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La leçon de Peirce

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 164-171)

Anna Maria Lorusso

4. La leçon de Peirce

Si l’on met au centre de la tâche sémiotique le problème de la régularité du sens – ce qu’il est important de faire – on ne peut pas ignorer la leçon de Peirce. J’ai déjà mentionné plus haut, au sujet de l’encyclopédie de Eco, la catégorie d’habitus. Cette

catégorie ne fait pas l’objet d’une réflexion exclusive de la part de Peirce. Il con-vient par exemple de mentionner la réflexion dans le domaine sociologique de Pierre Bourdieu (1972), qui a consacré aux habitus une partie importante de ses écrits. Bourdieu réfléchit sur la façon dont certaines postures, même corporelles, deviennent régulières dans la répétition en devenant des schémas de reconnaissance, de classification, et donc d’interprétation du social. Il insiste sur le fait que les com-portements sociaux ne reposent pas sur l’exécution de règles explicites. L’idée qu’on respecte et applique en permanence des règles est une naïveté que Bour-dieu attribue au formalisme juridique. Il est important, selon BourBour-dieu, de faire la distinction entre les normes sociales (placées et explicitement reconnues au ni-veau de la loi morale ou juridique), les modèles théoriques (qui sont mis au point par la science pour justifier et expliquer certaines pratiques) et les schémas ou les principes (immanents à la pratique, implicites plutôt que inconscients) (voir 1972 : 200-201). Les habitus qui intéressent Bourdieu sont les schémas implicites, immanents, les « règles » qui fonctionnent comme des matrices de déformations et de développements cohérents :

Systèmes de dispositions durables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principe de génération et de struc-turation de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement « réglées » et « ré-gulières » sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, objectivement adap-tées à leur but sans supposer la visée consciente des fins et la maîtrise expresse des opéra-tions nécessaires pour les atteindre et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. (Ibid. : 256)

L’habitus conserve la mémoire du passé, des expériences passées ; il vit dans la continuité et dans la transformation et, en tant que tel, il offre des matrices de compréhension et d’intelligibilité. Bien que Bourdieu ne thématise pas cet aspect – et émerge ici la spécificité de notre regard sémiotique –, on peut dire que la di-mension interprétative de l’habitus est cruciale. Un habitus est non seulement un signe social (d’identification, de distinction, de reconnaissance), mais il offre des ressources d’interprétation pour la personne qui le vit comme pour ceux qui l’observent. Au premier il sert comme un moyen de compréhension de soi, pour se positionner dans le monde, perpétuer une tradition qui « lit » le monde d’une certaine manière ; aux autres il sert comme instrument d’orientation et de classi-fication du monde.

Le monde vit dans cette auto-structuration continue, qui produit régularité, intègre des habitudes, structure les règles, affecte la gamme des possibilités, et produit un continuum entre l’intérieur et l’extérieur, la cognition et l’action,

l’individu et la société qui, de plus en plus, fait l’objet de réflexion et d’analyse sémiotique. Nous avions également vu avec la catégorie de sémiosphère de Lot-man la puissance structurante du sens.

L’idée d’habitus comme modèle et comme moyen d’établir une continuité entre l’extérieur et l’intérieur est très proche de l’idée de habit et synécisme qu’a posée Charles Sanders Peirce. Au sein de sa production, la catégorie de habit se lie fortement à celle de signe, en soulignant qu’il n’y a pas d’habitudes (habits) non sémiotiques, comme il n’y a pas de signes qui ne soient pas liés aux habitudes. La catégorie de habit tend, en quelque sorte, dans la théorie du signe de Peirce, à complexifier celle de convention. Si, en effet, traditionnellement le sens est conven-tionnel et arbitraire, cette idée cependant porte un résidu trop fort d’intentionnalité et de conscience : l’idée de convention fait référence à l’idée de pacte et d’accord social. L’habit, par contre, est une forme d’accord qui provient d’une disposition inconsciente, une régularité qui ne provient pas d’une loi.

Certains aspects de la théorie de l’habit de Peirce (Peirce préfère habit à ha-bitus) sont fondamentaux. Tout d’abord, l’habit est une disposition interprétative, il est ce qui permet d’interpréter les signes (en vertu d’une régularité qui est géné-ralement dit conventionnelle, mais qui est simplement partagée, il obtient un accord social). Il est donc un instrument essentiel de la vie sémiotique. Étant donné que les signes sont arbitraires, ils ne sont pas basés sur des similitudes ou des con-nexions directes avec les choses ; leur lisibilité n’est garantie que par le partage interpersonnel de quelques habits interprétatifs. Cependant, penser que les habits sont des dispositions interprétatives ne signifie pas leur donner un rôle mineur dans l’interprétation du monde, postérieure au moment de la signification et de la communication. Il ne faut pas oublier que la théorie sémiotique de Peirce prévoit un flux d’interprétation dans lequel le signe produit toujours un interprétant, c’est-à-dire qu’il vit dans une médiation interprétative continue. Les habits peu-vent être considérés comme les effets qu’un certain signe produit, ou bien les dis-positions à l’action qu’un certain objet sollicite en nous. Ce sont des éléments d’interprétation, car ils représentent des « traductions » du signe – effets qui devien-dront utiles pour alimenter de nouveaux flux sémiotiques.

Les habits, dans ce processus, sont des interprétants qui en quelque sorte, bien que temporairement, se stabilisent, en assumant une portée partagée, et qui aident donc à lire une partie donnée du processus sémiotique. Ils travaillent donc comme des « dispositions pour agir », comme des modèles de réaction « légitime » à un objet, un certain signe et peut-être un symbole étrange. Il s’agit de dispositions intériorisées, conditionnées par une imagination et un savoir collectif à leur tour affectés par d’autres habitudes sociales. Ils vivent donc entre intériorisation et

conditionnement social. Ils sont « activés » individuellement, mais ils ne sont pas subjectifs.

L’existence des habits est en effet indépendante des individus. Dire que l’habit est une disposition interprétative ne veut pas dire qu’il appartient au sujet qui y a recours. La disposition à développer des habits appartient aux signes eux-mêmes, fait partie du monde, il ne s’agit pas d’un outil heuristique des analystes. Les intervenants et les analystes intègrent les habits, en les assumant sans même en être conscients, en s’uniformisant aux signes eux-mêmes.

La conviction que réalité et sémiosis sont orientés par une tendance commune à la formation continue des habits – dans une processualité sans fin, qui s’arrête toujours et seulement temporairement à un habit temporaire, pour le remettre en question juste après et produire de nouvelles interprétations et de nou-veaux habits – implique qu’il n’existe pas de théorie universelle de la vérité, mais que la vérité est (comme tout le reste) une croyance, une croyance plus stable peut-être, non subjective, une idée générale, supra-individuelle, mais toujours révi-sable, sociale, dépendante précisément des habits interprétatifs. Penser aux régulari-tés culturelles, aux réseaux d’influence réciproque dont la culture vit, aux archives de ses règles, aux transformations de ses systèmes, semble inévitablement conduire à un relativisme radical des systèmes de vérité.

5. Conclusion

À travers ce parcours rapide et partiel de quelques théories sémiotiques im-portantes, une certaine spécificité de l’approche sémiotique devrait être apparu. Le point de départ est la nécessité d’un regard ouvert à la culture et à la société ; non pas un regard sémiotique limité à la constitution interne d’un objet singulier, mais un regard en mesure de voir la manière dont les objets singuliers sont insérés dans le cadre de la vie sociale.

Ce que je voudrais souligner est la spécificité d’une analyse qui soit

tex-tuelle, palimpsestuelle, relationnelle et grammaticale (voir Lorusso, 2015 : 272) : – textuelle parce que l’analyse sémiotique ne se confond pas avec l’ethnographie,

mais continue de trouver sa vocation (même lors de l’analyse des formes complexes de vie) dans l’observation des attestations discursives ;

– palimpsestuelle parce qu’elle est en mesure de saisir la stratification que chaque unité culturelle, chaque texte, suppose. Les textes dans les encyclo-pédies culturelles ne se donnent pas dans le vide, mais sont toujours la reprise, la traduction, la poursuite, la trahison du déjà-dit. Le réseau de ce déjà-dit est

essentiel pour éviter les déformations idéologiques ou simplement les banalisa-tions, mais ce réseau n’est pas toujours simplement chronologique. Voilà pourquoi le travail sémiotique diffère de celui de l’historien : il ne s’agit pas de revenir sur l’évolution chronologique, mais de reconstruire des lignes de transformation, des séries cohérentes à l’intérieur d’un espace de dispersion. Aux yeux du sémioticien, sauts et discontinuités ne créent pas de problèmes, au contraire, ils sont le stimulus pour son observation ;

– relationnelle parce que l’identité est donnée dans la relation et il n’y a pas d’analyse sémiotique qui puisse échapper à ce regard de plus en plus conjonctif. Le regard conjonctif du sémioticien n’est pas celui d’un pantographe : il ne suf-fit pas d’enregistrer les relations manifestes ; il peut et doit surtout enregistrer les relations profondes, les données qui ne sont pas celles des évidences socio-logiques ;

– grammaticale parce que la sémiotique s’intéresse aux formes du sens et à leurs règles, c’est-à-dire au système de contraintes et possibilités qui régulent et unifient les unités de manifestation. Les cultures établissent sans cesse des ordres d’exclusion et d’inclusion, des ordres de possibilités et d’interdictions, des ordres de mise en valeur et de dévaluation. Ce système de règles (impli-cites et expli(impli-cites), cette « grammaire », est l’objet de la sémiotique.

Il s’agit donc d’une sémiotique qui ne regarde pas les textes mais les corréla-tions entre les textes, qui ne regarde pas les codes, mais la formation et la transfor-mation des codes, qui ne regarde pas les modèles, mais la grammaire et la gram-maticalisation des modèles, et que dans l’alternative, entre sémiotique de la langue et sémiotique de la parole, elle choisit d’être une sémiotique des normes, des formes de la régularisation et de la normalisation qui « fait foi ».

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Pour une sémiotique pragmatique des discours

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