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La leçon de Foucault

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 158-162)

Anna Maria Lorusso

2. La leçon de Foucault

Dans L’Archéologie du savoir (1969), le travail de Foucault sur les dis-cours et les archives sociales n’est pas un travail sur les textes singuliers ou sur une région de la connaissance, mais une réflexion sur les règles discursives qui organi-sent le savoir :

Dans le cas où on pourrait décrire, entre un certain nombre d’énoncés, un pareil système de dispersion, dans le cas où entre les objets, les types d’énonciation, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une régularité (un ordre, des corrélations, des posi-tions et des fonctionnements, des transformaposi-tions), on dira, par convention, qu’on a affaire à une formation discursive […]. On appellera règles de formation les conditions auxquelles sont soumis les éléments de cette répartition (objets, modalité d’énonciation, concepts, choix thématiques). Les règles de formation sont des conditions d’existence (mais aussi de coexis-tence, de maintien, de modification et de disparition) dans une répartition discursive donnée. (1969 : 53)

Si le regard analytique se pose sur les règles du discours qui « permettent » la réalité, plutôt que sur la réalité empirique (et sociologique) rendue possible par elles, la réflexion devient inévitablement plus compliquée. On ne bouge plus vers un champ donné, une région définie – un genre, une langue, un objet – mais à l’intersection de plusieurs champs, tous également régis par des règles discursives similaires (ainsi que des règles similaires traversent et organisent des champs différents tels que ceux de cer-taines pratiques alimentaires, de certains styles de décoration, cercer-taines politiques de marketing, si l’on pense à un phénomène diffusé tel que la mise en valeur du « naturel »).

Le regard sémiotique peut travailler et apporter sa propre contribution à un champ de dispersion, plutôt qu’à une région, sociologique, chronologique voire anthropologique. Dans la dispersion que chaque culture et que chaque société offre, le regard sémiotique peut établir des corrélations et isoler des plans logiques d’uniformité :

Le problème qui s’ouvre alors – et qui définit une tache d’une histoire générale – c’est de déterminer quelle forme de relation peut être légitimement décrite entre ces différentes séries ; quel système vertical elles sont susceptibles de former ; quel est, des unes aux autres, le jeu des corrélations et des dominances ; de quel effet peuvent être les décalages, les temporalités différentes, les diverses rémanences ; dans quels ensembles distincts certains éléments peuvent figurer simultanément ; bref, non seulement quelles séries, mais quelles « séries de séries » – ou en d’autres termes, quels « tableaux » il est possible de constituer (Ibid. : 18-19)

Une formation discursive provient de la corrélation récurrente entre des formes spécifiques d’expression (le style, l’énonciation), des formes de mise en valeur des objets, des paradigmes encyclopédiques des concepts, des formes d’argument des thématisations. Elle dérive donc de la mise en série de phéno-mènes qui ne sont pas directement connectés entre eux (sociologiquement, empiri-quement, ethnographiempiri-quement, politiquement).

Il ne s’agit pas de mettre uniquement en évidence les régularités dans la ré-currence de certaines unités données (par exemple, une manifestation singulière

qui est régulièrement donnée dans un contexte spécifique ou par rapport à un certain groupe social), mais de se concentrer sur les corrélations régulières entre différents niveaux sémiotiques, parce que le sens des unités individuelles dérive toujours du réseau des corrélations dans lequel il se donne.

Ainsi, l’objet de l’analyste n’est ni le texte, ni une pratique donnée, ni des objets singuliers. Aucun de ces ensembles n’est plus « culturel » que l’autre et aucun ne définit un cadre d’élection pour la sémiotique de la culture ou une hiérar-chie de ses possibles objets. Il faut plutôt essayer de saisir leur relation, dans une perspective qui comprend discours, pratiques, codes, objets, etc. et qui soit en me-sure de voir comment les valeurs et les hiérarchies des uns puissent se traduire, adapter, se transformer en valeurs et hiérarchies des autres.

Cette approche – logique, archéologique et pourtant sémiotique – consiste dans [...] le travail et la mise en œuvre d’une matérialité documentaire (livres, textes, récits, re-gistres, actes, édifices, institutions, règlements, techniques, objets, coutumes, etc.) qui pré-sente toujours et partout, dans toute société, des formes soit spontanées soit organisées de rémanences. (Ibid. : 14)

Débitrice de la philologie et de l’histoire (plus que de l’ethnographie ou de la psychologie sociale), la sémiotique est un savoir interprétatif, mais pas au sens herméneutique ; il s’agit d’un savoir interprétatif qui croit dans les palimpsestes plus que dans les horizons du sens et qui croit dans les archives plutôt que dans l’expérience phénoménologique, et ainsi elle se différencie également de la philo-sophie, de la sociologie, de la psychologie et de l’ethnographie.

La sémiotique, à mon avis, reste et doit rester une discipline textuelle, non pas parce qu’elle doit être sémiotique du texte, mais parce qu’elle travaille sur les attestations du sens, sur ses formes matérielles et sur son externalisation docu-mentaire. Ces attestations nous conduisent continuellement hors des textes indi-viduels, vers une dimension palimpsestuelle qui est cruciale.

En fait, le sens vit à travers ses transformations. Et comprendre ces trans-formations implique de saisir des transitions d’état, ou à travers différents âges (par conséquent, en une épaisseur temporelle clairement diachronique) ou à travers différents espaces à l’intérieur de la même période (espaces qui, étant différents, comme le souligne Lotman, procèdent selon des temporalités et des vitesses dif-férentes, et présentent donc, bien qu’en synchronie, le problème du temps et de la mémoire).

Comme Foucault le souligne très clairement au début de L’Archéologie

d’évolution continues, mais il s’agit aussi de spécifier les concepts, les catégories, qui nous permettent de penser à la discontinuité (seuil, rupture, coupure, modifica-tion, transformation).

L’objectif de l’analyste doit être de faire apparaître l’ensemble des con-ditions qui régissent, à un moment donné et dans une société donnée, l’apparition des énoncés, leur conservation, les liens établis entre eux. Foucault est convaincu qu’une série d’éléments singuliers crée localement une forme de système et conditionne ainsi les événements discursifs à venir : « Par ce terme [archive] je n’entends pas la somme de tous les textes qu’une culture a gardés par-devers elle comme documents de son propre passé, ou comme témoignage de son identité maintenue » (Ibid. : 169-170). Pour Foucault l’archive n’est pas un dé-pôt, mais l’ensemble (jamais totalisable, jamais exhaustif et fini) des règles et des conditions qui rendent possible l’apparition de certains objets culturels et rendent à la fois impossible l’émergence d’autres phénomènes. Encore une fois, on revient à l’idée de filtrage, d’admission et d’exclusion, que l’on a déjà vue chez Lotman et que nous allons bientôt retrouver dans la sémiotique de Eco :

Entre la langue qui définit le système de construction des phrases possible, et le corpus qui recueille passivement les paroles prononcées, l’archive définit un niveau particulier : celui d’une pratique qui fait surgir une multiplicité d’énoncés comme autant d’événements réguliers, comme autant de choses offertes au traitement et à la manipulation. […] Entre la tradition et l’oubli, elle fait apparaître les règles d’une pratique qui permet aux énon-cés à la fois de subsister et de se modifier régulièrement. C’est le système général de la formation et de la transformation des énoncés. (Ibid. : 171)

L’archive n’est donc rien d’autre qu’un ensemble de codes, de règles d’apparition et de plausibilité, l’ensemble qui rend possible et constitue les diffé-rents ordres discursifs qui déterminent la vie culturelle. Chaque « situation cultu-relle » est donnée dans un certain réseau de conditions, de règles, de possibilités, d’influences et, sur le fond de ce réseau, chaque situation assume une organisa-tion, une structure interne, des formes discursives spécifiques.

Dans la perspective de Foucault, comme dans celle de Lotman et de Eco, holisme et contingence sont complémentaires : comme les éléments assument leur sens à partir du système intégral (mais partiel) dans lequel ils sont insérés, l’absence de sens n’est pas concevable ; le sens n’est ni nucléaire, ni transcendant, ni uni-versel. Le sens se donne dans le réseau de relations qui, de temps à autre, est créé. Et les éléments qui font l’objet de nos observations ne sont tels – c’est-à-dire élé-ments d’intérêt – que dans ce cadre systématique ; dans un autre « système », ils auraient une autre identité différentielle et significative, donc ils constitueraient des

éléments différents ou ne seraient pas du tout des éléments autonomes (ils pour-raient ne pas être des unités significatives).

Cette étude des règles discursives, des standards qu’elles créent, des transi-tions qu’elles permettent ou interdisent, des textes qu’elles produisent et par les-quels elles sont produites, des palimpsestes par lesles-quels elles changent, du « jeu des règles qui déterminent dans une culture la disparition ou l’apparition des énoncés, leur persistance et leur extinction » (Ibid. : 47), continue d’être, à mon avis, une des priorités de la sémiotique, ou tout du moins d’une sémiotique qui veut être l’étude de la culture et de ses logiques.

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 158-162)

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