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Pour et contre la critique de l’idéologie

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 71-74)

Nijolė Keršytė

4. Pour et contre la critique de l’idéologie

Différemment des penseurs allemands, les structuralistes français – autant Greimas que Barthes – ne croient pas au pouvoir salvateur de la Raison qui est au cœur de l’idéologie des Lumières. Ainsi, la critique de l’idéologie pratiquée par Barthes n’est aucunement marquée par l’optimisme des Lumières qui anime la théorie critique d’Habermas. Elle n’est pas dirigée par l’idéal ou l’utopie d’une société de communication parfaite, exempte de domination. Démystification « n’est pas une opération olympienne » (Barthes, 1957 : 10), elle ne veut pas dire révélation de la vérité objective par le savant ni indication d’une voie juste pour l’avenir. Voilà comment Barthes présente celui qui analyse et démystifie les mythes :

Il lui est interdit d’imaginer ce que sera sensiblement le monde lorsque l’objet immédiat de sa critique aura disparu ; l’utopie lui est un luxe impossible : il doute fort que les véri-tés de demain soient l’envers exact des mensonges d’aujourd’hui. Sa liaison au monde est d’ordre sarcastique. (Ibid. : 231)

Le sarcasme fait basculer ou même détruit l’ordre établi, se moque de tout ce que les autres prennent au sérieux et tiennent pour évident, mais ne propose rien à la place ; il ne prétend pas dire la vérité sur la réalité telle qu’elle est, d’autant plus que pour un sémiologue une telle réalité « en soi » n’existe pas.

Bien que Greimas considère qu’il existe des critères scientifiques pour analyser les mythes et dégager leurs idéologies (mais non les juger !), il ne croit pas – pas plus que Barthes – à l’hyperpuissance de la Raison, à son pouvoir de guérir des maux idéologiques. Allant cependant dans un autre sens que Barthes, il développe une critique implicite de la critique de l’idéologie entreprise par les membres de l’École de Francfort.

La sémiotique greimassienne se place parmi les sciences que Habermas appelle les sciences « historico-herméneutiques » dont l’intérêt serait la compré-hension du sens dans la sphère de la communication inter-humaine. Étant donné que Greimas comprend l’idéologie au sens très large – il y a partout l’idéologie où il y a une quête de valeur –, pour lui toute science est idéologie car elle cherche le savoir comme objet de valeur. En tranchant sur la tradition centenaire qui opposait la science et l’idéologie, le sémioticien dit dans le Dictionnaire : « L’attitude scientifique est à considérer [...] comme une idéologie, c’est-à-dire comme une quête du savoir… » (Greimas et Courtés, 1979 : 322).

Différemment de Habermas, Greimas ne considère pas qu’il soit par principe mauvais d’être « idéologique ». Plus important pour lui, je crois, ce serait de com-prendre quel objet de valeur vise une science en tant qu’idéologie, c’est-à-dire

comment elle comprend ce savoir qu’elle vise comme objet de valeur.

Mais la plus grande différence entre Greimas et Habermas, c’est l’attitude envers le pouvoir libérateur de ce qu’on appelle la « prise de conscience ». Si pour Habermas l’« autoréflexion [...] affranchit le sujet de la dépendance à l’égard de puissances hypostasiées » (1973 : 149), Greimas exprime ouvertement son scepti-cisme à propos du rôle de la conscience :

Le problème de la démythification est le plus souvent rattaché à celui de la conscience. On dit qu’il faut prendre conscience du fait que les mythes sont des mythes et que le mensonge est un mensonge ; quand ce dernier arrêtera de fonctionner, vous pourrez les liquider, et la question sera résolue. Malheureusement, il n’en va pas ainsi. [...] Au contraire, la cons-cience n’apporte pas de soulagement à l’homme et ne l’aide pas à vivre. Elle ne fait qu’aggraver sa situation. (Greimas, 2017 [1966] : 130-131)

Comme les néo-marxistes allemands, Greimas fait allusion à ce propos à la psychanalyse, mais plus spécialement à sa tradition post-freudienne (sans le dire explicitement). On sait que Freud, et Habermas après lui, estimaient que la révé-lation à la conscience des contenus inconscients (aliénés, idéologiques) permet au sujet de s’en délivrer, de « guérir », de « s’émanciper ». Or la psychanalyse post-freudienne ne croit plus au pouvoir curatif de la « prise de conscience ». La tâche du psychanalyste, tout comme celle d’un « démythificateur », consiste en re-vanche à proposer un autre système de symboles à la place de celui qui empêche de vivre, qui cause des troubles :

La psychanalyse a rencontré, elle aussi, le même problème, et beaucoup de psychana-lystes croient qu’il s’agit là du problème des relations entre l’inconscient et la conscience. En fait, ce n’est pas vrai. Dire à un malade mental que son problème est tel et tel, qu’il ne fait en réalité que dissimuler tous ces maux à lui-même, n’a encore guéri aucun malade. [...] nous pouvons faire ce que font les psychanalystes : si un malade vit avec un certain système symbolique qui rend sa vie insupportable, le problème pour le médecin n’est pas de faire disparaître ce système, mais de le normaliser en le remplaçant par un autre sys-tème de valeurs qui lui permette de vivre et de se réconcilier avec les gens et les choses. (Ibid. : 131)

Certes, Habermas s’appuie aussi sur les travaux d’un psychanalyste allemand de tendance postfreudienne, à savoir Alfred Lorenzer qui marie la psychanalyse avec la sociologie. Pour lui « le moteur du processus de connaissance psychana-lytique n’est pas l’intérêt pour l’autoréflexion mais une souffrance sensiblement éprouvée et qui aspire à être dépassée » (Lorenzer, 1973 : 142). Il analyse les chan-gements du langage du patient souffrant et observe que chez lui le langage

ordi-naire se déforme en langage privé, c’est-à-dire non communicable aux autres, à la communauté. La tâche du psychanalyste consiste à « resymboliser » ce qui est « désymbolisé » dans le psychisme du patient, autrement dit, à donner un nouveau sens communicable à ce qui est devenu non communicable (car purement privé). Habermas se sert de l’idée que les déformations des rapports sociaux ont une inci-dence sur la langue, deviennent les distorsions de la communication, mais il n’indique pas comment on peut transposer le schème explicatif de la psychanalyse sur le plan des idéologies (Ricœur, 1986 [1974] : 359).

Greimas envisage dans ce contexte le remplacement d’un système sym-bolique ou mythique par un autre :

[…] quand on transfère ce problème du plan personnel au plan social, les possibilités de l’action sociale deviennent patentes ; on ne peut pas dire : voilà, on va démythifier les valeurs dépassées, on va supprimer tous les mythes et pour cette raison, l’homme devien-dra libre, la société sera libérée. On ne peut que substituer un système de mythes à un autre. (Greimas, 2017 [1966] : 131)

À la place de la critique émancipatoire, Greimas propose la démythification créative ; créer de nouveaux mythes et idéologies qui permettent « à l’homme ou à la nation de vivre » :

On peut et il faut chercher comment démythifier une idéologie, mais à condition qu’on ait et qu’on puisse fournir une nouvelle idéologie permettant à l’homme ou à la nation de vivre. Je soulève ici un problème non pas politique mais thérapeutique, celui de la cure. (Ibid. : 133)

Bien que la sémiotique de Greimas n’ait aucun rapport avec la normativi-té, différemment de la théorie critique de Habermas, il cherche aussi, comme les néomarxistes allemands, comment sa théorie pourrait s’engager dans la recherche de solution aux problèmes actuels de la société, plus précisément, comment « ac-corder ses prétendues recherches scientifiques et les problèmes touchant vivement la nation lithuanienne » (Ibid. : 123-124). Il voit la possibilité d’engagement dans l’opération positive de la création et non pas dans l’opération négative de la cri-tique, de la dénonciation. Son rôle n’est pas de « guérir le malade », de dimi-nuer sa souffrance, mais de le pousser à devenir son propre médecin, à avancer dans son existence en la transformant :

La mission de notre mouvement consiste à créer de nouveaux mythes. Il ne faut pas ai-der l’homme. Il faut lui compliquer la vie. Il faut chercher comment transformer un homme qui a besoin d’aide en un homme qui soit son propre transformateur et celui des autres. [...]

L’objectif difficile à atteindre est de proposer à la nation des moyens de sa guérison. [...] Ce n’est qu’en prenant conscience des idéologies et des possibilités de leur choix que nous faisons un travail scientifique au lieu de duper les gens et que nous respectons en même temps notre engagement envers la nation. (Ibid. : 136 ; traduction légèrement remaniée)

Sa vision est projective, futuriste, utopiste même et non pas rancunière, vindicative, comme c’est souvent le cas dans la critique féministe, la critique postcoloniale et autres, issues de la théorie critique de l’École de Francfort. C’est ainsi que Greimas voit le rôle de la gauche intellectuelle et de sa révolution, « parce que la création des idéologies et de nouveaux mythes est déjà une révolution » (Ibid. : 138).

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 71-74)

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