PARTIE II : CADRE THEORIQUE
Chapitre 4. Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
2. La sécurité dans le travail collectif
2.1. La sécurité au niveau de l'individu
Les études sur la sécurité au niveau individuel convergent vers un modèle de l’opérateur assez
sûr, facteur de fiabilité des systèmes, malgré les erreurs et violations qu’il commet (Daniellou
et al., 2009 ; Leplat, 1999 ; Neboit et al., 1990). D’une part, la majorité de ces dérives est sans
importance pour la sécurité et d’autre part les opérateurs arrivent à récupérer une grande
partie des erreurs détectées jugées dangereuses. Cela est possible grâce au développement de
stratégies visant à répondre au double objectif de la tâche dans les systèmes à risques (assurer
la sécurité et assurer la performance) tout en préservant la santé et le confort individuels.
2.1.1.Le compromis cognitif
Le modèle du compromis cognitif, développé par Amalberti (1996), met en lumière un
nouveau risque « flou et difficile à gérer », propre à chaque opérateur. Ce risque « consiste à
accepter un niveau de compréhension incomplet, a priori suffisant pour le niveau de
performance à atteindre, mais avec un certain regret de ne pas mieux comprendre la
situation » (p.43). Ce risque est donc géré par l’opérateur via un compromis cognitif, qui
prend en compte des aspects divers, tels que la représentation du risque externe d’accident
pour la procédure en cours, le niveau d’exigence du résultat à atteindre, la représentation de
ses propres ressources, de son état de fatigue, etc. L’auteur défend la thèse que « la défaillance
des opérateurs s’exprime d’abord par une perte de contrôle de ce compromis cognitif avant
d’être une perte de contrôle du système physique » (Amalberti, 1996, p.43).
Le compromis cognitif est un mécanisme permanent qui régule deux dimensions
antagonistes (Marc & Amalberti, 2002) :
o ne pas faire d’erreur, essayer de tout comprendre, mais être alors soumis à une telle
exigence de contrôle de soi que la performance en devient fortement limitée ;
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Ce détour se fera sans retour approfondi sur les questions de la sécurité individuelle au niveau organisationnel et systémique, déjà traitées au chapitre 3.
Chap. 4 : Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
o ou accepter un niveau de compréhension incomplet, laisser un certain fonctionnement
mental automatique s’installer, augmenter sa performance, mais commettre des
erreurs.
Sauf situation particulière, le réglage se fait plutôt dans le deuxième sens, en sachant que les
erreurs n’ont pas toutes de conséquences négatives. L’objectif des opérateurs est de « rester
maîtres de la situation, c’est-à-dire être dans les marges de sécurité pour le niveau de
performance visée » (Amalberti, 2007, p. 81). Amalberti parle de sécurité écologique dans le
sens où la gestion des risques passe par le contrôle de ce compromis à travers notamment une
évaluation métacognitive qui donne aux opérateurs un sentiment de leur degré de maîtrise de
la situation.
2.1.2.Les métaconnaissances, une ressource pour la gestion du compromis cognitif
Le terme « métaconnaissance » est utilisé dans le domaine cognitif pour décrire un savoir du
second degré : c’est un savoir que l’opérateur possède sur lui-même, c’est-à-dire sur ses
propres compétences et savoir-faire. Les métaconnaissances sont, par définition, en évolution
permanente. Elles sont le fruit des expériences et caractéristiques d’un opérateur et sont de ce
fait fortement individuelles (Valot, Grau & Amalberti, 2001).
Le postulat sous-jacent à la notion de métaconnaissance est qu’à travers l’exploitation de
connaissances de niveau supérieur les opérateurs peuvent mieux réguler leurs activités. Dans
les situations à risques, les métaconnaissances permettent de gérer les risques, à travers
notamment l’évaluation concernant l’exposition et la prise de risques, la prise de conscience
de son propre environnement cognitif, l’évaluation du coût des actions, le niveau de contrôle
de soi et le contrôle des influences externes (Lefebvre, 2001). Les métaconnaissances sont
particulièrement utiles pour la gestion des deux dimensions antagonistes du « compromis
cognitif ».
2.1.3.Efficiency-Thoroughness Trade-Off (ETTO)
Le compromis efficacité/conformité a été développé par Hollnagel (2004). Selon l’auteur, les
ressources et les demandes dans le travail varient de manière constante et les opérateurs font
en sorte d’optimiser leur performance sans dépenser de temps et/ou d’efforts non nécessaires.
Les opérateurs font ainsi des « raccourcis » ou des ajustements dans leur travail car les
bénéfices sont clairs. L’auteur donne l’exemple des tâches de contrôle : sachant que la
condition A se présente toujours dans une situation B, on va être moins exigeant lors des
contrôles détaillés. Au lieu d’être très précis dans la vérification et perdre du temps, on préfère
être efficace, en sachant que les chances d’erreur sont infimes. Le danger se présente
lorsqu’un jour, à cause de facteurs divers, la condition A dans la situation B n’est plus vraie.
Hollnagel observe que le principe de l’ETTO se présente tant au niveau des individus qu’au
niveau du travail collectif et de l’organisation. Au niveau individuel, l’ETTO comporte des
aspects proches de ceux formulés par Amalberti dans le modèle du compromis cognitif, dans
la mesure où l’objectif n’est pas de tout comprendre (être précis/en conformité), mais de
comprendre suffisamment pour être efficace.
Nous passons désormais à un autre type de compromis, doté également d’ajustements et de
raccourcis dans la réalisation des tâches, et qui est observé chez les opérateurs dans un but de
rester efficace tout en protégeant leur santé au travail.
2.1.4.Les stratégies de régulations santé de l'opérateur/performance du système
L’ergonomie a depuis longtemps mis en évidence les compromis entre santé et travail. Pour
protéger leur santé, les opérateurs développent en effet des stratégies de conservation
(Gaudart, 1996) qui visent à prévenir la douleur et/ou la fatigue (Chassaing, 2004). Ces
stratégies peuvent consister notamment en la diminution des gestes, la réduction des efforts ou
la protection des parties du corps qui sont douloureuses. Au niveau collectif les opérateurs
peuvent réorganiser la répartition du travail, dans le souci de protéger ceux qui sont déjà
atteints par les maladies professionnelles (Avila-Assunção, 1998).
Cru et Dejours (1983, cités par Cru, 1995) définissent, quant à eux, des « savoir-faire de
prudence » ayant pour finalité d'assurer la sécurité et de préserver la santé. Nous avons vu que
les opérateurs ne disposent pas uniquement de règles de sécurité pour gérer les risques. Si
certaines règles sont systématiquement respectées, d’autres le seront en fonction du contexte.
Par ailleurs, comme il a été montré dans le chapitre précédent, ces règles peuvent être floues
ou incomplètes. Ainsi, lorsque non applicables ou insuffisantes, les règles de sécurité peuvent
être complétées par les savoir-faire de prudence, règles sécuritaires informelles développées
par les opérateurs pour gérer les risques (Cru, 1995). « Toutefois, d'une part, toutes les
pratiques informelles ne sont pas utilisées en complément des règles, et certaines s'y
substituent, comme le relevait déjà Faverge (1967). D'autre part, toutes les pratiques
informelles ne constituent pas des savoir-faire de prudence […]. De notre point de vue, un
savoir-faire de prudence est soit fonctionnellement aussi efficace qu'une règle de sécurité, s'il
s'y substitue, soit un complément à la règle de sécurité » (Vidal-Gomel, 2002, pp. 3-4).
L’expérience et le collectif apparaissent comme déterminants dans la construction et la
transmission des savoir-faire de prudence.
Faye (2004) parle de « savoir-faire de résilience » pour décrire des stratégies multifonctions
qui « offrent des conditions plus favorables de préservation de la santé favorisant l'obtention
de la qualité durable […]. Les savoir-faire de résilience sont des savoir-faire permettant aux
opérateurs de reconnaître, s'adapter et absorber les événements négatifs et d'éviter leur
apparition ou leurs retombées » (p.178).
L’ensemble des stratégies présentées ici participe à la gestion d’un compromis entre
l’individu et sa santé d’un côté, et entre l’opérateur et sa performance d’un autre côté. Elles
font l’objet d’une vaste littérature. Il existe néanmoins un autre type de compromis au travail,
qui se déroule à l’intérieur de la performance entre la sécurité du système (par exemple, la
sécurité des patients) et la productivité du système (par exemple, la production de la santé des
patients). C’est à ce type de compromis que nous allons nous intéresser par la suite.
Chap. 4 : Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
2.1.5.Les stratégies de régulation à l'intérieur de la performance : entre sécurité et
productivité
En situation nominale, c’est-à-dire sans apparition d’événement particulier (charge de travail
élevée, retards, etc.), les objectifs de sécurité et de performance des systèmes ne sont
généralement pas contradictoires. Les opérateurs – et les organisations – peuvent tout à fait
être performants, tout en assurant la sécurité. Cependant, un conflit entre ces deux objectifs
peut apparaître en situation de non-conformité ou en situation inhabituelle, ou encore quand
les logiques du système sont contradictoires (Hollnagel, 2004).
La notion de conflit de buts a déjà été développée en ergonomie (Caroly & Weill-Fassina,
2004 ; Toupin, 2008). Dans leur recherche menée auprès des guichetiers de la poste, Caroly et
Weill-Fassina (2004) montrent que les conflits entre les différentes logiques de la relation de
service engendrent des « situations critiques » porteuses de deux risques principaux pour les
opérateurs : le mécontentement des clients et le mécontentement la hiérarchie. Ils doivent
ainsi trouver un compromis entre ces différentes logiques. Toupin (2008) a démontré dans sa
thèse comment les infirmières de nuit géraient les conflits entre les objectifs divergents de
leurs tâches : réveiller un patient qui a dû mal à s’endormir pour lui délivrer un aérosol
prescrit ou laisser le patient dormir tranquillement mais ne pas lui délivrer le soin. La gestion
du conflit se fait entre autres par l’évaluation de l’état du patient.
Woods (2006) distingue les objectifs aigus, liés à la productivité, des objectifs chroniques,
liés à la sécurité et à la fiabilité. Au niveau de l’organisation, il remarque la multiplication de
buts contradictoires assignés au système de santé des Etats-Unis. Un rapport rendu à
l’administration fédérale assignait en effet 6 objectifs à atteindre simultanément : le système
devait être sûr, productif, focalisé sur le patient, rapide, efficace et équitable. La question est
alors de gérer explicitement les compromis entre ces types d’objectifs, en restant conscients
qu’ils peuvent être contradictoires. Pour l’organisation cela signifie accepter de faire des
« jugements de sacrifice », c’est-à-dire relâcher les contraintes liées aux objectifs de
productivité pour éviter de se rapprocher dangereusement des frontières de sécurité. Mais ceci
n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Concernant le milieu des soins il est nécessaire de gérer
le compromis entre l’obligation de ne faire encourir aucun risque d’accident médical aux
patients, et le devoir de les guérir de leur maladie (Woods, 2009).
Gomes, Woods, Carvalho, Huber et Borges (2009) reprennent le concept de « jugement de
sacrifice » – développé par Woods (2006) à l’échelle de l’organisation – pour parler du
compromis sécurité/productivité découlant de la gestion des conflits de buts chez des pilotes
d’hélicoptère. Si les pilotes rapportent officiellement un problème détecté dans l’appareil, ils
répondent à l’objectif de sécurité mais se privent de l’hélicoptère – et des gains pour la
compagnie – durant la période de maintenance. Les décisions de sacrifice des pilotes
dépendent en réalité de la durée de la maintenance par rapport à la gravité de la panne.
Dans le document
Produire la santé, produire la sécurité : développer une culture collective de sécurité en radiothérapie
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