PARTIE II : CADRE THEORIQUE
Chapitre 4. Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
1. La radiothérapie comme une activité collective
1.3. Les pré-requis de la coopération : la présence de tous dans l’activité de chacun
d’efficacité de l’interaction ne peuvent pas être réduites à un partage de buts (Rogalski, 1994 ;
Schmidt, 1991). Il faut encore s’accorder sur les représentations de chacun des coéquipiers sur
le but à atteindre et la façon dont ils vont le faire concrètement. Ceci permet aux opérateurs de
se synchroniser sur le plan cognitif (Darses & Falzon, 1996). Ils devront ensuite se
synchroniser sur le plan opératoire, c'est-à-dire coordonner les actions à réaliser (Falzon,
1994a). Certaines études ont également montré le rôle de la représentation de la compétence
des autres et de sa propre compétence comme ressource importante face à l’activité collective
(Cicourel, 1990, cité par Rogalski, 1994 ; Valot, Grau & Amalberti, 2001).
1.3.1.Synchronisation cognitive : la construction de références communes
Faisant référence aux processus de conception, Darses (2009) signale que la synchronisation
cognitive se concrétise au travers de trois activités cognitives principales qui sont intimement
liées : l’établissement d’un espace référentiel commun, l’intégration des points de vue et la
prise de décision collective. Dans le cas de notre domaine d’étude, nous développerons
l’importance des activités de synchronisation cognitive sous l’angle de l’élaboration et
développement de références communes à l’ensemble des opérateurs, qui d’après plusieurs
auteurs, serait un gage de sécurité.
La notion de références communes est définie par Leplat (1993) comme la représentation
fonctionnelle (ou opérative) commune aux opérateurs, qui oriente et contrôle leur activité
collective. « On admet généralement qu’elle est composée d’un ensemble de représentations
mentales (buts, stratégies, procédures, connaissances du domaine, contraintes et critères) »
(Darses, 2009, p. 50). Certains auteurs parlent de contexte partagé (Dumazeau, 2005), de
COFOR- Common Frame of Reference (Hoc, 2001), de référentiel opératif commun (de
Terssac et Chabaud, 1999). Les différentes définitions sous-jacentes à ces termes varient en
particulier en fonction du rôle attribué au référentiel commun et à la raison avancée pour
expliquer le choix de telle ou telle dénomination. L’examen détaillé de ces nuances sort du
cadre de notre recherche (pour une synthèse, voir Giboin, 2004).
Plusieurs rôles facilitateurs du référentiel commun ont été identifiés dans la littérature
(Giboin, 2004). Suivant Giboin, nous en citons ici quelques-uns : la reconstruction de la part
implicite dans la définition d’une tâche, la reconnaissance d’intentions, l’adaptation aux
autres, la communication, la coordination et la répartition de la charge de travail. Le
référentiel commun est donc une ressource pour l’action et favorise les régulations
individuelles et collectives de l’activité.
Dans les dialogues entre opérateurs expérimentés Falzon (1989, cité par Falzon, 1994a) a
montré comment l’hypothèse de connaissances communes dans le domaine permettait une
économie dans la communication par l’utilisation de langages opératifs. Dans les situations où
cette hypothèse a fait défaut, l’auteur montre que les opérateurs ont recours à des dialogues de
récupération, dont le but est justement de mettre à niveau des savoirs généraux.
Chap. 4 : Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
La communication est par ailleurs le biais privilégié pour l’entretien du référentiel opératif
commun. Concernant les moyens, elle peut se faire directement en face à face, lorsque les
opérateurs sont en coprésence, ou elle peut être médiatisée. En radiothérapie, par exemple, en
plus du fichier électronique disponible en réseau de manière permanente, les médecins,
physiciens médicaux, dosimétristes et manipulatrices ont accès aux informations
thérapeutiques du patient sur un support papier qui circule selon la phase du traitement.
Suivant Falzon (1994), la communication, qu’elle soit verbale ou non verbale, permet de :
o s’assurer que chacun a connaissances des faits relatifs à l’état de la situation (Endsley
& Robertson, 2000). Par exemple, Marc et Amalberti (2002) ont mis en évidence
comment chaque membre d’un groupe de la régulation du SAMU s’investit dans une
forte activité de messages d’alerte prononcés fort destinés en premier à prévenir le
groupe et à renforcer le modèle commun de la situation ;
o s’assurer que les partenaires partagent un même savoir général quant au domaine. En
s’intéressant au travail de nuit des infirmières et des auxiliaires puéricultrices, Barthe
(2000) montre que la phase préalable au travail collectif en début de nuit permet
notamment aux auxiliaires d’obtenir de la part des infirmières une validation de
certains soins accomplis auprès des bébés.
Le référentiel commun se construit et évolue au cours de l’activité collective, et les
communications verbales peuvent devenir moins essentielle lorsqu’il est constitué. « Ainsi,
telle action d’un opérateur n’aura pas besoin d’être signalée verbalement à son coéquipier qui
l’inférera des caractéristiques du comportement de celui-ci ou de l’état de l’environnement »
(Leplat, 1993, p. 17). Le référentiel commun est de cette manière une « source d’économie et
d’adéquation, permettant des fonctionnements à l’implicite » (Grosjean & Lacoste, 1999, p.
36, cités par Leplat, 2001).
Le caractère évolutif et implicite du référentiel commun, très utile pour assurer la
performance et la sécurité des activités collectives, peut aussi présenter des aspects négatifs :
o en cas d’arrivée d’un nouveau membre dans le groupe, par exemple. Celui-ci n’étant
pas présent lors de la construction du référentiel commun, peut être pénalisé par la
méconnaissance du code informel et ceci peut constituer une source d’erreur (Leplat,
2001) ;
o en cas d’incertitude. Les opérateurs peuvent être plus au moins certains du niveau de
d’informations qu’ils partagent. Ceci caractérise le contexte supposé partagé
(Karsenty, 2003, cité par Giboin, 2004) et les opérateurs doivent adapter leurs
procédures de communications et coordination en tenant compte de l’incertitude ;
o dans le cas où l’on a l’illusion de travailler dans un référentiel commun, alors qu’il ne
l’est pas. Il existe ainsi un quiproquo qui amène chacun à interpréter ce que dit l’autre
avec un référentiel qu’il croit commun à tort. Leplat (2001) cite l’étude de Lanir
(1991) qui décrit une situation similaire dans laquelle un avion jugé ennemi a été
abattu parce qu’il répondait aux instructions qu’on lui donnait en fonction d’un
référentiel qui n’était pas celui de l’émetteur.
1.3.2.Synchronisation opératoire : la coordination des actions à réaliser
Dans les situations de coopération, les opérateurs doivent à un moment donné coordonner
leurs actions, c’est-à-dire distribuer les tâches, planifier l’exécution du travail, puis se séparer
pour que chacun réalise la tâche qui lui a été allouée. La synchronisation opératoire remplit
cette fonction et sert ensuite « à assurer, selon le cas, le déclenchement, l’arrêt, la
simultanéité, le séquencement, le rythme des actions à réaliser » (Falzon, 1994a, p. 304).
Darses et Falzon (1996) soulignent que la dimension fondamentale de la synchronisation
opératoire est le temps du système (par exemple en radiothérapie le physicien va commencer
la solution dosimétrique une fois que la simulation est finie), ou le temps du partenaire (par
exemple, entreprendre une action quand le partenaire commence telle action). De cette
manière, la synchronisation opératoire donne lieu à des activités de coordination, qui peuvent
être verbales ou non verbales (Falzon, 1994a).
La signification attribuée à la coordination est souvent centrée sur les tâches et renvoie aux
prescriptions de l’organisation. En sciences de l’organisation, les mécanismes de coordination
apparaissent comme l’une des sources principales de l’efficacité des organisations, et
Mitzberg (1990, cité par Barthe & Quéinnec, 1999) en évoque six mécanismes, à travers
lesquels les organisations tentent de limiter l’incohérence des actions à réaliser : 1)
l’ajustement mutuel par communications informelles ; 2) la supervision directe par celui qui
donne des ordres ; 3) la standardisation des procédés de travail ; 4) des résultats au regard des
buts ; 5) des qualifications et 6) des normes. Dans cette optique de l’organisation, Rasmussen
(1991) décrit différentes structures sociales pour l’organisation des tâches, allant de la
coordination autocratique jusqu’au planning diplomatique. Dans la première structure, un
individu seul est le garant de la coordination des tâches de tous les autres membres du
collectif. C’est le cas d’un chef de projet en conception, par exemple. Dans le deuxième type
de structure, la coordination se fait de manière inverse, c’est-à-dire que chaque opérateur
coordonne localement sa tâche avec celle de ses collègues.
Maggi (1996) distingue ce type de coordination régi par l’organisation (appelé coordinations
décidées d’avance) des coordinations dites contextuelles qui font référence à ce qui se passe
réellement en situation de travail. Comme on l’a vu plus haut, le premier type de coordination
est décidé d’avance au sein de la structure verticale fixant les règles. Par exemple, en
radiothérapie l’organisation séquentielle et temporelle des actions se fait en fonction des
contraintes techniques et de production : il est prévu que le médecin intervienne avant la mise
en préparation du traitement, que les manipulatrices du simulateur interviennent en début du
processus de préparation, que les physiciens médicaux interviennent en milieu de ce
processus, etc.
Chap. 4 : Les aspects collectifs du travail et leur lien avec la sécurité des systèmes
modes effectifs d’organisation des opérateurs et d’ajustement sur le terrain des règles
préalables. Au-delà, elles permettent la gestion de situations dont les perturbations issues du
système ne font pas l’objet des règles. La confrontation de ce type de coordination avec celle
décidée d’avance par l’organisation constitue un élément primordial dans l’analyse des
situations de travail en ergonomie, et ceci en particulier dans les cas de systèmes à hauts
risques. On ne manquera pas de faire les rapprochements avec la sécurité réglée et la sécurité
gérée discutées au chapitre 3 (Daniellou et al., 2009 ; Morel et al., 2008). La manière dont les
opérateurs coopèrent et se coordonnent en situation réelle peut expliquer, au moins en partie,
l’insuffisance et l’incomplétude de la prescription face aux situations complexes.
De cette manière, le caractère structuré de la formalisation se heurte à trois limites : « quel
que soit l’effort de formalisation, le modèle qui gouverne la formalisation des procédures de
coordination a) reste incomplet car tous les événements ne peuvent être prévus, b) comporte
des incohérences du fait des modifications qui surviennent entre les conditions prévues et
réelles, c) véhicule des implicites car tout ne peut pas être formalisé. La coordination non
seulement n’élimine pas toutes les incertitudes, mais en introduit d’autres » (de Terssac &
Lompré, 1994, p. 187).
Les efforts en termes de réduction de la complexité du travail coopératif, en particulier pour
favoriser la synchronisation opératoire, ne cessent d’évoluer (Darses, 2009). Le but est
justement de réduire les limites déjà connues de la coopération, et qui peuvent amener à des
situations d’incertitude ou de quiproquo (cf. §1.3.1), à des retards ou à des erreurs dans la
production. Nous reviendrons sur cet aspect au point 2.3 de ce chapitre, où seront brièvement
développés les efforts concernant les outils d’aide à la coopération (collecticiels, par
exemple). Dans ce même point (cf. §2.4), les formations aux activités collectives, très
répandues actuellement dans le milieu médical après le milieu de l’aviation, seront explorées
plus en détail. Elles font partie des activités qui visent, entre autres, à améliorer la
construction de références communes dans une situation de travail donnée (Rogalski, 1994).
Avant cela, nous allons nous consacrer à explorer plus en détail le thème du travail collectif
en lien avec la sécurité/performance des opérateurs et des systèmes.
Dans le document
Produire la santé, produire la sécurité : développer une culture collective de sécurité en radiothérapie
(Page 85-88)