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Sur les raisons qui expliquent la nécessité de démanteler la sémiotique Dans le Prologue au volume intitulé Stuff, Miller décrit des questions

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 128-131)

Fernando Andacht

1. Sur les raisons qui expliquent la nécessité de démanteler la sémiotique Dans le Prologue au volume intitulé Stuff, Miller décrit des questions

tri-viales de la façon suivante : « Mais du point de vue personnel, j’ai toujours eu une grande horreur de ce que je considère comme une sémantique prétentieuse

(pe-dantic semantics) » (2010 : 1). Quand dans la culture populaire, dans des films

par exemple, on veut ôter toute pertinence à une expression, on remarque avec dédain : ce n’est qu’une question de sémantique ! Cette attitude anticipe l’attaque frontale que Miller mène contre l’approche sémiotique.

L’introduction décrit son champ d’études comme étant désordonné : « La culture matérielle prospère comme un substitut plutôt indiscipliné pour une discipline : des recherches et des observations inclusives, originales, parfois excen-triques » (Ibid.). Une telle description évoque aussi l’évolution de la sémiotique dans l’univers de l’éducation universitaire et de la recherche académique. Il est intéressant de constater que Miller questionne l’absence inexplicable de l’étude systématique des artefacts, de la culture matérielle ; on aurait l’impression que l’auteur prépare le terrain pour cette autre discipline qui brille par son absence dans les programmes universitaires, à savoir la sémiotique. Lorsque dans la citation sui-vante Miller réfléchit sur l’état peu développé de son propre domaine, il suffirait de remplacer « culture matérielle » par « la base sémiotique de la communication et de l’interprétation », et l’on serait en train de demander l’intégration des études sémiotiques dans l’enseignement supérieur :

Pourtant, personne n’a pensé à fonder une discipline académique dont le domaine d’étude spécifique serait des artefacts, le monde des objets créés par l’humanité. Il aurait pu si facilement en être autrement. [...] Si la culture matérielle avait existé depuis un siècle d’étude établie en des milliers d’universités, elle aurait été tenue pour acquise comme la linguistique l’est aujourd’hui. (Ibid. : 2)

C’est en effet de capital historique que la sémiotique est dépourvue : le fait d’être considérée comme une discipline qui va de soi, que l’on tient pour une connaissance considérée comme acquise. Mais Miller corrige la fausse impres-sion sur l’existence d’une situation déficitaire, affirmant que cela donne plus de liberté à son étude : « ce n’est pas le but de ce livre de créer une discipline là où il n’y en avait pas. Au lieu de cela, on cherche à accueillir cette anomalie ; à sa-luer l’ouverture et la collégialité de ne devoir pas être trop discipliné » (Ibid.). Miller décrit son occupation comme « l’écriture portant sur d’autres peuples, leurs pratiques, cosmologies et idées » (Ibid.). C’est en rapport avec ce vaste domaine que l’auteur affirme de façon très catégorique que la sémiotique est tout à fait inutile puisque, d’après lui, elle ne peut contribuer à rien de valable. On renvoie ici à l’humanité en action, en train de communiquer et d’interpréter.

L’accent mis par Miller sur l’aspect matériel du domaine est en fait un bon augure pour regarder d’un œil bienveillant une théorie comme la sémiotique triadique, dont la base est un examen phénoménologique de l’expérience, la ‘phané-roscopie’(CP 1.284), qui se fonde sur l’observation de « tout ce qui apparaît aux sens » (all that in any sense appears) (CP 1.280), et Peirce ajoute : « que cela corresponde à une chose réelle ou pas » (CP 1.284). Par conséquent, le regard phanéroscopique s’occupe de tout ce qui entoure les gens dans leur vie quotidienne. L’argument principal de Miller inclut des objets privilégiés par la sémiotique peir-cienne : « C’est un paradoxe : la meilleure façon de comprendre, de transmettre et d’apprécier notre humanité passe par l’attention à notre matérialité fondamentale » (2010 : 4). Si l’on pense à des notions sémiotiques telles que « hypo-icône » (An-dacht, 1998 et 2002), « haecceitas » ou « indiciel », on comprend que Peirce con-sidère comme centrale la dimension incarnée, concrète, matérielle, de la sémiose en tant que processus logique qui est en rapport avec les choses concrètes (ou imagi-naires mais aussi réelles) du monde.

Une remarque supplémentaire de Miller ne fait que renforcer la perti-nence d’une approche sémiotique dans son domaine : « le leitmotiv du livre est une contestation de notre opposition de bon sens entre la personne et la chose, l’animé et l’inanimé, le sujet et l’objet » (2010 : 5). Une telle approche correspond au principe anti-dualiste peircien, le synéchisme : « la tendance à considérer tout comme continu » (CP 7.565), donc la sémiotique n’admet pas l’opposition absolue entre le domaine matériel et les gens qui l’utilisent pour vivre.

Plusieurs fois, Miller semble être en train de décrire ce modèle sémiotique triadique, son postulat sur les trois valences de toute expérience :

Le problème central auquel est confronté le monde moderne est que l’universalisme et la particularité peuvent si facilement perdre contact entre eux. [...] Ainsi le but de l’anthropologie est de les ramener en conversation et reconnaissance mutuelle. (2010 : 8) Le rapport entre l’universel – la catégorie phanéroscopique de la Tiercéité (CP 5.124), qui correspond au général – et le particulier – la catégorie de ce qui existe – est utile pour le projet de Miller : « le bon travail anthropologique révèle le particulier comme une manifestation de l’universel » (2010 : 9). Il explique pourquoi il se considère un anthropologue « extrémiste » :

Donc, la raison pour laquelle je désire être un extrémiste est que cela représente un enga-gement pour rester en contact simultanément avec les extrêmes de l’universalisme et du particularisme dans la vie moderne. (Ibid.)

La sémiotique peircienne vise à étudier l’univers avec seulement trois va-lences (Belluci, 2015). Quand il répudie la sémiotique, Miller emploie une méta-phore hyperbolique : il vise à destituer la croyance académique aussi fausse que ré-pandue selon laquelle la pertinence de la sémiotique pour l’étude des vêtements se limiterait à un effet de surface :

Le premier chapitre sur les vêtements est une destitution de la perception académique et populaire la plus commune concernant des choses, l’idée que les objets nous signifient ou représentent et qu’ils sont principalement des signes ou des symboles qui tiennent lieu (stand for) des personnes. En revanche, je soutiens que, à bien des égards, des choses nous créent en premier lieu. Plus spécifiquement, je démontre pourquoi les vêtements ne sont pas superficiels. (2010 : 10)

Plutôt que de contredire Miller, je vise à examiner comment sa position dualiste l’amène à « répudier » un modèle théorique qui pourrait au contraire l’aider à atteindre l’objectif de sa recherche. Il suffit de rappeler les deux principes de la sémiotique que l’on trouve dans un des textes dits anticartésiens de Peirce : a) nous sommes « en pensée et non les pensées sont en nous » (CP 5.289), où « pensée » équivaut à « signe » ; b) « le mot ou le signe que l’homme utilise est l’homme lui-même » (CP 5.314). D’après la perspective anti-dualiste de la sémiotique, on ne peut opposer la supposée superficialité des vêtements à la profondeur de l’âme hu-maine. Un spécialiste en sémiotique (Ransdell, 10 avril 1998), m’a envoyé un fragment du roman de Michel Tournier, où l’on trouve une affinité avec la pha-néroscopie peircienne :

Étrange parti pris cependant qui valorise aveuglément la profondeur aux dépens de la super-ficie et qui veut que « supersuper-ficiel » signifie non pas de « vaste dimension » mais de « peu de profondeur », tandis que « profond » signifie au contraire « de grande profondeur » et non pas « de faible superficie ». Et pourtant un sentiment comme l’amour se mesure bien mieux il me semble si tant est qu’il se mesure à l’importance de sa superficie qu’à son de-gré de profondeur. (1967 : 69)

2. Un voyage à la surface du bonheur chez les Trinidadiens ou l’adieu aux

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 128-131)

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