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Les griefs adressés par les scientifiques à leurs images

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 111-115)

Catherine Allamel-Raffin

3. Les griefs adressés par les scientifiques à leurs images

L’ambivalence du rapport entretenu par les scientifiques à l’égard des images qu’ils produisent résulte de la difficile coexistence en eux d’un sentiment, celui de la nécessité de ces images dans le cadre de la recherche, et d’une forme de réflexivité, toujours à l’œuvre, qui les rend sensibles à la faillibilité des résultats qu’ils produisent. Dans le cas particulier de la physique des surfaces et de l’astrophysique, la méfiance à l’égard des images produites et de leur interprétation est renforcée par l’inaccessibilité de fait ou de principe du référent (soit en raison de sa taille nanométrique, soit en raison de son éloignement dans le cosmos, soit en raison de la nature des rayonnements électromagnétiques non perceptibles par l’appareil sensoriel dont est doté l’être humain). Quels sont, plus précisément, les problèmes rencontrés par les physiciens au quotidien qui motivent cette méfiance ? 3.1. L’illusionnisme

Je définirai sommairement l’illusion – en un sens restreint conforme à notre objet d’étude –, comme l’effet sensoriel ou cognitif produit sur un être humain par une représentation dont un ou plusieurs constituants donnent lieu à une mauvaise identification quant au degré de réalité qui lui ou leur est attribué. Les

images scientifiques sont génératrices de telles illusions pour des raisons quasi in-trinsèques à leur production et à leur exploitation. En effet, les instruments et les dispositifs techniques qui permettent de les réaliser sont d’une très grande com-plexité. Il existe ainsi entre la source et le détecteur final (l’appareil sensoriel hu-main) un très grand nombre de médiations. Autrement dit, source et détecteur final sont séparés l’un de l’autre en termes de distance physique (l’ensemble des interactions physiques permettant de passer de l’une à l’autre) et en termes de dis-tance nomologique (l’ensemble des lois physiques impliquées par la corrélation entre l’état initial et l’état final de l’information, depuis la source jusqu’au détec-teur final). Plus ces deux distances sont grandes, et plus les chercheurs s’interrogent quant à la nature épistémique des données recueillies. Les instru-ments donnent lieu, en particulier, à l’émission de « bruits », à savoir des signaux qui viennent constamment se surimposer aux signaux pertinents. Dans un télescope, par exemple, toute partie rotative émet en permanence un tel bruit, et il en va de même pour les parties électroniques. À ces bruits viennent s’ajouter ce que les scientifiques dénomment des « artefacts », à savoir des effets indésirables ponc-tuels liés à l’instrumentation (par exemple des grains de poussière sur une caméra CCD en astrophysique). Les difficultés sont accrues par le fait que bruits et arte-facts peuvent également être produits par l’environnement extérieur. En physique des surfaces, un artefact classique consiste en la présence, dans l’enceinte du mi-croscope sous ultravide, de molécules non intégrées au champ de l’étude. En astro-physique – et plus précisément en radioastronomie, un artefact tout aussi clas-sique est provoqué sur l’image par la présence de vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère. La liste des bruits et des artefacts est potentiellement infinie, et le questionnement initial et lancinant du physicien, lorsqu’il réalise une image, est : qu’est-ce qui correspond à un phénomène réel et qu’est-ce qui relève de l’artefact ou du bruit, générateurs d’illusion ? D’ailleurs, dans les publications, – notam-ment en astrophysique, une large part est consacrée aux traitenotam-ments visant à les identifier, à les éliminer ou à les réduire, afin de convaincre notamment les pairs de la qualité de la démarche. Le problème lié à l’illusion est tel qu’un astrophysicien a même été jusqu’à affirmer que si je revenais dans le laboratoire dix années après ma première visite, 90% de leurs conclusions seraient probablement considérées comme erronées.

3.2. La polysémie

La polysémie de l’image dans ces domaines est directement liée au problème de l’illusion. Certains bruits et artefacts relèvent de l’ordre de la

rou-tine quant à leur identification, quasi immédiate, par exemple les raies laissées par les rayons cosmiques sur une image en astrophysique. D’autres, en revanche, né-cessitent une lecture très attentive des images. À cela s’ajoute le fait que les phé-nomènes étudiés sont souvent extrêmement ténus. Ainsi, la radioastronomie s’intéresse notamment à la présence de nuages de poussières dans le cosmos, parce qu’ils sont considérés comme le « berceau » des étoiles. Certains de ces nuages sont facilement repérables, d’autres le sont moins en raison de leur faible densité. En phy-sique des surfaces, étudier un échantillon qui a la taille d’une puce de téléphone au microscope électronique à transmission (MET) en haute résolution revient à explorer un univers. Repérer des zones intéressantes d’une grandeur de quelques nanomètres se révèle un exercice périlleux. Tous ces facteurs réunis font que dans les deux domaines scientifiques concernés, le sens d’une image est rarement donné, mais construit progressivement, grâce à des échanges verbaux abondants (en phy-sique des surfaces) ou grâce à une communication au moyen de nombreux mails en astrophysique. Lors de ces échanges, on constate que la polysémie est bien présente, les physiciens n’interprètent pas de la même manière les éléments consti-tutifs d’une image. L’enjeu est de fixer le sens de l’image, c’est-à-dire d’établir un consensus sur ce dernier. Ce sens n’est d’ailleurs jamais stabilisé définitivement, même lorsque l’image est publiée, puisque la polysémie peut réapparaître lors d’une phase ultérieure, à l’occasion de laquelle la même image sera réinterprétée différemment (le cas est fréquent en astrophysique, mais on trouve également des occurrences en physique des surfaces).

3.3. L’appauvrissement sensoriel et / ou informationnel par rapport au réel L’appauvrissement peut s’entendre ici en deux sens. Toute représentation est aspectuelle : elle ne saisit qu’un aspect parmi d’autres du représenté. Dans le cas contraire, il faudrait qu’elle soit une représentation à l’échelle 1 :1. Confor-mément à ce postulat, l’image produite au moyen d’un instrument scientifique offre donc toujours une version réductrice des phénomènes représentés. En astro-physique, utiliser un radiotélescope fournira des informations sur la composition chimique des objets étudiés, mais pas sur leur énergie. Beaucoup d’objets célestes sont visualisables dans plusieurs longueurs d’ondes du spectre électromagnétique. Cela conduit fréquemment les astrophysiciens à superposer des données obtenues en radioastronomie avec des données obtenues à l’aide d’un télescope optique ou à rayons X, et une telle opération soulève des problèmes importants que je n’évoquerai pas ici. En physique des surfaces, recourir à un microscope à effet tun-nel permet d’obtenir des informations sur la surface de l’échantillon. Celui qui

sou-haite disposer d’informations sur sa structure se servira sans doute d’un micros-cope électronique à transmission à cette fin. Dans le cadre de cette discipline, le problème est peut-être encore plus aigu qu’en astrophysique : impossible ici de superposer les données obtenues à partir de l’enregistrement d’un même objet, puisque chaque échantillon est détruit au cours de l’observation à laquelle il donne lieu. Les images produites dans ces deux domaines consistent donc toujours en un appauvrissement des phénomènes observés et il est toujours loisible de penser que si un chercheur avait utilisé un autre type d’instrument fournissant un autre type d’informations, il serait parvenu à des conclusions différentes (on trouve sur ce point des exemples aussi bien en astrophysique qu’en physique des surfaces).

Même si l’image produite au moyen d’un instrument est en un certain sens une représentation sensoriellement et informationnellement appauvrie des phénomènes, il n’en reste pas moins qu’elle contient malgré tout, le plus sou-vent, encore trop d’informations. Comme nous l’avons déjà écrit plus haut, elle comprend toujours des bruits, des artefacts et des signaux pertinents. Un autre sens du terme « appauvrissement » désigne dès lors les opérations multiples vi-sant à supprimer – ou du moins à limiter – dans le cadre d’opérations de retraite-ment, les bruits et les artefacts. Une telle suppression doit être raisonnée, sinon le risque de détruire du même coup des informations pertinentes contenues dans l’image est élevé. Lorsqu’une telle entreprise aboutit au résultat escompté, le phy-sicien peut de surcroît vouloir mettre en relief certaines informations bien plus pré-cises portant sur un aspect déterminé de l’image (en physique des surfaces, il peut souhaiter disposer d’un profil topographique sur une zone très précise de l’échantillon ; en astrophysique, il peut également vouloir supprimer un objet cé-leste qui émet trop fortement pour pouvoir distinguer avec plus d’acuité un autre phénomène qui émet de manière plus ténue). En définitive, tous les traitements ap-pliqués aux images courent le risque d’aboutir à l’élimination de signaux pertinents et à la conservation de bruits ou d’artefacts.

Ainsi, les griefs traditionnellement adressés par les philosophes aux images en général trouvent un écho dans le cadre des laboratoires scientifiques contempo-rains. La forme particulière qu’y revêtent ces griefs se traduit par des pratiques quo-tidiennes déterminées sur le plan des méthodes d’enregistrement des données, des traitements appliqués à celles-ci et des opérations de contrôle, point sur lequel je reviendrai brièvement plus loin.

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 111-115)

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