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ROLAND GIGUÈRE – « LE POÈTE DU PAYSAGE INTÉRIEUR »

Ioan LASCU Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

surréalisme fraternel, univers intérieur, geste symbolique, main, double nature, sensoriel, esthétique

À côté de Rina Lasnier, Anne Hébert, Yves Préfontaine, Paul-Marie Lapointe, Gilles Hénault et d’autres, Roland Giguère se rattache à la deuxième génération (dit aussi la génération moyenne) de la poésie du Québec, au 20e siècle. Il compte, sans aucun doute, parmi les plus importants écrivains francophones du Canada. Roland Giguère est né en 1929, à Montréal, dans un quartier populaire. Typographe, graveur et peintre, Roland Giguère a été aussi un poète très sensible, de la discrétion et du silence. Il s’affirme comme tel dès très tôt, dès l’âge de vingt ans. De la sorte, en 1949, il débute en tant que poète, en publiant le recueil Faire naître, et fonde les Éditions Erta qui consacrent une activité intense à l’impression des recueils de vers et des livres d’artistes. Roland Giguère y fait rassembler de nombreux écrivains et artistes, parmi lesquels on rencontre les noms de Gilles Hénault, Claude Gauvreau, Gérard Tremblay, Léon Bellefleur, Claude Haeffely et Théodor Koenig. Un vrai noyau des lettres et des arts des francophones canadiens y vit longuement en tant que groupe d’avant-garde de la conscience nationale, politique, artistique, littéraire et linguistique. De 1954 à 1963, Roland Giguère séjourne à Paris, où il va faire la connaissance d’André Breton et prendre part au mouvement surréaliste d’après-guerre. Quoique ce soit la troisième étape de l’histoire du mouvement, lorsque les élans de la fureur s’étaient assoupis depuis une vingtaine d’années, quoique Breton lui-même soit entouré d’une poignée de disciples, qui arrivent et quittent le maître à leur aise, Roland Giguère s’y attache étroitement de sorte qu’il reste le seul poète québécois abrité sous le signe du surréalisme pour tout le reste de sa vie. Il ajoute une nouvelle dimension au surréalisme et c’est le surréalisme fraternel, car il joint l’esprit de révolte et celui de solidarité nationale.

« Surréaliste, Roland Giguère fut donc un humaniste et un homme de convergence, capable de signifier le pays sans le nommer, comme lieu et temps de la parole – et tous s’y sont retrouvés. C’est que son pays avait la vertu native du monde enfant. » (André Brochu, Un surréalisme fraternel in Liberté no. 265 / 2004).

De retour au Québec, il met au jour l’un de ses recueils essentiels, L’âge de la parole, une rétrospective des vers publiés de 1949 à 1960, à l’Héxagone. C’est un premier succès révélateur de l’écrivain, vu que l’année suivante (1966) il reçoit le Prix France-Canada et le Grand Prix littéraire de la ville de Montréal. Dans l’ensemble de sa poésie, L’âge de la parole est un point de repère, de même que Terre Québec l’est dans l’œuvre de Paul Chamberland. Ensuite, d’autres titres suivront, chez le même éditeur : La main au feu (1973), Forêt vierge folle (1978), Temps et lieux (1988) et Illuminures (1997). Entre temps, en 1981, les Éditions Noroît font paraître l’ouvrage À l’orée de l’œil, qui rassemble une cinquantaine de dessins d’une remarquable diversité qui représentent bien l’univers abondant de l’art graphique de Giguère. En reconnaissance de sa valeur d’artiste, toujours l’année suivante (1982), il est couronné de prix Paul-Émile-Borduas, qui évoque le nom de

l’un des plus célèbres plasticiens québécois du siècle passé. Quatre ans avant sa mort, en 1999, on lui accorde le prix Athanase-David pour son œuvre littéraire en son ensemble. Par cela, il est le seul artiste du Québec, avec Fernand Dumont, qui reçoive ces deux prix, les plus importants de la région, pour des disciplines différentes – peinture et poésie.

« Poète ‘naturel’, selon Gaston Miron, Roland Giguère écrivait spontanément et retouchait peu, comme dans son œuvre picturale. Il a pourtant produit une œuvre empreinte de profondeur et d’élans universels, riche en même temps de clins d’œil et de séductions, de gravités et de plaisirs de la langue. Œuvre d’un enlumineur suprême, amoureux du papier, de l’encre et des couleurs. »

Voilà donc l’image complète d’un artiste du 20e siècle, vivant au Québec, Canada, et ce n’est personne d’autre que Roland Giguère !

Pour certains de ses contemporains, Roland Giguère fut « un homme secret », qui ne se fit intelligible que par l’exploration de son univers intérieur, celui qui n’est donné que « par le poème et le tableau». Sa « discrétion légendaire » se fait à peine sentir par la tendresse dont le geste symbolique est d’abord celui de tendre la main. Mais la tendresse de la main tendue se retourne même vers la main, celle qui est l’outil gentil et habile ainsi de l’art que de tout l’intérieur humain. De cette façon, le poète dédie tout un poème à ce qu’il appelle Main d’œuvre :

« La main saigne au cœur du faire la main traverse l’épreuve la main signe à l’encre noire et creuse sa ligne de vie sur le cuivre verni.

Main de gloire couronnée d’agates main de taille et de coupe main de cisaille et de burin

main de berceau

main de plomb pour suivre l’œil vif main pour prendre et donner à voir main de pierre calcaire où s’inscrit la mémoire

main forte d’ombres et d’éclairs main à la roue libre

main à l’étoile

main ferme sur la gouge cherchant dans le fil du poirier le fruit du hasard

main d’écarts et d’estompes

main d’oubli sur l’établi où reposent les outils fatigués main de repentirs

main de retouches et de rehauts main haute sur la feuille vierge

main de belles lettres main de chiffres et de signatures

main de maître.

La main suit la vie à la trace la main trace la vie et modèle sa face

rien ne s’efface aujourd’hui. »

Dans cet hymne à la main écrit en février 1997, Roland Giguère qui avait aussi le

plaisir de la mise en page – il avait été typographe et maquettiste de la vraie passion, n’est-ce pas ? – fait encore une fois, haut et fort, la preuve de sa double nature : le poète prône la main de laquelle le graphiste et le peintre tracent les lignes et les touches de la beauté des contours et du coloris. Cette glorification sobre et solennelle s’achève par suite d’une énumération triomphante des atouts, des fonctions et des sens poétiques de la main. Tout comme instrument et intermédiaire de la sensibilité et de l’univers intérieur, la main exprime l’âme profonde par laquelle l’homme est plus humain que jamais. La cascade de définitions sentencieuses et de métaphores en viennent à leur comble en fin du poème, où le poète relève le sens ontologique de la main modeleuse dont les traces sur la face de la vie sont tout à fait ineffaçables.

Mais la main est l’intermédiaire entre l’intérieur (sensible) et l’extérieur (sensoriel et esthétique), entre l’œuvre, plastique ou poétique, en train d’être instaurée et la réalité des images poétiques, elle est donc l’instrument de l’écrit et du dessin, du travail de l’artisan ou de l’employé. De cette façon, la main d’œuvre est aussi l’intermédiaire dans un processus poïétique qui instaure la poétique de l’œuvre d’art. C’est justement pourquoi elle est poétiquement appelée main d’œuvre. Et pourtant, ce n’est pas tout. Rolland Giguère a été nommé « poète du paysage intérieur » et cette formule nous rappelle, de nouveau, le surréalisme, dont les adeptes étaient tant préoccupés du « paysage intérieur » ou des

« continents intérieurs », ayant leur source dans l’imagination sensible, féconde et libre face à toutes sortes d’innovations et de drôleries. Le poète québécois rapproche, quand même, bon gré, mal gré, cette idée de son surréalisme « naturalisé », plus humain et bien approprié de la culture et de la sensibilité du Québec des années 60.

Le paysage intérieur de Roland Giguère n’est ni une surface lisse, ni une oasis de lumière et de verdure. Il est vrai que ce tableau panoramique se puise à l’ « amour délice et orgue », comme on l’entend d’un titre de ses poèmes. C’est un poème qui commence à la manière du Dada :

« pieds nus dans un jardin d’hélices hier j’écrivais pour en arriver au sang aujourd’hui j’écris amour délice et orgue

pour en arriver au cœur »

Il nous évoque, par le truchement de certaines images dont l’occurence semble aléatoire – « jardin d’hélices », « en arriver au sang », « délice et orgue » – quelques poèmes de Tristan Tzara entre autres Sage danse deux de son premier recueil Vingt-cinq et un poèmes. Malgré cela, on doit s’arrêter un instant sur l’homophonie « d’hélices » et

« délice », ce qui saurait simplifier un peu la démarche d’interprétation. Mais ce jeu de mots institue une ambiguïté, parce qu’au lieu d’écrire « le jardin des délices », ce qui nous ferait penser à l’allégorie de Jérôme Bosch, par exemple, il nous suggère, par son « jardin d’hélices », une zone de danger et de supplice. D’autre part, la démarche intime du poète aspire vers un but moral et, pour cela, le chemin en haut est « le plus tortueux / noueux noué / chemin des pierres trouées. » Ce n’est tout autant un chemin initiatique qu’une montée purificatrice qui porte le pèlerin vers la connaissance de la nature duale de l’homme et vers l’antidote du crime :

« un peu à gauche de la vertu à droite du crime

qui a laissée une large tache de rouille sur nos linges propres tendus au soleil ».

L’arrivée à l’anti-rouille c’est, tout simplement, « arriver au cœur », car Roland Giguère prouve, encore une fois son humanisme. Il faut que ce chemin long s’achève

uniquement par la traversée de la nuit, tandis que « la mémoire chante sur la plage noircie. » (v. Forêt vierge folle, l’Hexagone, coll. « Parcours », 1978). Le pèlerinage intérieur dure, sans soulagement, une vingtaine d’années, car en Illuminures (l’Hexagone, 1997) l’avenir n’a pas encore atteint à sa plénitude. Les mêmes images temporelles figurent une pâle solitude et une discrète désolation – le soir, la nuit, le matin muet, les heures à venir :

« Un soir inutile et sans espoir une nuit pourtant de tous repos

et ce matin qui ne dit rien que des heures à venir. »

L’atmosphère crépusculaire persiste par-dessus une existence marquée par des actes manqués :

« Un beau coucher du soleil entre nous deux la nuit tarde un peu et la vie passe à côté d’un grand moment. » (ibid.)

À travers des textes tels La rose future et Histoire naturelle l’atmosphère reste toujours assombrie parce que « le retour aux transparences premières » est encore lointain, et, « aux fenêtres d’exil » guette « l’ombre de la sentinelle [qui] est son ennemie » ; en même temps la nuit demeure « vorace » et « veille toujours / les ailes déployées au-dessus de la proie heureuse. » (v. L’Âge de la parole, poèmes 1949-1960, l’Hexagone, 1965). En Histoire naturelle « la mer est seule », « si seule et vide », « la lune […] se lève veuve » et

« les étoiles sont orphelines », « le fruit » est écorcé « au centre de la blessure » et « la plaine est triste. » En dépit de tout cela, le paysage intérieur scintille sous la lumière des éclairs, à l’éveil du volcan qui « crache mille soleils / qui retombent dans mille champs déserts. » De même, la plaine cherche son relief « et appelle le vallon », alors que « le fleuve majestueux dans la défaite / refait ses vagues et fait l’amour au lit / comme aux plus beaux jours de la jeunesse. » On saisit souvent un repli à un passé vigoureux et rassurant qui paraît engendrer un avenir libéré de l’ombre et de l’obscurité du présent. La poésie de Roland Giguère est aussi une œuvre des contrastes, comme le prouvent même des titres des recueils Femme des neiges (1959) et Nuits abat-jour, Pouvoir du noir (1966) et Les armes blanches (1954). De la sorte, le regard du poète est bifocal tandis que sa marche est sinueuse mais difficilement ascendante. Au fond et après tout, le soulagement et l’illumination des belles aspirations finalement accomplies s’incarnent dans « nos amours », « notre liberté » et les fulgurations de la poésie, tel que Rolland Giguère s’adresse à la postérité dans ce message :

« Nous étions fous aussi nous fous de nos amours

fous de notre liberté et pour ne pas crier nous écrivions sur nos murs

des lettres voyantes en capitales éclairées ».

(J’imagine, in Possibles, vol. 1, no. 1, automne 1976)

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BROCHU, André, 2004, Un surréalisme fraternel in Liberté no. 265.

GIGUERE, Roland, 1965, L’âge de la parole, poèmes 1949-1960, l’Héxagone, Montréal.

MAILHOT, Laurent, 2003, La littérature québécoise depuis ses origines, TYPO Essais, Montréal.

ABSTRACT

Roland Giguère gives, once again, the proof of his double nature: a poet whose hand is used by the painter and the artist in order to create the beauty and the colours. The hand, with its powerful functions is, in the same time, the instrument and the man’s soul that create a human being more profound then ever existed.

L’ART DU MONOCHROME. LE DÉFILÉ DE LA