie au soi avec son identité personnelle sans doute, mais à un soi qui, par la performance discursive, agit sur un environnement culturel et sur un milieu. En effet, les potentialités sé-mantiques de la création verbale contribuent autant à la construction d’un sujet de

17. Sans en partager forcément les conclusions qui envisagent le relativisme culturel en termes trop symé-triques, les réflexions de Cuche (1996 : 18-29 et 113-6) résument bien les enjeux du débat à ce propos ; voir aussi Kilani (2009 : 296-299 et 336-337).

18. Pour les composantes correspondantes de l’« appareil formel de l’énonciation » avec l’« instance de dis-cours » correspondante et sa déixis référentielle propre, voir Benveniste (1966 : 251-66 ; 1974 : 79-88), avec les remarques et références complémentaires que j’ai données (2000 : 17-48).

discours, singulier ou collectif, qu’à la nécessaire interprétation de cette autorité énonciative par celles et ceux qui sont impliqués dans l’acte de communication. Pragmatique par la position énonciative adoptée par le sujet de discours sans doute, mais une pragmatique dépendant d’une herméneutique dans l’indispensable acte de réception.

Sujets de discours indigènes insérés dans des cultures différentes, sujets de discours académiques, eux aussi différents, qui tentent de configurer et de refigu-rer, à travers les discours des « informateurs » et de leurs manifestations verbales ritualisées, ces ensembles culturels pour un public en général occidental. L’anthropologie sémiotique des cultures est confrontée non seulement à la traduc-tion des processus de sens de pratiques et de formes de discours culturelles autres, mais aussi aux formes d’énonciation et de discours que cette traduction transcul-turelle implique.

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