PARTIE IV : PARTIE EMPIRIQUE
Chapitre 9. Du virtuel au réel : la recherche d’optimalité et l’anticipation des risques
1. La sécurité gérée dans un système peu formalisé : produire la santé et produire la sécurité
1.1. L’ambivalence entre les notions de qualité et de sécurité
Les résultats de cette recherche montrent la présence de deux types de culture en
radiothérapie. Le premier type est relatif à la qualité, le deuxième est relatif à la sécurité.
Dans l’étude de la sécurité des systèmes la qualité est l’aptitude d’un produit ou d’un service à
satisfaire les besoins des utilisateurs (AFNOR, citée par Villemeur, 1988). Dans les systèmes
sociotechniques, qualité et sécurité sont différenciées selon les résultats des
dysfonctionnements. Un même dysfonctionnement peut engendrer soit un défaut sur un
produit ou un service (problème de qualité), soit une atteinte sur un opérateur ou un
équipement (problème de sécurité), soit les deux (Neboit et al. 1990).
Les règles de qualité définissent les conditions nécessaires à l’obtention d’un résultat optimal.
Les règles de sécurité, quant à elles, visent à rendre une action sûre, c’est-à-dire une action
n’entraînant aucune conséquence néfaste pour la personne qui l’effectue ou pour d’autres
personnes (Leplat, 1998). Toutefois, si ces deux types de règles paraissent clairement
répondre à des objectifs distincts, en médecine plus particulièrement, leur distinction n’est pas
toujours évidente (Mollo, 2004).
1.2. Une qualité fondée sur des connaissances générales
En radiothérapie, pour les physiciens médicaux, la qualité correspond à l’administration du
traitement optimal, comme montré au chapitre 9. Celle-ci est contrainte par un ensemble de
règles formelles issues de la prescription médicale et des référentiels d’irradiation des
tumeurs. La qualité correspond aussi à l’administration du traitement aux jours prescrits, en
évitant toute annulation de séance, comme montré au chapitre 8. L’objectif de la qualité des
traitements est de favoriser les chances de guérison des patients, et ainsi de produire leur
santé.
1.3. Une sécurité fondée sur des connaissances locales
La sécurité, quant à elle, correspond à l’administration du traitement aux patients sans que
ceux-ci n’encourent aucun risque de blessures accidentelles dues à la thérapie.
Nos résultats ont mis en évidence que la gestion de la sécurité en radiothérapie est moins
fondée sur les règles que la gestion de la qualité. D’une part, nous avons confirmé un résultat
déjà démontré par des études précédentes (MeaH, 2007 ; Thellier, 2009), à savoir
l’insuffisance, en quantité et en contenu, des procédures organisationnelles écrites spécifiques
à la sécurité (cf. chapitre 7). D’autre part, les règles de sécurité existantes ne sont pas toujours
appliquées par les professionnels, soit parce qu’ils ne les connaissent pas, soit parce qu’ils
considèrent que les bénéfices de la non application sont plus importants que les risques
encourus. Un exemple souvent observé : l’absence de contrôle de dossiers. Certains contrôles
ne sont pas réalisés lorsque les professionnels considèrent qu’il n’y a pas de risques d’erreur.
Dans ce sens, ils font un compromis entre efficacité et précision, tel quel définit Hollnagel
(2004) à travers le concept ETTO (Efficiency-Thoroughness Trade-Off). L’absence de
contrôle et donc de signature formelle conduit à un deuxième détournement aux règles de
sécurité, arbitré par les manipulatrices en bout de chaîne. Les résultats ont montré que dans la
plupart des cas, les manipulatrices vont privilégier la qualité des traitements, et donc la santé
des patients, en réalisant un traitement pour lequel les validations formelles n’ont pas été
accordées. Cet arbitrage conduit à sacrifier l’un de leurs objectifs d’action (la sécurité des
patients). La prise de risque est ici également raisonnée et fondée non sur des savoirs
généraux encadrés par les règles formelles, mais sur des savoirs que les manipulatrices
possèdent sur leurs collègues et sur le patient. Cet aspect est également présent chez les
physiciens médicaux lorsqu’ils mettent en œuvre des stratégies de prévention des risques.
Ainsi, la construction de règles non écrites propres à un groupe professionnel, initialement
observée dans le chapitre 7, s’est confirmée lors de nos études ultérieures (chapitres 8 et 9).
Ces règles non écrites viennent compléter ou modifier les règles écrites et selon de Terssac
(1992) elles constituent une « solution d’organisation » élaborées par les opérateurs pour
« sortir la production », c’est-à-dire pour répondre au mieux aux objectifs de leur travail. « Il
s’agit de tous les « bricolages » permettant de passer des instructions au résultat soit par une
adaptation des procédures préconisées au contexte, soit par une invention de procédure
lorsque les procédures prévues sont inappropriées ou lorsque les instructions sont
inexistantes » (de Terssac, 2002, p. 227).
1.4. Une qualité tributaire de la sécurité
En tenant compte des résultats présentés aux chapitres 8 et 9, relatifs aux conflits entre les
objectifs de qualité (santé) et les objectifs de sécurité, on arrive à la conclusion que la sécurité
des patients, dans le sens « d’être à l’abri des blessures accidentelles » (Kohn et al., 2000,
p.4), peut être préservée indépendamment de la qualité des traitements, dans le sens de
traitement optimal. L’inverse n’est pas vrai.
Discussion générale
blessures accidentelles dues à la thérapie. De même, les traitements qui ont un moindre effet
sur la guérison des patients, donc une moindre qualité, semblent aussi être les moins risqués,
donc plus sûrs. On peut alors supposer que l’on peut atteindre la sécurité sans atteindre la
qualité.
En revanche, la qualité des traitements par rayonnements ionisants ne peut pas être atteinte si
la sécurité ne l’est pas. En effet, si un écart à la prescription médicale se produit, celui-ci
engendrera à la fois un problème de qualité (dose/volume non prescrits – réduction des
chances de guérison) et un problème de sécurité (dose/volume non prescrits – surdosage des
organes à risques). En cas d’événement indésirable conduisant à un écart de dose/volume, ces
deux critères sont donc indissociables.
Ces constats nous amènent à questionner les concepts de qualité des traitements et de sécurité
des patients en radiothérapie. Pour tenir compte de la réalité des pratiques, il faudrait alors :
o soit élargir le concept de qualité pour qu’il tienne compte également du concept de
sécurité des patients. Dans ce sens, la production de la sécurité est une composante de
la production de la santé des patients ; l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)
propose une définition encore plus vaste de la qualité en radiothérapie : la qualité
correspond à « toutes les actions qui garantissent la consistance entre la prescription
clinique et son administration au patient, en ce qui concerne i) la dose dans le
volume-cible, ii) la dose minimale dans le tissu sain, iii) l’exposition minimale du personnel,
ainsi que iv) le contrôle du patient afin de déterminer le résultat du traitement » (ISO
6215-1980) ;
o soit élargir la définition de sécurité des patients citée dans le rapport de l’IOM (Kohn
et al., 2000), en intégrant à celle-ci la notion de qualité. La sécurité des patients serait
alors le fait d’être à l’abri à la fois des blessures accidentelles et de la réduction des
chances de guérison d’une maladie.
Cette deuxième proposition conduirait néanmoins à questionner l’optimalité clinique des
traitements. Le but de l’ergonomie dans le domaine de la sécurité des patients est d’améliorer
les conditions qui font que la prescription médicale, quelle qu’elle soit, soit correctement
administrée au patient. L’objectif est double : préserver les patients des blessures
accidentelles, et permettre que la qualité obtenue – par la justification et l’optimisation des
actes – soit toujours possible. La sécurité des patients commence à la suite de la prescription
médicale, si l’on considère que celle-ci n’est pas erronée. Elle constitue donc l’ensemble des
conditions qui favorisent l’application de la prescription médicale conformément au souhait
du médecin, sans qu’aucun écart considérable à celle-ci n’empêche la qualité des traitements.
A partir des éléments discutés dans cette section, la sécurité totale en radiothérapie correspond
à l’association de la qualité des traitements et la sécurité des patients. Ceci rejoint Mollo
(2004) qui souligne que les règles thérapeutiques dont disposent les médecins oncologues
visent à assurer la qualité des soins administrés aux patients, les meilleurs traitements étant
définis comme ceux qui fournissent la sécurité maximale du patient à l’encontre de sa
maladie.
Les résultats de notre recherche ont pu montrer une vision de la sécurité totale qui englobe
qualité et sécurité, gérées ou réglées. Ces facteurs se combinent et s’équilibrent dans la vie des
services de radiothérapie et font que, finalement, le taux d’accidents majeurs n’est pas élevé et
que ce système est considéré comme un système ultra-sûr (Amalberti et al., 2005).
En s’inspirant de Morel et al. (2008) et en l’enrichissant, on pourrait alors proposer la formule
suivante :
ST = Sgérée + Sréglée + Qréglée + Qgérée
Figure 24 : La sécurité totale en radiothérapie
Légende : ST : sécurité totale ; S : sécurité ; Q : qualité
Le niveau de granularité des éléments de la formule varie en fonction des types de
systèmes/situations. Dans la majorité des situations constatées au sein de cette recherche, la
sécurité totale du système n’est pas nécessairement constituée d’une forte sécurité encadrée
par des règles formelles. Si les règles formelles sont faibles, ce manque est compensé par une
sécurité en action ainsi que par une qualité fondée sur les règles plus importante.
ST = Sgérée +
Sréglée+ Qréglée +
QgéréeNotons ainsi que la forte sécurité gérée observée dans les domaines peu sûrs comme la pêche
maritime n’est pas comparable à celle observée en radiothérapie car un système de
compensation entre les règles et l’action favorise la sécurité totale de cette spécialité
médicale. Ceci répond en partie à la première des deux interrogations posées dans la
construction de notre problématique de recherche, à savoir que la sécurité gérée dans un
système moins contraint par les règles n’est pas de nature identique à celle d’un système
soumis à des règlementations nationales et internationales.
Il serait intéressant d’utiliser la formule présentée en figure 24 comme un outil de diagnostic
lors des interventions ergonomiques dans le domaine de la sécurité des patients. Nous faisons
l’hypothèse qu’en anesthésie, par exemple, d’autres niveaux de compensations seraient
trouvés, avec la présence notamment d’une forte sécurité réglée. De même, une des
perspectives de recherches va dans le sens de vérifier cette vison de la sécurité totale dans
d’autres systèmes à hauts risques, dans un but de valider/enrichir le modèle proposé. Suite à la
phase de diagnostic, les recommandations consisteront à rapprocher le modèle observé du
modèle souhaité, c’est-à-dire celui qui permet un équilibre sans cesse reconstruit entre les
règles et l’action.
La section suivante discute la nature de la sécurité gérée en radiothérapie et les éléments sur
lesquels elle se fonde pour se construire et évoluer.
Discussion générale
Dans le document
Produire la santé, produire la sécurité : développer une culture collective de sécurité en radiothérapie
(Page 194-198)