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La sémiotique peircienne

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 115-119)

Catherine Allamel-Raffin

4. La sémiotique peircienne

4.1. Une sémiotique incluant le concept de référent

Les sciences telles que l’astrophysique ou la physique des matériaux postu-lent l’existence d’entités et de processus dans le monde, pouvant en principe avoir, au sein de ces disciplines, le statut d’objet d’étude. La question est celle de la

référentialité : la représentation – et en particulier l’image scientifique – suppose

un référent externe au discours. Or, et cela a été amplement souligné, l’immanentisme a dominé dans le cadre de la sémiologie d’inspiration saussu-rienne, qui exclut le référent de la définition du signe. Cette sémiologie contient l’idée suivante,

[…] telle que développée par Hjelmslev puis ensuite par Greimas […] : la description que l’on fournit de la langue est autonome par rapport au monde que cette langue décrit. […] Cette théorie a été fréquemment forcée – et faussée –, en devenant une théorie de l’autonomie des signes par rapport au monde. (Groupe µ, 2015 : 25)

Relativement à cette question, Peirce, en revanche, est celui qui a élaboré une « théorie tout à la fois sémiotique, cognitive et métaphysique » permettant de prendre en compte le quelque chose « qui exige d’être dit » et qui nous fait consé-quemment produire des signes ou representamen (Eco, 1999 : 19-20). Le refus de se limiter à une approche dyadique du signe au profit d’une approche triadique ap-paraîtrait notamment dans le célèbre passage suivant :

Un signe ou representamen est quelque chose qui tient lieu pour quelqu’un de quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée dans l’esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. Il tient lieu de cet objet, non sous tous rapports, mais par référence à une sorte d’idée que j’ai appelée quelquefois le fondement du representamen. (Peirce, 1897 – C. P. 2-228)

En réalité, comme le souligne Jacques Fontanille, il y a, présupposés ici, bien plutôt cinq éléments que trois : le representamen, l’objet qui se subdivise en objet dynamique et en objet immédiat, l’interprétant, le fondement :

Le fonctionnement du signe peut être résumé ainsi : un objet dynamique – objet ou situa-tion perçus dans toute leur complexité – est mis en relasitua-tion avec un representamen – ce qui le représente –, mais sous un certain point de vue seulement (sous quelque rapport ou à

dans l’objet dynamique un aspect pertinent de celui-ci appelé objet immédiat, et la réu-nion du representamen et de l’objet immédiat se fait ‘au nom de’, ou ‘pour’, ou ‘grâce à’un cinquième élément, l’interprétant. (Fontanille, 2003 : 30)

On le voit, le référent qui est assimilable à l’objet dynamique n’est pas un référent « absolu » et ne correspond pas à une « réalité » qui serait accessible sans médiation. L’objet dynamique est déjà, en partie au moins, un percept. Il est impli-qué dans la sémiose à travers la médiation du fondement et donne lieu à l’objet im-médiat, lui-même susceptible d’être traduit en une infinité d’interprétants. Pour reprendre les termes d’Umberto Eco : « En un certain sens, l’objet dynamique reste toujours une chose-en-soi, toujours présente et jamais saisissable, si ce n’est précisément au moyen de la sémiose » (1999 : 19).

Le fait que le référent se présente, dans le cadre de la conception peir-cienne, comme étant toujours déjà « un univers sémiotique organisé et soumis à des déterminations modales, perceptives et catégorielles » (Fontanille, 2003 : 31), ne constitue pas un grief que l’on pourrait avoir à l’égard de cette conception. Tout au contraire, c’est celle qui conviendra le mieux pour rendre compte, dans une pers-pective sémiotique, des images produites dans des laboratoires de physique des surfaces et d’astrophysique. Les référents n’y sont en effet saisis que comme « un moment dans une vaste sémiosis infinie » (Ibid. : 31), et tout accès direct nous est à jamais refusé. C’est ce que résume Igor Babou dans les phrases suivantes :

[…] la connaissance scientifique passe par la relation, par la médiation d’un élément tiers intercalé entre le réel et nous : nous ne pouvons en effet rien connaître directement de la réalité. Par contre, tout ce qui est réel réagit, établit des liens qu’il convient d’utiliser comme des indices. Peirce applique là les enseignements qu’il tire d’une longue pra-tique des sciences expérimentales. (1999 : I, 6)

La notion d’indice qui apparaît ici, issue de la deuxième trichotomie peir-cienne, est elle-même particulièrement féconde : à partir d’elle, on peut rendre compte de la démarche des sciences comme relevant de l’ordre d’un réalisme indiciel. Les chercheurs dans leur laboratoire n’ont jamais accès qu’au « négatif des choses » et cela suppose qu’ils se livrent à des inférences, en particulier abduc-tives – dans le cadre d’une démarche falsificationniste au sens de Karl Popper. 4.2. Le pragmatisme

La sémiotique peircienne est indissociable d’un cadre philosophique plus large : le pragmatisme, conçu comme une méthode de clarification conceptuelle.

Selon Joseph Chenu, la thèse pragmatiste « consisterait à rechercher le sens d’une hypothèse ou de n’importe quelle idée, dans ses conséquences pratiques, sans autre spécification » (1984 : 149). Le pragmatisme de Peirce s’applique donc bien à l’action et à la pratique, mais il s’agit d’entendre ici « action » et « pratique », non pas dans un sens restreint, mais comme « action » et « pratique » « conçues ». Ce dernier point est important, car il a été la source selon Claudine Tiercelin (1993 : 32-33) de bien des malentendus. C’est donc bien en s’inscrivant dans le cadre de sa philosophie pragmatiste que Peirce affirme que la signification d’un signe est ce qu’il fait, comment il agit sur l’interprète, quel effet il produit :

Décrire la signification d’un signe, c’est décrire le processus cognitif par lequel le signe est interprété et provoque un type d’action. […] La démarche interprétative conduit l’interprète de la perception à l’action, par le biais de la pensée. (Everaert-Desmedt, 1990 : 29) Ce type de considération rend bien compte de l’activité menée au sein des la-boratoires que j’ai retenus. Il s’agit bien à partir de données fournies par des per-ceptions (médiatisées par des instruments) de parvenir à l’action (l’élaboration de modèles théoriques, la réalisation concrètes d’échantillons ayant des propriétés phy-siques précises, etc.) par le biais de la pensée (en s’appuyant sur toutes les théories physiques disponibles à l’époque de leur réalisation).

5. Le Groupe µ

Le cadre théorique peircien se révèle inopérant quand il s’agit d’analyser les processus de lecture des images sources et les opérations de transformation effec-tuées sur les images sur celles-ci en vue d’obtenir des images retraitées. Celui que propose le Groupe µ, en revanche, fournit les outils en vue de mener à bien de telles analyses.

Le Groupe µ souscrit à une approche microsémiotique. Celle-ci consiste à prendre comme point de départ de l’analyse les éléments de l’image considérés comme « atomiques » afin de tenter de recomposer un énoncé à partir d’eux. La distinction signe plastique / signe iconique, notamment, s’avère fort judicieuse car elle rend possible un travail systématique portant sur la dimension proprement ma-térielle de l’image. Comprendre comment sont levées les difficultés liées aux pro-cessus de lecture d’images suppose la prise en compte du « signe plastique » tandis qu’éclairer les transformations réalisées lors d’un traitement d’image relève d’une étude en termes de « signe iconique ».

nombres de règles de transformations visuelles, permet de connaître certains objets du monde » (Joly, 1994 : 96). Cette définition souligne le fait que le signe iconique « possède des caractéristiques qui montrent qu’il n’est pas l’objet et affiche ainsi sa nature sémiotique » (Groupe µ, cité par Joly, 1994 : 97). « Le signe iconique possède certains caractères du référent, conformément à la définition classique […] Il possède aussi certains caractères ne provenant pas du modèle, mais du producteur d’image » (Groupe µ, 1992 : 133). Dans ce cadre-là, le Groupe µ pose une classification des transformations effectuées intentionnellement par le pro-ducteur d’images. Selon Jean-Marie Klinkenberg, la transformation est « en fait un modèle rendant compte des ressemblances et des différences (de forme, de cou-leur, etc.) que l’on observe entre la représentation et l’objet de la représentation » (2000 : 387), et elle peut être de quatre types :

– géométrique (les projections, les homothéties, les transformations

topolo-giques) ; – analytique (reposant sur l’algèbre : la discrétisation, par exemple) ;

– optique (amélioration de contraste, rajout de couleurs) ;

– cinétique, prenant en compte, selon la formulation de Jean-Marie Klinkenberg,

« les positions respectives de l’émetteur ou du spectateur d’une part, du produit élaboré ou stimulus d’autre part, et leurs déplacements respectifs » (2000 : 394-396).

Ce concept de signe iconique et les concepts qui lui sont associés offrent un outillage précieux pour qui souhaite décrire précisément tous les types de traitements d’images dans les sciences de la nature (nombreux, en particulier en astrophy-sique) permettant de passer de l’image source à l’image retraitée. La définition du signe iconique met en relief le fait que le producteur de l’image se livre à des choix, d’où une irréductible part de subjectivité :

[…] le signe iconique possède certains caractères du référent, conformément à la défini-tion classique (qui va être amendée de la manière qu’on va voir)3. Mais corrélativement, il possède aussi certains caractères ne provenant pas du modèle mais du producteur d’image. […] Le signe iconique est donc un signe médiateur à double fonction de renvoi : au modèle du signe et au producteur du signe. (Groupe µ, 1992 : 133)

3. Les amendements apportés à la définition du référent par le Groupe µ sont à mettre en relation avec la définition du signe iconique lui-même : celui-ci est « le produit d’une triple relation entre trois éléments », en l’occurrence le signifiant iconique, le type et le référent (Groupe µ, 1992 : 135). Un tel concept triadique est l’occasion de repenser le concept de référent qui est « l’objet entendu non pas comme somme inorganisée de stimuli, mais comme membre d’une classe », dont l’existence est validée par celle du type (Ibid. : 136). Le type lui-même est un modèle intériorisé et stabilisé, susceptible d’être décrit par une série de caractéris-tiques conceptuelles, dont quelques-unes peuvent correspondre à des caractériscaractéris-tiques physiques du référent, par exemple la présence de moustache pour le type « chat » (Ibid. : 137).

Le sujet producteur d’images, du fait même qu’il se livre à des opérations de transformation, est confronté à des alternatives : quelles décisions prendre en ce qui concerne les transformations et les paramètres qu’elles amènent à faire varier dans le cadre de la réalisation d’une image retraitée, notamment ?

Le signe plastique, quant à lui, permet de se focaliser sur les caractéristiques matérielles de l’image. On peut définir différentes familles de signes plastiques : les couleurs, les formes et les textures (Ibid. : 196). La relation iconique / plastique est

[…] déterminante dans la production de la signification globale du message visuel. Cette interaction est circulaire et passe du plastique à l’iconique, ou inversement, de ma-nière telle que nos attentes elles-mêmes sont déterminées par le contrat communicationnel (on est dans la « publicité » ou dans « l’art »). (Joly, 1994 : 124)

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 115-119)

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