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La sémiotique cognitive et son autre

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 147-153)

Göran Sonesson

3. La sémiotique cognitive et son autre

Dans la sémiotique cognitive, l’autre de la sémiotique est intérieur à la sé-miotique. À notre avis, c’est de cette façon que la sémiotique peut devenir utile à d’autres sciences, et vice-versa. Les sciences cognitives, il faut le rappeler, se sont constituées à partir des domaines déjà existants, tels que la philosophie, la linguis-tique, la psychologie, la biologie et, surtout au début, la science de l’ordinateur. On peut se demander quelle est la plus-value engendrée par cet amalgame. C’est, sans doute, que les réflexions philosophiques peuvent se faire en tenant compte des ré-sultats de la linguistique, de la psychologie, de la biologie, et d’autres sciences, et, en retour, la philosophie peut inspirer des études (expérimentales ou autre) propres à ces sciences. On n’a plus besoin des « vérités doubles », comme on le disait au Moyen Âge, et comme on le pratique encore parfois. La même chose vaut pour la sémiotique cognitive, en y ajoutant l’outillage intellectuel de la sémiotique.

Dans cet amalgame, la sémiotique est une différence qui fait de la diffé-rence, et ceci de plusieurs manières. Dans un premier temps, la problématique peut être développée, en tenant compte des distinctions faites dans la tradition sé-miotique. Dans nos recherches expérimentales, nous avons repris une expérience menée par Tomasello, Call et Gluckman (1997) avec des enfants et des singes, en y ajoutant des ressources sémiotiques plus nombreuses et plus variées, et en organi-sant ces ressources à partir de leurs caractères iconiques et indexicaux (voir Zlatev,

Alenkær Madsen, Lenninger, Persson, Sayehli, Sonesson, Weijer, 2013). La situa-tion expérimentale faisait état de la sélecsitua-tion entre différentes boîtes dans lesquelles pouvait être caché un objet intéressant, dont le choix correct était indiqué par le moyen de différents types de signes. Nous avons ainsi pu montrer qu’alors que les singes peuvent accomplir la tâche et les enfants de 18 mois la réussissent assez bien quand les signes utilisés sont indexicaux, les singes échouent complètement avec les signes iconiques, et les enfants ne résolvent le problème parfaitement qu’à partir de 30 mois.

Gotthold Éphraïm Lessing (1964 [1766]) doit être considéré comme faisant partie de la tradition de recherche appelée « sémiotique », parce qu’il oppose les signes temporaux du langage, qui peuvent rendre compte des événements, aux signes spatiaux de l’image, qui peuvent rendre compte des objets, tout en admet-tant que, dans des cas limites, l’inverse soit aussi possible. Nous avons donc repris l’idée selon laquelle il existe des moments plus « prégnants » que d’autres dans les événements, et que ceci est notamment le cas, non pas dans la phase finale, mais dans la phase pénultième de l’évènement. Or, nous avons pu montrer ex-périmentalement que non seulement la phase finale est aussi « prégnante » que la phase pénultième, mais que toutes les deux servent aussi bien à reconnaître l’événement en question qu’une vidéo comprenant toutes les phases de l’événement (voir Hribar, Sonesson, Call, 214).

Nous avons noté ci-dessus que Daddesio (1995) avait tout à fait raison de souligner l’importance de la corrélation entre structures intersubjectives (langue saussurienne) et l’accès subjectif (le langage comme « compétence »). Or, si Dad-desio reproche à la sémiotique de négliger l’accès subjectif aux structures, l’on peut également critiquer la psychologie, et même les sciences cognitives, pour l’oubli de ces structures. En l’occurrence, nous pouvons considérer le cas du stade du miroir. Les psychologues en ont parlé seulement comme un moyen pour l’enfant de découvrir son propre moi. C’est ignorer la spécificité du stade du miroir en tant que ressource sémiotique. Il se trouve que l’âge auquel les en-fants reconnaissant leur image dans le miroir coïncide plus ou moins avec l’âge auquel ils apprennent à interpréter les images en général, comme nous l’avons mon-tré après les travaux de la psychologue Judy DeLoache (2004). En même temps, les résultats de nos études expérimentales servent à montrer, contre Umberto Eco (1999 [1997]), que les images dans le miroir ne sont en rien comparables à la perception de la réalité : en fait, alors que les enfants de 2 ans sont capables de retrouver un objet caché quand ils l’ont observé dans la perception directe ou par le moyen d’une vidéo directement transmise, ils ont autant de difficulté pour interpréter l’image dans le miroir qu’une vidéo qui a été préenregistrée (voir Sonesson, Lenninger, 2015).

4. Conclusion

Dans cette contribution, nous avons essayé de montrer que la sémiotique, en se mariant avec les sciences cognitives (et toutes les disciplines dont celles-ci sont constituées) et avec une linguistique à prédominance sémantique (souvent aussi appelée « cognitive »), se transforme en la sémiotique cognitive, qui trouve tout ce dont elle a besoin en son propre sein, notamment en adoptant les méthodes expéri-mentales des sciences cognitives.

L’avantage d’une telle approche est au moins triple : grâce à l’analyse plus poussée de la diversité de sens offerte par la sémiotique, la situation expérimentale peut être enrichie par des dimensions inconnues des sciences cognitives, et les ré-sultats de ces expériences peuvent être élucidés phénoménologiquement. Des propo-sitions discutées, non seulement au sein de la sémiotique contemporaine, mais aussi dans les humanités classiques, peuvent être soumises à des épreuves expérimentales. Finalement, nous pouvons étudier la dialectique entre les structures socioculturelles telles qu’elles ont été étudiées traditionnellement par la sémiotique et les modes d’accès subjectifs à ces structures telles que les conçoivent la psychologie et les sciences cognitives.

C’est de cette manière que la sémiotique cognitive peut entrer en dialogue avec d’autres domaines. Et en agissant de la sorte, la sémiotique devient cognitive. Ce faisant, elle absorbe l’autre de la sémiotique.

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