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Le déni de la représentation

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 100-107)

Dominique Chateau

3. Le déni de la représentation

Le déni de la représentation a partie liée à l’effet iconique, c’est-à-dire le fait que, comme dit Peirce, nous prenons l’image pour le réel, sur le moment, comme dans un rêve éveillé. L’idéologie convertit cette réalité en dogme réaliste : l’image est la réalité, « la chose même » (comme disent certains phénoménologues). La sémiotique nous détrompe de ce déni de représentation à la fois en considérant que l’image est destinée à l’effet iconique et en considérant que cet effet repose sur un artifice sémiotique (une configuration, un médium, un dispositif, etc.). Dans le parcours où la philosophie et la sémiotique collaborent, des méthodes de pensée sont évidemment convoquées. En particulier, en ce qui concerne ma vision des choses, la dialectique, essentiellement conçue comme méthode reposant sur l’Aufhebung, le supprimé-conservé (je préconise l’Aufhebung sans l’esprit absolu, parce que l’esprit absolu est une idéologie – j’abandonne aux hégéliens orthodoxes d’ergoter sur cette amputation provocatrice du « système », de sa fin ultime : est-ce que tout disparaît avec elle ou est-ce que la dialectique tient toute seule ?). La ques-tion de l’image fournit un excellent exemple de ce qu’on peut élaborer avec cet instrument2 : pour que l’effet iconique opère, il faut que l’image comme support soit

supprimée, mais tout aussi bien il faut que l’image soit conservée comme support pour que l’effet iconique ait une chance d’opérer. S’ajoute, en fait, à l’image

maté-rielle, la construction mentale dont elle fournit l’occasion. L’effet iconique n’est pas l’image telle quelle ; il n’est même pas en elle, telle qu’elle est ; il est dans notre tête. L’effet iconique existe même en l’absence d’image, comme dans le cas

2. Dans Dialectique ou Antinomie ? Comment Penser ? (2012), je consacre un chapitre au rapport entre Hegel et Peirce, au terme duquel je crois justifier l’association de la dialectique du premier à la sémiotique du second, par-delà des disparités évidentes, mais compte tenu d’un commun triadisme (d’où le mélange fascinant de critiques et d’éloges que le philosophe américain adresse à son confrère allemand).

de ce qu’on appelle l’image mentale. Mais, dans le cas de l’image matérielle, l’interaction dialectique entre le support et l’effet mental est exigé. En d’autres termes, le supprimé de l’effet iconique reste mental – d’autant plus prégnant.

Cela explique sans doute pourquoi l’idéologie s’en empare si facilement. Pourquoi on trouve d’aussi nombreux adeptes du réalisme optico-ontologique chez les théoriciens de l’image. Il y a une sorte de continuité entre l’effet mental de l’image et la théorie mentale de sa transparence. Si la philosophie critique a quelque terrain d’exercice, celui-là vient bien en tête. La philosophie critique vise au démêlage de ce que l’idéologie amalgame – par exemple l’iconicité et la transpa-rence. La sémiotique participe d’autant mieux de cette prise de distance que, non seulement elle sépare l’iconicité de l’argumentation de la transparence, mais elle montre que, par l’image, l’iconicité s’accompagne toujours peu ou prou d’indicialité (et de « symbolicité »). L’idéologie de la transparence confond d’ailleurs iconicité et indicialité, l’effet de présence et le renvoi au réel, tandis que la sémiotique les discerne. Voilà, notamment, un apport extérieur à la philosophie qui hausse son niveau de pertinence, là où, livrée à elle-même, elle risque de s’enliser dans l’hymne abstrait à la présence réelle.

L’idéologie religieuse y réussit parce qu’elle ouvre au contact par des repré-sentations d’emblée postulées comme simple véhicule. En même temps, l’hypothèse de la priorité de la relation phatique sur ses véhicules représentationnels n’a pas résisté à l’aporie qui la guettait dès l’origine. La crise de la représentation, grand ouverte entre les iconoclastes et les iconodules, en fut le témoignage. L’hypothèse chrétienne de l’incarnation (du mi-Dieu mi-homme), autorisant le commerce avec l’image, permit dans la foulée (notamment dans le remarquable exposé de Jean Damascène) l’instauration d’une sémiotique de l’image, par le double mou-vement de la dissociation du support d’avec ce qu’elle représente et de leur collaboration iconique et symbolique. Encore une exemplification du supprimé-conservé ! L’image (ou l’icône au sens religieux) ne disparaît pas, alors même qu’elle s’efface derrière son effet iconique et le lien symbolique qu’il favorise. D’où, d’ailleurs, l’attachement qu’on peut avoir envers l’image sainte elle-même, celle qu’on transporte avec soi, qu’on regarde souvent, qu’on est chagriné de perdre, etc., à l’instar d’autres menus objets de la sphère intime. Cet ajout d’un usage chosal à l’usage phatique montre bien l’existence d’une pluralité de fonctions sémiotiques qu’on peut très clairement associer, en l’occurrence, à des fonctions sociales et psychologiques.

Que la religion fonctionne, par ailleurs, comme idéologie n’a rien qui nous surprenne, à condition de se détacher de son emprise, au moins sur le moment (si-non, croyez ce que vous voulez !) ; son adhésion à la transparence garantit

l’efficacité du signe : il faut que la fonction phatique domine pour que le lien théo-phanique s’établisse : le discours, déjà porté à l’apophatisme – la négation : Dieu n’est pas ceci, ni cela… –, relègue l’image, elle-même déjà dévaluée dans la hié-rarchie de l’humain et du divin. Que la philosophie se range à cette conception est, en revanche, surprenant, voire scandaleux. Certes, Platon en donne une version sublime. On peut s’y reconnaître, du moins en partie, à considérer la puis-sance argumentative que les dialogues déploient si majestueusement. En revanche, la hiérarchie du sensible et de l’intelligible, la topique inflexible qui s’ensuit, outre la faiblesse de leurs conséquences politiques, s’assimilent à l’idéologie reli-gieuse, à la primauté du phatique, à la stratégie apophatique et au déni de la re-présentation. De là que la posture de la synthèse critique ne s’établit nullement de l’extérieur, d’un surplomb philosophique contemplant et maîtrisant un paysage prétendument désert ou dévasté. Non, la synthèse critique doit opérer à l’intérieur même de la philosophie. Il ne suffit pas qu’elle sympathise avec les apports scienti-fiques extérieurs, elle doit se remettre en cause, en crise, aussi bien par la critique du discours propre qu’elle a accumulé historiquement que par la confrontation avec les « théorèmes » extrinsèques.

La philosophie comme synthèse critique apprend des disciplines dont elle requiert la collaboration, mais peut aussi leur apporter quelque chose. Je crois même que la possibilité de cet apport dépend étroitement de l’adoption du système de la synthèse critique (système étant ici à entendre au sens systémique et non systéma-tique, ou, si l’on veut, au sens dialectique et non architectonique). Je ne veux pas parler ici de l’injection de bribes de philosophie dans le discours scientifique, comme une sorte de rehaussement clinquant de la pensée ou d’alibi intellectua-liste. Il s’agit plutôt de savoir si la philosophie peut se hisser au niveau de la discussion et de l’argumentation scientifiques. Bien entendu, on ne lui demande pas de s’immiscer dans les méandres des démonstrations mathématiques ou autres. Son rôle épistémologique est plutôt de considérer ce qui en résulte et les conséquences qui s’ensuivent vis-à-vis des différentes versions d’un même objet de réflexion. Con-frontée à un « théorème » extrinsèque ou à la rivalité de deux points de vue, en re-vanche, elle est en position d’entrer en dialogue et, possiblement, de participer au verdict.

Il faut dire que certains exposés scientifiques, particulièrement dans le domaine des sciences humaines, comportent une sorte de prêt-à-penser philoso-phique. À titre d’exemple, la théorie du « fait social total » telle que Marcel Mauss (dans le célèbre « Essai sur le don », 1923-1924), puis Claude Lévi-Strauss (dans l’Introduction à Sociologie et Anthropologie, 1950), l’ont exposée : d’une part, le social se fragmente en facteurs multiples (technique, économique, esthétique,

etc.) qui sont spécifiés par leur intégration dans un ordre total (éducation, art, poli-tique, etc.) ; d’autre part, cet ordre, outre qu’il totalise objectivement les facteurs sociaux en les redéfinissant, suppose d’être incorporé subjectivement en tant que totalité par les individus de la catégorie concernée (enseignant, artistique, politicien, etc.)3. On voit très précisément comme une telle conception articule des catégo-ries philosophiques : fragment-totalité, spécifique-générique, objectif-subjectif. D’où l’idée de philosophie ready-made… Mais le travail n’est pas toujours aussi bien mâché pour le philosophe. Dans le cas contraire, le principe de pertinence sert de garde-fou : étant donné une théorie « scientifique », est-il licite ou non de la réin-terpréter dans les termes de concepts ou des catégories philosophiques ?

Il y aura sans doute, à un moment ou à un autre, l’intérêt d’établir une sorte de carte épistémologique de l’extrinsèque que la philosophie accueille – seule concession à l’architectonique. Elle révèlerait sans doute que toutes les disci-plines ne sont pas égales devant l’appel de la philosophie. La sémiotique a une place particulière, voire privilégiée. Elle le doit à l’histoire et, tout particulièrement, à Peirce. Sa proposition architectonique, en compétition avec Kant qu’il vénérait, offre une place de choix à la sémiotique. Même si on est moins enclin aujourd’hui à faire apparaître la structure du système, même si la systématique est supplantée par la systémique (l’architecture du système fermé par l’idée d’une vaste circu-lation ouverte ou fermée suivant l’angle), il n’est pas inutile d’accorder une sorte de priorité à certains points de vue plutôt qu’à d’autres. La sémiotique mérite une attention particulière dans la mesure où elle place la représentation au premier rang de ses préoccupations. Dans un contexte cognitif où le déni de la représentation fait peser sa constante hypothèque sur le discours – celui-ci se dé-niant lui-même autant qu’il projette ce déni à l’extérieur –, la priorité sémiotique est cruciale.

4. Conclusion

Au titre de sa version de l’humanité et des divers plans de rationalité qui la constituent, la philosophie a besoin de la théorie des signes, de la théorie de la

sé-miosis. Celle-ci n’épuise pas la totalité du problème, loin s’en faut, mais elle

repré-sente un prérequis dans la théorie du noyau systémique autour duquel peuvent être réunis les plans de la rationalité humaine, sinon disséminés. Les tâches les plus importantes qu’elle peut accomplir peuvent être résumées comme suit. La

mière, on l’aura compris, est la tâche critique. La sémiotique offre la critique de l’idéologie à l’égard du déni de représentation. Déjà, il appert qu’elle convient parfaitement à une philosophie pour qui, quant à l’humain, le monde est

représenta-tion, avec des degrés divers de nature et de complexité qui vont de la simple

cons-cience positionnelle (donnée par les sens) au type d’élaboration conceptuelle que le présent chapitre tente peut-être vainement d’exemplifier, en passant par toutes sortes de relations sémiotiques peu ou prou perceptives, cognitives ou affectives.

Mais considérer le monde comme représentation n’implique pas la solution extrême de l’immatérialisme berkeleyen (la matière n’existe pas, seules les sensa-tions existent) : la théorie des signes comporte le moment matériel, celui des signes-chose qui circulent dans la sémiosis en même temps que les différentes signi-fications qu’ils portent. La même chose peut être sémiotiquement neutre à tel mo-ment (cachée, inaperçue, perçue sans être aperçue, etc.), sémiotiquemo-ment active à un autre moment (comme représentant, index ou symbole – notamment). Le point de vue sémiotique implique de penser la choséité comme le moment où la sémiosis est en sommeil ; inversement, la sémiosis est pensée comme l’activation du sens à la faveur de la manipulation du monde (l’écharpe rouge qui d’habitude me protège du vent sert maintenant de signe de ralliement). Le rapport au monde comporte différents degrés d’activation sémiotique, y compris le degré zéro d’une activation bloquée ou à venir.

Pour illustrer cette seconde tâche de la sémiotique on peut prendre l’exemple de ces moments où un(e) ami(e) attire mon attention sur un oiseau censé être dans un arbre, mais que je cherche vainement à distinguer dans le fouillis des branches et des feuilles. L’exemple est particulièrement intéressant dans la mesure où on peut l’interpréter à la fois comme un défaut de sémiosis – mon incapacité à apercevoir l’oiseau – et comme une sémiosis en acte – le dialogue avec mon ami(e) et nos efforts respectifs, peu ou prou efficaces, pour percevoir l’oiseau. D’où l’idée également sémiotique de point de vue, de multiplicité des points de vue sur une même situation et, corrélativement, de degré plus ou moins fort de sémio-ticité – et, dans la foulée, une troisième tâche de la sémiotique. Non seulement, on voit comment le monde, en sa représentation, est soumis à un principe de constante variation par le jeu différencié de l’activation sémiotique, mais encore on voit qu’il est difficile d’envisager le rapport au monde sans prendre en compte la relation complexe qu’il entretient nécessairement avec notre subjectivité non moins qu’avec la polyphonie des points de vue (pour emprunter à Bakhtine).

À cet égard, la sémiotique se range du côté de certains grands principes épis-témologiques, à commencer par celui de la systémique qui veut qu’un même système peut être à la fois fermé sur lui-même et ouvert vers l’extérieur, vers d’autres

sys-tèmes. C’est ainsi que je conçois, pour ma part, la rationalité humaine, la syn-thèse critique et le rôle de la sémiotique. Celle-ci ne peut aucunement être consi-dérée dans la tour d’ivoire d’une recherche purement scolaire (c’est une tendance de certaine sémiologie linguistique) : elle communique avec d’autres disciplines, s’enrichit à la confrontation avec d’autres points de vue, en sorte que le principe d’activation qui la caractérise peut être généralisé en principe systémique d’interrelation des points de vue et des disciplines.

Il ne s’agit pas pour autant de privilégier exclusivement l’échange entre systèmes (voire s’appuyer dessus pour prétendre dissoudre les systèmes) en ou-bliant que, simultanément, un système peut être considéré (et fonctionner) comme une totalité fermée, non pas au sens de la clôture électrifiée qui empêche les intrus de pénétrer dans le territoire, mais au sens où, la considérant pour elle-même, on constate qu’elle a aussi sa propre logique. Ainsi la participation de la sémiotique à la philosophie n’est ni intromission ni soumission ; elle est bel et bien participa-tion. La sémiotique est un partenaire indispensable de la philosophie comme syn-thèse critique, de l’optique humaine et humaniste qui la caractérise.

Références bibliographiques

CHATEAU, Dominique (1998), L’Art comme fait social total, Paris, L’Harmattan. CHATEAU, Dominique (2012), Dialectique ou Antinomie ? Comment penser ?,

Paris, L’Harmattan.

CHATEAU, Dominique (2016), Ontologie et Représentation, Paris, L’Harmattan. CHATEAU, Dominique (2016), Après Charlie : le déni de la représentation,

Lormont, Le bord de l’eau.

HABERMAS, Jürgen (1973 [1968]), La Technique et la Science comme

idéolo-gie, Paris, Denoël / Gonthier.

MAUSS, Marcel (1923-1924), « Essai sur le don », L’Année sociologique, t. 1, disponible sur : http://anthropomada.com/bibliotheque/Marcel-MAUSS-Essai-sur-le-don.pdf.

LÉVI-STRAUSS, Claude (1950), Sociologie et Anthropologie, Paris, Presses Uni-versitaires de France.

L’apport de la sémiotique à la philosophie des sciences

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