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PARTIE III : PROBLEMATIQUE ET STRATEGIE DE RECHERCHE

Chapitre 5. Problématique de recherche

La littérature relative à la sécurité des patients dénonce un manque de culture de sécurité dans

le milieu médical, notamment au niveau des professionnels de santé. Dans sa définition

originale, la culture de sécurité est une caractéristique des individus mais aussi des

organisations : « l’ensemble des caractéristiques et des attitudes qui, dans les organisations et

chez les individus, font que les questions relatives à la sûreté bénéficient, en priorité, de

l’attention qu’elles méritent en raison de leur importance » (INSAG-4, 1991, p. 1).

Par ailleurs, il ressort de la littérature dans le domaine de la fiabilité que la notion de culture

de sécurité est un concept qui intègre la sécurité réglée et la sécurité gérée (Daniellou et al.,

2009). La première est fondée sur des procédures définies à partir de connaissances

scientifiques générales, supposées universelles ; la seconde est fondée sur la connaissance

locale, qu’ont les opérateurs, des spécificités de l’organisation et des situations (Amalberti,

2007).

Une distinction voisine a été développé depuis longtemps en ergonomie et correspond au

travail prescrit par les règles et l’activité réelle, effectivement réalisée par les opérateurs. De

nombreuses études (menées en ergonomie, mais aussi en sociologie, en psychologie, etc.) ont

montré que même dans les activités hautement procéduralisées, la contribution de l’Homme

est indispensable au bon fonctionnement du système : de par leur intelligence, les opérateurs

prennent des libertés vis-à-vis des règles qu’ils considèrent coûteuses, inadaptées ou

inapplicables aux besoins de la situation. Cela fait d’eux des agents d’efficacité, c’est-à-dire

de productivité, de sécurité, de qualité (De Terssac & Dubois, 1992). Cependant, dans le

domaine de la fiabilité, Reason (1999) a montré que les violations, écarts volontaires aux

règles, constituent des actes risqués pouvant contribuer à la survenue d’un accident. Dans le

milieu nucléaire, les écarts délibérés par rapport aux procédures de sécurité contribuant à

l’accident de Tchernobyl ont donné naissance à la notion de culture de sécurité. Des termes

comme « violations » ou « détournements à la sécurité réglée » ne semblent pertinents que

lorsque le domaine possède des règles de sécurité bien définies, stabilisées et partagées par

l’ensemble des opérateurs.

En médecine, des comités particuliers se préoccupent de la régularisation des modes

opératoires et publient, au niveau local ou national, des principes de bonnes pratiques. Ces

principes visent dans leur grande majorité à assurer la qualité des traitements, c'est-à-dire

l’efficacité clinique qui correspond au meilleur compromis bénéfices/risques. Dans la

spécialité de l’anesthésie, les progrès techniques et pharmacologiques, associés au

déploiement de pratiques standards de travail, ont permis de diviser par 10 le taux de

mortalité imputé à cet acte médical entre 1980 et 2003 (Gaba, 2000). En radiothérapie, les

efforts de prescription de règles se sont depuis longtemps concentrés sur l’assurance qualité

des appareils et logiciels et sur les protocoles thérapeutiques d’irradiation des tumeurs. Il est

en revanche observé un manque de procédures organisationnelles formelles, claires et

partagées, concernant la sécurité des patients (ASN, 2007b ; MeaH, 2007). Au niveau

national, la réglementation relative à la sécurité des patients est récente et recrudescente

depuis 2006, année de l’accident survenu à Epinal.

Morel (2007) a montré que dans un système sous réglé et hautement risqué comme la pêche

maritime lors de conflits entre productivité et sécurité, la productivité sera toujours privilégiée

au détriment de la sécurité car elle est la raison d’être du système. En conséquence, les

opérateurs deviennent de plus en plus résilients car ils sont très souvent confrontés à des

situations dangereuses et imprévues. Nous comprenons en réalité que les opérateurs

développent leur potentiel résilient. La sécurité du système est ainsi fortement fondée sur les

savoir-faire des opérateurs, c’est-à-dire sur la sécurité gérée. L’auteur montre cependant que

ce mode de fonctionnement induit une boucle infernale : plus les opérateurs deviennent

résilients, plus ils prennent des risques, plus ils deviennent résilients. Mais la sécurité globale

– dans ce contexte sous réglé et hautement risqué – quant à elle, ne s’améliore pas

nécessairement. Inversement, Amalberti (2007) démontre que lorsqu’une organisation ne

laisse pas la place à la sécurité gérée et concentre les ressources uniquement sur la production

de règles encadrant les actions prévisibles, elle se retrouve démunie lors des situations non

anticipées, car il n’existe plus de compétences locales pour les gérer. Les systèmes ultra-sûrs

sont ceux qui ont pu trouver un équilibre – à construire sans cesse – entre la sécurité réglée et

la sécurité gérée.

Ces éléments conduisent à deux interrogations principales auxquelles la présente recherche

tente de répondre.

La première est relative à l’opposition entre sécurité gérée et sécurité réglée : peut-on parler

de « sécurité gérée » dans un milieu sous-réglé au même titre que dans un milieu hautement

procéduralisé ? Autrement dit, est-ce que la sécurité gérée dans un système moins contraint

par les règles est de nature identique à celle d’un système soumis à des règlements nationaux

et internationaux ?

La deuxième est relative à la notion même de culture de sécurité. Si la culture de sécurité est

une caractéristique des individus, d’un groupe de professionnels et de l’organisation, elle est

aussi une caractéristique transversale aux professions. Ceci nécessite de prendre en compte la

dimension collective de l’activité de travail. La littérature ergonomique sur le travail collectif

fait apparaître les synchronisations cognitive et opératoire comme un pré-requis pour la

coopération sûre. Ceci est d’autant plus vrai dans des systèmes à risques où le travail collectif

s’organise de manière séquentielle, donnant lieu à un enchaînement d’actions réalisées par des

opérateurs de professions diverses, comme en radiothérapie. Dans de tels contextes, la

question est alors de savoir les conditions qui permettent de développer une culture collective

de sécurité qui dépasse – sans pourtant négliger – les cultures de sécurité individuelles et

professionnelles.

Chap. 5 : Problématique de recherche

développement durable d’une culture collective de sécurité. L’étude s’appuie sur la

compréhension et l’analyse de la gestion collective de la sécurité dans un milieu peu réglé en

comparaison aux systèmes ultra-sûrs. Plus spécifiquement, il s’agit de comprendre comment

les professionnels gèrent les contraintes et les ressources disponibles afin de répondre aux

objectifs de production de la santé et de production de la sécurité des patients.

Ceci conduit à deux hypothèses principales.

Hypothèse 1 : compte tenu de l’insuffisance, de la méconnaissance ou du non suivi des règles

de sécurité formelles, la gestion des conflits de buts entre la production de la santé et la

sécurité des patients est davantage fondée sur une culture de sécurité propre à un individu ou à

un groupe professionnel que sur une culture de sécurité organisée par des règles générales,

formelles. Dans ce contexte, la gestion de la sécurité repose sur la connaissance qu'a

l’opérateur des spécificités de l’organisation et des situations, mais aussi sur la connaissance

qu’il possède sur le travail et les actions de ses collègues.

Hypothèse 2 : la production de la santé et de la sécurité des patients est le résultat d’une

culture intégrative et collective de sécurité. Celle-ci est la combinaison d’au moins quatre

éléments, qui jusqu’à un niveau-seuil donné, peuvent se compenser les uns aux autres :

o les règles générales de sécurité qui servent de ressources pour l’action et de contrôle

des pratiques ;

o la maîtrise des savoirs permettant un écart raisonné aux règles ;

o la connaissance du travail des autres permettant à la fois d’éviter des impacts négatifs

des décisions propres et de faciliter les actions des autres ;

o la volonté de construction/maintien d’un agir collectif sûr.

Afin de tester ces hypothèses, trois études empiriques ont été mises en place.

Dans un premier chapitre, nous décrirons la diversité des cultures de sécurité selon les

différentes professions de la radiothérapie afin de comprendre dans quelle mesure la culture

de sécurité propre à une profession peut représenter un handicap pour la coopération sûre

interprofessions.

Le deuxième chapitre traitera des récupérations individuelles et collectives des écarts, en bout

de chaîne de traitement. L’objectif est de mettre en évidence le poids du collectif dans la

production et la récupération des écarts ainsi que les critères sous-jacents aux arbitrages

raisonnés réalisés par les manipulatrices.

Le troisième chapitre mettra en évidence, chez les physiciens médicaux, la prise en compte du

travail des collègues lors de la mise en œuvre de stratégies d’anticipation visant à assurer à la

fois la qualité thérapeutique et la sécurité des patients.

Les conclusions des études empiriques seront confrontées aux éléments issus de la littérature

et seront approfondies dans la discussion générale.

La stratégie générale de recherche, comprenant les choix de terrain et des méthodes, est

présentée au chapitre suivant.

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