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Une éthosémiotique qui ne serait pas le mariage de la carpe et du lapin Dans le cadre de l’éthosémiotique8 que nous avons tenté de développer

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 29-35)

depuis une dizaine d’années avec Pascal Carlier, psychologue et éthologue de for-mation, il ne s’agit plus d’évoquer de manière univoque « l’autre » ou « son autre », mais de se confronter réellement à son discours. Si la situation est concrètement et humainement différente, cette relation dialogale entre disciplines entraîne-t-elle des pratiques totalement différentes ? La distinction entre disciplines interlocutrices et disciplines objets (les alterae et aliae de Sonesson, 2001) garde-t-elle une certaine pertinence – même relative ? Il semble en fait que la relation interdisciplinaire

8. Pourquoi choisir comme dénomination le syntagme lié, éthosémiotique, plutôt que ceux de « sémiotique étho-logique » ou « sémiotique de l’éthologie » ? Il ne s’agit pas de référer à l’éthosémiotique inaugurale de Sebeok, différente de la nôtre. Il ne s’agit pas non plus d’une sémiotique qui s’intéresserait au « discours sur le comportement ou les mœurs » ou centrée sur le comportement, mais d’indiquer la rencontre des deux disciplines.

plique ce double statut d’objet et de sujet. La nécessité sinon de s’acculturer à l’autre du moins de communiquer avec lui présuppose une connaissance et une traduction de son discours ; aussi les articles destinés à une revue sémiotique étaient-ils d’abord une présentation du point de vue et de problématiques étholo-giques, avant d’être une discussion. Et l’avantage d’une élaboration commune est certainement la minimisation du risque de réduire ce discours, de le simplifier ou de le mésinterpréter – c’est-à-dire de lui prêter d’autres significations ou va-leurs que celles visées par cette discipline. Mais le défaut d’altération de cet autre discours, réaffirmant sans cesse son point de vue et la signification cotextuelle de ses termes ou concepts élaborés par l’expérience, peut aussi apparaître comme un inconvénient, puisque l’altération facilite son assimilation, donc sa sémiotisation. Le gain n’est pas total du point de vue de la sémiotique.

Qu’est-ce qui rendrait néanmoins possible un échange, une rencontre entre ces deux disciplines ? Auraient-elles quelque chose à se dire ? Ce rapprochement étho-sémiotique semble avoir été favorisé tout d’abord par de possibles conver-gences entre, plutôt que deux disciplines presque contemporaines9, deux courants disciplinaires précis, à savoir : une éthologie cognitive et une sémiotique de la perception. Ce qui pourrait dans ce cadre plus restreint nous lier sans nous identi-fier, ce seraient une participation à une épistémè commune – l’assise phénoméno-logique, merleau-pontienne10, qui oriente la réflexion sur la relation comme défi-nitoire des instances, les prémisses d’une co-émergence du sujet et de son monde, d’une interdéfinition (voir les Umwelten d’Uexküll) et d’une co-évolution (voir l’énaction de Varela)… – et l’utilisation de termes descriptifs identiques – la signification, le sujet, la tension, la valence… (voir Gervet et Soleilhavoup, 1999 : 41, 43 et 44) –, qui, même si elle peut masquer des divergences définitoires et conceptuelles, pourrait aussi indiquer des pôles d’intérêt communs. D’un point de vue méthodologique, la construction de modèles, les problématiques classificatoires ou catégorielles, l’importance accordée à la description et à sa problématisation nous sont également communes, donc le souci aussi de disposer de notions des-criptives pour décrire ou analyser – c’est-à-dire modéliser l’émergence et les valeurs signifiantes – des phénomènes aussi « étranges » que la coloration et la transformation des pieuvres.

Quelles formes de rencontre sont nées de ce rapprochement ? C’est l’option de la pluridisciplinarité que nous avons retenue, Pascal Carlier et moi-même en 2014, pour la présentation bivalente et la rédaction à quatre mains de

9. Voir entre autres les dates des deux précurseurs, Saussure (1857-1913) et Uexküll (1864-1944).

10. Notons que Maurice Merleau-Ponty a écrit La Structure du comportement (1942) avant La Phénoménologie

« Une rencontre homme-animal face aux regards sémiotique et éthologique. Des exemples de la pieuvre au faucon… entre autres ». Mais, notre première collabora-tion en 2006, rédigée pour Semiotica, avait pris davantage la forme d’une interdis-ciplinarité jouant la carte de la complémentarité ; chacune prenant le pas sur l’autre lors de la description (en termes physiologiques à peine sémiotisés) de la coloration du manteau céphalopédique, lors de l’analyse de l’expressivité des transformations colorées et texturées (où le point de vue critique de la sémiotique rencontrait ce-lui des éthologues ou éthosémioticiens adeptes des théories de la communica-tion), et lors d’une proposition de rendre compte de ces phénomènes expressifs en termes tensifs. Il s’agissait donc, ainsi que l’évoque Sémir Badir (2001), d’exploiter les « points de connexion et de rupture » de la dualité disciplinaire, de tenter de ne rien céder, sinon dans l’exhaustivité, du moins dans la finesse des analyses et finalement de dessiner un lieu de rencontre dans l’analyse tensive finale où nous avons adapté à notre éthosémiotique le modèle affiné par Claude Zilberberg pour rendre compte des modalités subjectales de ce devenir coloré de l’animal dans son milieu autrement qu’en termes intensionnels.

Pour quoi cette rencontre disciplinaire ? Avons-nous, en tant que sémioti-ciens, quelque chose à y gagner ? Du côté de l’éthologie, le modèle tensif produit semble un modèle alternatif pertinent et rentable pour décrire la relation de l’animal à son environnement11. Du côté de la sémiotique sont apparues sous un nouvel éclairage des problématiques essentielles, comme : les questions de con-version ou de validité d’un discours théorique et descriptif pour rendre compte du vivant – le modèle diachronique et abstrait des espèces et le fonctionnalisme post-darwinien face à l’animal et à la cognition-sensible des descriptions – ; celles aussi des modalités et aspects de l’acquisition de compétence – abordée en termes d’instinct (au sens de Lorenz), de rigidité ou d’ouverture, de résistance – ; celles aussi de l’importance, dans les études morphologiques, de la structure du « for-mant » pour prétendre au statut de signifiant-porteur de valeurs12. Question de si-gnification, d’émergence du sens, de différentes « formes » du sens, du symbo-lisme… : les questions sont toutes sémiotiques et éthologiques. Plutôt que de se perdre avec l’autre, ce serait donc, effet de contraste oblige, la rencontre avec l’altérité qui mettrait en valeur l’identité questionnante de la sémiotique.

11. Le spécialiste des céphalopodes, Andrew Packard, nous a proposé une collaboration qui s’est concrétisée lors de la conférence « Why do cephalopods change colour ? A “tensity” model of cognition », de Pascal Carlier, Marie Renoue, Andrew Packard, au Colloque [youmares | 6], University / NWi, Bremen, Germany, les 18-19 novembre 2015.

12. Ces questions sont abordées dans un texte coproduit avce Pascal Carlier, « Entre éthologie et sémio-tique : mondes animaux, compétences et accommodation » (2018).

4. Conclusion

Le discours de l’autre ou le discours avec l’autre irrigue la sémiotique, comme toutes les disciplines et peut-être davantage encore. Et elle tire peut-être sa force et son originalité de cette capacité à intégrer le discours de l’autre, de l’assimiler (le sémiotiser) et de s’y accommoder.

Difficile, l’interdisciplinarité ne va pas de soi ; elle interroge les identités, les frontières, la pertinence et l’intérêt heuristique de certaines intégrations dis-ciplinaires ou sémiotisations, et aussi et peut-être d’abord l’aspectualité du pos-sible. Ce que nous avons proposé in fine depuis 2006, c’est de favoriser une pra-tique ou une rencontre quand la chose est théoriquement impossible ou difficile ; c’est aussi d’accepter de courir le risque de mal se comprendre tout en avançant ensemble. Mais, rappelons-le, alors que le monde universitaire et scientifique pré-suppose la transparence interne, l’efficacité d’un métalangage commun malgré des divergences intradisciplinaires, Véronique et Christine Servais (2009) nous invi-tent à ne pas ignorer les malentendus de la communication, des malentendus qu’il nous faut limiter mais qui peuvent aussi s’avérer finalement productifs par l’ouverture sur un « autre possible » qu’ils préfigurent.

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