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La leçon de Lotman

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 155-158)

Anna Maria Lorusso

1. La leçon de Lotman

Résumer ici la théorie de Lotman serait impossible, à la fois parce que la na-ture de ses livres ne le permettent pas, et parce que la théorie de Lotman est par-ticulièrement asystématique, à certains égards redondante, traversée par des intérêts hétérogènes en fonction de la période de son évolution. Ici, je voudrais mettre en avant l’un des points cardinaux de sa théorie, celui qui semble plus pertinent et qui indique méthodologiquement au mieux une spécificité de l’espace sémiotique.

Comme nous le savons, la vision de Lotman est une vision holistique et or-ganique du sens. Le sens est donné dans la sémiosphère, ou mieux, dans les

sé-miosphères, à travers lesquelles la vie culturelle s’articule. La sémiosphère est le modèle d’organisation du sens, un modèle qui (en récupérant l’idée de biosphère) capture la nature organique, holistique et la capacité d’auto-organisation de la cul-ture. Cette dimension d’auto-organisation est à mon avis l’un des aspects sur les-quels il est plus important de réfléchir. La culture organise le monde et dispose de son système d’organisation propre, ce qui signifie qu’elle agit comme un système de triage, de hiérarchisation, de différenciation et d’articulation des langages, des discours et des espaces sociaux.

Lotman (2006 [1970]) affirme que le travail fondamental de la culture est d’organiser structurellement le monde autour de l’homme, et que la culture est un générateur de structuralité, ce qui permet ainsi de dépasser et de relancer la logique structuraliste. Loin de s’arrêter et se cristalliser, le sens met constamment et dyna-miquement de l’ordre et génère des ordres. La tâche de la sémiotique est de saisir ces ordres, ces niveaux de structuration, et de saisir leur logique.

Ceci est la spécificité sémiotique : « La sémiotique est la science de la corrélation fonctionnelle des différents systèmes de signes » (Lotman, 2006 [1970] : 103 ; ma traduction). Si les autres disciplines étudient, en profondeur et avec une expertise maximale, des systèmes culturels spécifiques (le système économique, le système politique, le système religieux, le système littéraire, etc.), la sémiotique a la vocation d’aller trouver les corrélations entre ces systèmes. Concrètement, à titre d’exemple : comment relier des phénomènes tels que le populisme, les réseaux sociaux, certaines manifestations sportives ? Comme est-il possible que l’écologisme, le conservatisme implicite dans le retour à la nature et les poli-tiques gauchistes puissent se trouver en co-occurrence ? Etc.

Comme nous le verrons à plusieurs reprises dans mon propos, il ne fait au-cun doute que la catégorie de relation est ce qui caractérise au mieux l’approche sémiotique. Comme tous les maîtres de la sémiotique l’ont mis en évidence, chacun à sa manière, le regard sémiotique ne peut que se concentrer sur cet élément, en en faisant l’axe de son champ d’analyse, de ses outils heuristiques et de sa propre épistémologie.

Pour la sémiotique de la culture, il s’agit donc de s’interroger sur la manière dont les différents systèmes au sein de la culture se rapportent les uns aux autres, la forme de pluralisme qu’ils produisent, avec quels effets, à travers quels modes de traduction, avec quelles pertes et quels ajouts, avec quelles homologations et quelles trahisons. La sémiotique doit « expliquer la nécessité fonctionnelle du multi-linguisme culturel » (1999 [1980] : 33) :

En ce sens, la sémiotique de la culture est une discipline théorique qui étudie le mécanisme de l’unité et de l’interdépendance des différents systèmes sémiotiques. Elle traite de questions telles que la définition des universaux culturels [...], ou encore le fait que cer-taines langues ne peuvent pas être traduites et les mécanismes pour surmonter cette impos-sibilité de traduction. (Ibid. : 33-34)

Une telle pluralité de langages et la nécessité de leur corrélation rendent d’une importance capitale la question de la traduction, qui représente un autre champ d’élection du regard sémiotique. Dans la perspective de Lotman, traduction signifie dans la plupart des cas adaptation. Dans les réflexions de Lotman, un double constat est toujours présent : les systèmes culturels, les langues ne sont pas donnés isolément mais en relation et en contact mutuel ; pour cette raison ils évoluent, se développent, se structurent ou se convertissent l’un dans l’autre. Ce dialogue, force évolutive et enrichissement, est également et inévitablement perte, homologation, renonciation à quelque chose (négociation, dirait Umberto Eco). Les frontières, sur lesquelles Lotman réfléchit beaucoup, sont des domaines de traduction, d’hybridation et de « corruption ». Ce sont des espaces où la pureté n’est pas don-née mais où se met en œuvre un véritable filtrage : quelque chose passe, et quelque chose est exclu.

Savoir lire les raisons, les modalités, la taille de ces opérations de traduc-tion est une compétence typiquement sémiotique. En effet, il s’agit souvent d’aller au-delà du niveau empirique dans lequel les phénomènes sont donnés, afin de réfléchir sur les niveaux sémantiques, narratifs, modaux que la sémiotique a ap-pris à analyser. Nous pouvons penser à des questions d’actualité telles que la traduc-tion-adaptation dans les pays de l’Europe occidentale, des pratiques et des attitudes des autres cultures, en particulier musulmanes (du voile arabe aux pratiques funé-raires, aux méthodes de transformation des aliments, tels que l’abattage). Si le regard ethnographique capture avec une compétence spéciale des données d’observation, la perspective sociologique peut lire la dimension sociale des phé-nomènes (en termes d’ethnicité, de classes, de niveaux d’alphabétisation, etc.), l’historien sait reconstituer l’évolution d’un phénomène spécifique, le regard poli-tique voit les effets sur la sphère publique d’un phénomène donné, le regard sémio-tique peut légitimement réclamer sa propre spécificité et se concentrer sur les ré-seaux de significations que certains symboles et certaines pratiques sous-entendent, il peut en imaginer des traductions possibles, en isolant et en travaillant sur diffé-rents niveaux de traduction, peut comprendre comment certaines zones sémantiques peuvent être projetées sur d’autres domaines du Sens et peut créer des conditions de lisibilité et d’intelligibilité de ce qui est étranger :

L’espace sémiologique nous apparaît comme une intersection à plusieurs niveaux de diffé-rents textes, qui, ensemble, formeront une certaine couche, avec des corrélations internes complexes, différents degrés de traductibilité et des espaces intraduisibles. Sous cette couche est située la couche de la « réalité », une réalité qui est organisée par plusieurs langues et se retrouve avec elles dans une hiérarchie des corrélations. (Lotman, 2004 [1993] : 37)

La catégorie de « niveau », chère à la sémiotique, peut servir utilement à articuler la lisibilité du monde, multiplier ses plans et faciliter ainsi l’identification des corrélations possibles entre les différentes formes de vie. Ré-fléchir sur la corrélation fonctionnelle des différentes langues et des différents systèmes de sens, se concentrer sur leur traductibilité ou leur exclusion mutuelle, implique évidemment un regard qui va au-delà de l’événement social, textuel ou ethnographique individuel.

Ce qui émerge, en tant que spécifiquement sémiotique, est, à mon avis, l’intérêt pour les logiques de la culture. Après l’analyse du signe, le tournant textuel a placé au centre de la réflexion la logique de la signification inhérente à un objet donné. Mais le plan d’immanence sur lequel la sémiotique peut (et doit) travailler est beaucoup plus vaste, et l’attention portée ces deux dernières décennies sur les pratiques et les interactions est l’indicateur de cette extension. Le plan d’observation sémiotique doit être un ensemble beaucoup plus hétérogène qu’un texte donné, où convergent différentes instances, et qui se pose en corrélation avec des sphères sémiotiques et des niveaux de sens différents. L’immanence ne dépend pas du texte mais du niveau sémiotique, et l’immanence pour une sémiotique de la culture est un niveau transversal – le plan de corrélation possible entre différents phénomènes de manifestation.

Il s’agit de la seule manière de surmonter le risque de l’atomisme et de l’autosuffisance du texte, qui l’isole artificiellement des dynamiques sociales et cul-turelles qui le traversent. Le régime du sens est holistique (comme Quine nous l’avait montré avec son concept de traduction radicale) et dans le « contrôle » de cette dispersion, la sémiotique peut donner une contribution effective. C’est au sujet du « contrôle » et de la dispersion de la culture que nous allons passer à la leçon de Foucault.

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 155-158)

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