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Une pratique de la diversité des textes et des supports

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 194-198)

Christine Chollier

2. La sémantique interprétative

2.2. Une pratique de la diversité des textes et des supports

2.2.1. Étude contrastive de textes philosophiques4 et de textes scientifiques

Dans le cadre d’une étude contrastive, La Mesure et le grain propose au cha-pitre 6 une comparaison de textes théoriques : littéraires, philosophiques et scienti-fiques. Première étape d’une étude plus vaste qui pourrait se poursuivre par une caractérisation des variétés de discours scientifique puis par une définition de leurs genres, elle prend en compte les régimes génétiques, mimétiques et herméneu-tiques de ces corpus. On connaît par exemple l’importance de l’infra-texte où les notes de bas de page, qui ont supplanté les notes de fin de document, sont le lieu soit de références qui renforcent l’effet de sérieux, soit d’explications didactiques ou argumentatives, soit encore de la délimitation du propos. De même, le hors-texte des hors-textes scientifiques accentue-t-il la dichotomie entre objet et sujet, partant la mimesis objective qui veut que s’absente la subjectivité de l’auteur. Enfin, signa-lons aussi que la pluralité sémiotique du document multimédia suscite un effet de réel plus intense. Si le roman oriente sa mimesis vers le hic et nunc, la philosophie dirige la sienne vers un réalisme transcendant et la science crée son effet de vérité en construisant des objets empiriques mais pour en tirer des abstractions transcen-dantes. Les contrastes sont résumés par Rastier dans le tableau suivant :

nent au texte. Au-delà de l’externalité comme de l’immanentisme, le sens est le résultat d’une stabilisation toujours provisoire d’un parcours effectué par l’interprète dans le texte.

3. Voir Rastier (1989, 1992, 1997, 2002c, 2005a, 2006), Canon-Roger (2006), Lacoste (2009), Chollier (2010, 2014, 2015, 2016).

4. Les genres du discours philosophique sont d’ordre argumentatif ou révélationnel. Les premiers sont fondés sur les normes de la démonstration mais là où le dialogue met en scène plusieurs énonciateurs qui figurent des positions différentes, le traité repose sur un foyer énonciatif principal. Les seconds (le commentaire, le frag-ment) sont censés faire jaillir la révélation de la lecture. Voir Rastier (2011a : 168).

Tableau 1 : Typologie des mimesis (Rastier, 2011a : 172)

Comme dans les textes théoriques, les concepts fonctionnent comme des thèmes ou des acteurs, l’étude thématique passe des co-occurrents (de l’expression) aux corrélats (du contenu), puis aux structurations de ces corrélats en groupements de traits (ou molécules sémiques) ; aux formes expressives et aux faisceaux de co-occurrents (Ibid. : 175). Les grammèmes, notamment Singulier vs Pluriel, montrent des contenus différents en fonction des lexies. Par exemple, dans des articles de linguistique, sens (singulier) et sens (pluriel) n’ont pas les mêmes co-occurrents : le premier lexicalise un concept alors que le second manifeste des éléments de fond. « Langue » et « langues » sont des éléments de fond mais le singulier ne s’oppose qu’à « parole ». L’étude lexicale participe de l’étude thé-matique mais ne la recouvre pas car les thèmes ne sont que partiellement lexicalisés par les lexies.

La dialectique des textes théoriques montre que les concepts de la quête gno-séologique sont traités comme des acteurs : ils comportent des traits génériques, des sèmes spécifiques et des rôles. Nous citerons un exemple où quête et rivalité entre adversaires sont particulièrement accentuées. Il s’agit d’un article journalistique de vulgarisation scientifique sur la disparition des dinosaures, commenté ailleurs par Rastier (2002a). L’analyse construit la transformation des espèces animales en géants, dragons et autres acteurs mythologiques. Or, plus encore que la rivalité entre petites et grosses bêtes, ce sont la rivalité entre hypothèses scientifiques, d’une part, et celle entre savants, d’autre part, qui supplantent la première au fil de l’article. Il n’est pas rare de voir les textes scientifiques utiliser à leur tour les res-sorts du récit mythologique, ou ceux du récit policier.

Pourtant, par contraste avec le dialogue et le traité de la philosophie, qui assument certaines marques de subjectivité, les textes scientifiques refoulent les marqueurs de subjectivité afin de créer une impression référentielle de vérité. Tout au plus admettent-ils d’attribuer des positions à des auteurs d’hypothèses (et à leurs collègues et adversaires) ou de mettre en scène abstraitement la rivalité des théories. Or Rastier observe que la narration dans ces textes scientifiques met en jeu deux paires d’acteurs. La première paire, qui relève du point de vue, assume

des fonctions de communication et comprend le Guide et le Régisseur. Le Guide propose un parcours didactique au lecteur, alors que le Régisseur trace les contours et les limites de la communication. La seconde paire d’acteurs ressortit à l’instance de la garantie, et ce sur l’axe de la représentation dialogique de la mi-mesis. Le Garant, position irénique, parle en son nom ou celui de l’institution qu’il représente mais sur un mode objectiviste. Le Critique, quant à lui, argumente contre des thèses (celles du Garant, celles du lecteur virtuel, celles des adversaires réels ou supposés). Le tableau suivant résume ces observations :

Tableau 2 : Quelques manifestations morphosyntaxiques de l’énonciation représentée dans les textes scientifiques (Rastier, 2002a : 185)

Laissons Rastier conclure son étude :

[…] le discours philosophique occupe […] une position intermédiaire entre le discours litté-raire et le discours scientifique. Cela s’explique sans doute par des raisons historiques : la philosophie occidentale s’est formée au sixième siècle av. J.-C. à partir du discours my-thique dont la littérature est issue, mais en réaction contre lui. À leur tour, les discours scientifiques ont pris peu à peu leur autonomie à l’égard du discours philosophique dont ils sont issus et qu’ils ne cessent de récuser – bien qu’il reste rémanent, comme en témoi-gnent par exemple les brouillons scientifiques. (Ibid. : 189)

2.2.2. Textes et sites multimédia

Dans La Mesure et le grain, au chapitre 7 « Sémiotique des sites racistes et prévention de la xénophobie », Rastier rend compte d’un certain nombre d’études contrastives de sites racistes et antiracistes. L’insuffisance des recherches par mots-clés, par syntagmes et par néologismes est supplantée par l’élection de genres et de leurs usages. En effet, le genre satirique pratiquant la citation de l’adversaire, sa parodie, voire la prosopopée de tel ou tel personnage, des straté-gies de masquage par connexion d’isotopies, et enfin des euphémisations, allusions

et autres cryptages, il convient de caractériser l’horizon générique d’attente afin de ne pas échouer sur les résultats triviaux que génère inévitablement l’entrée lexi-cale : ainsi, les mots « témoin » et « victime » qui, certes, ne recouvrent pas les mêmes acteurs dans les deux corpus sont-ils impuissants à les distinguer au palier purement lexical.

En revanche, la composante dialectique permet d’opposer le modèle du dis-cours historique adopté par les sites antiracistes au type du disdis-cours anhistorique suivi par les sites racistes : d’un côté, sigles, lieux, dates ; de l’autre, le mythe, l’intemporalité, l’exemplarité. Le second de ces discours raconte une histoire en trois phases où l’indépendance nationale a été remplacée par l’oppression actuelle qu’il s’agit de transformer en justice future. La diversité trouvée dans le premier discours y est remplacée par une dichotomie entre un NOUS inclusif vs les Autres (allogènes et cosmopolites). L’extermination est justifiée par le rétablissement né-cessaire de la modération et des limites. Des grammèmes participent à la théma-tique du seuil de tolérance dépassé (l’excès).

Le pamphlet transmet sa violence par l’abondance des marques de ponctua-tion d’intensité et une typographie faisant appel aux lettres capitales. La dégrada-tion de l’Autre passe par des items lexicaux péjoratifs, des déformadégrada-tions phono-logiques contrefaisant les accents étrangers, des néologismes évoquant l’hybridité. Les isotopies génériques de l’animalité et de la maladie permettent de connecter infériorité sociale et impureté biologique, agression et invasion, déclinées sur les isotopies politique ou sexuelle. L’essentialisme emprunté à la biologie con-traste avec l’universalisme du premier type de discours.

À cela il faut ajouter les traits liés aux documents web, que multiplie le second discours : page d’accueil, mises en garde, multiplication des clics sur des mots-clés ou des slogans pour entrer ou sortir miment un parcours initiatique. 2.2.3. Sémantique du Web vs web sémantique

Le projet de Web sémantique fait l’objet d’un examen et de contre-propositions au chapitre 8 de La Mesure et le grain. Depuis 1994, cette exten-sion du Web que dirige Tim Berners-Lee se voudrait un espace d’échange de documents, un Web des données, censé permettre l’accession à des contenus et la tenue de raisonnements.

Le Web sémantique repose sur des ontologies qui sont des banques de mots en anglais et en majuscules. Il fonctionne donc à partir de chaînes de caractères, non de contextes, non de signifiés. Les mots sont conçus comme des représenta-tions d’objets dont ils héritent les qualités logiques : identité à soi ;

non-contradiction ; tiers exclu. Comme les objets qu’ils sont censés représenter, les mots seraient discrétisables, dénombrables, publics, et… universels. L’ontologie serait universelle car… de langue anglaise et figurée en lettres majuscules ! Le Web sémantique propose des données universelles, donc déliées des langues (diverses en synchronie et en diachronie), des discours et des genres, ainsi que des tâches que l’on se donne.

Or la sémantique pour le Web ne peut ignorer la diversité des langues, des pratiques discursives et des genres ; pas plus qu’elle ne peut faire l’impasse sur les inégalités qualitatives entre textes et dans les textes. La complexité intersémiotique des documents ne peut non plus autoriser l’oubli du hors-texte, du péritexte et de l’infratexte, de la diversité des formes sémiotiques. Le contexte des mots doit être pris en compte puisqu’on a montré qu’il peut tout remanier du sens. Enfin, les do-cuments doivent être établis et leur statut de fiabilité garanti de façon à détecter les faux et les apocryphes.

Dans le document La sémiotique et son autre (Page 194-198)

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