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LE LANGAGE « MÉTISSÉ » EN TRADUCTION LITTÉRAIRE *

Maria ORPHANIDOU – FRERIS Université Aristote de Thessalonique, Grèce MOTS – CLÉ

métissage, réécriture, code langagier, re-faire, re-créer

Le titre de mon exposé peut paraître à première vue un peu étrange à cause des deux entités langagières contradictoires entre elles. Soit, d’une part, de la traduction littéraire qui est avant tout une réécriture dans un autre code langagier à partir d’un texte donné et bien défini, et d’autre part, du « langage métissé », expression utilisée dès le XIXe siècle pour exprimer ce qui résulte à la suite d’un croisement d’individus, de races, de choses bien différentes. Or, j’envisage ici, à démontrer que toute traduction littéraire est un langage métissé, soit un langage constitué de différents éléments. Et pour ce, je partirai du principe fondamental que la traduction littéraire, dans la plupart des cas nous donne une partie du contexte source.

Dans son ouvrage, Après Babel, G. Steiner insiste sur la nécessité du traducteur de s’approprier le texte, sur l’intimité qui se crée entre l’écrivain et le traducteur:

« S’emparer d’un texte en le pénétrant à fond, en découvrir et recréer les forces vives en un même mouvement (prise de conscience), représente une démarche qu’on ressent dans sa chair mais qu’on peut pour ainsi dire ni expliciter ni systématiser » (Steiner, 1998: 61).

Henri Meschonnic de son côté place la présence du traducteur dans un texte comme une condition indispensable à la réussite d’une traduction:

«Plus le traducteur s’inscrit comme sujet dans la traduction, plus, paradoxalement, traduire peut continuer le texte. C’est-à-dire dans un autre temps et une autre langue, en faire un texte. Poétique pour poétique» (Meschonnic, 1999: 27).

Toute œuvre traduite révèle en effet l’attitude du traducteur par rapport au texte source, par rapport à son auteur. Traduire devient donc écouter tout ce que le texte dit, soit directement, soit entre et derrière les lignes, assumer avec patience le dialogue particulier qui s'instaure entre un auteur et son traducteur et l’immense solitude face au texte : de l’auteur quand il l’écrit; du traducteur, quand il le traduit, quand il le réécrit dans un autre code langagier; c'est aussi prendre ses responsabilités face aux choix qu’il doit prendre, qu’il doit les défendre tout en sachant qu'ils ne sont bien souvent qu’ une des solutions possibles; c'est aussi apprendre à savoir se placer: recréer la musique et les images d'un discours dans une autre langue, telles qu'on les a perçues, avec sa propre sensibilité, en respectant l'auteur et l'altérité qu'il manifeste dans son discours.

Uniquement par ces tâches, le traducteur devient un médiateur, un excellent fabriquant qui doit utiliser tous les atouts de sa langue maternelle et ceux de la langue du texte source, du texte de l’autre. Et pendant cette opération, il doit équilibrer entre le texte source et les multiples possibilités que la langue cible, sa langue maternelle en principe, lui procure. Dans le contexte, en particulier littéraire, le processus traductif vise avant tout à adapter – pour être compris – le contexte de la langue source à la langue cible. C’est pourquoi le traducteur « imagine » souvent des images, des tournures, des styles, autres

* Αrticle qui a constitué la communication à la journée d’études «Mixités», organisée par le Département de Langue et de Littérature Françaises de l’Université de Chypre, à Nicosie, le 4 décembre 2007.

que ceux du contexte du départ. Ainsi le lecteur du contexte d’arrivée reçoit un message non pas « infidèle », mais « différent », voire « métissé ». Et l’image perçue du code langagier traduit est une image « falsifiée/métissée » pour des raisons de compréhension.

D’où le besoin d’envisager la traduction non pas comme une simple opération de transcodage d’éléments ou de transfert de sens équivalents, mais comme une forme d’acte langagier dont les variétés des mécanismes discursifs qui le structurent peuvent se restituer dans leur totalité. En fait, il s’agit de redéfinir les notions « parasites » de la traduction, voire de l’adaptation, notions qui modifient et transforment l’altérité traduite.

Mais ne dit-on pas aussi qu’ « écrire c'est aussi traduire »? Donc, convertir du vécu en langage? La même métaphore peut s'appliquer à l'écrivain et au traducteur: les mots de l'un changent, transforment le vécu; ceux de l’autre le texte. Dans les deux cas, l'activité semble, sinon identique, du moins analogue. Ce point de vue est fondé sur un présupposé qui paraît aller de soi: la réalité que l'acte d'écriture a pour fonction de faire passer dans les mots est déterminée et préexiste, tout comme le texte à traduire précède l'acte de traduction. Sous cet aspect se dissimule un mode de pensée qui, tout en donnant l'impression de valoriser la traduction, il la réduit à une activité subalterne. Si écrire est un reflet du réel, traduire est le reflet d'une autre réalité. Écriture et traduction ne sont, finalement, que des ersatz, que des produits de remplacement.

L’histoire de la traduction nous enseigne que, pour des raisons à la fois culturelles, linguistiques, sociales mais aussi politiques, cette attitude de l’écrivain et du traducteur, assumée librement et spontanément ou au contraire imposée et dictée, a varié autour de deux pôles; du « beau langage » classique et de la tendance de la traduction vers le

« ciblisme ».

Ces pôles – dichotomies, qu’Henri Meschonnic nous invite à dépasser (Meschonnic, 1999: 22-23)1 paraissent naturelles en « traductologie », mais sont absentes de la critique littéraire. Alors qu’il semble que tout va de soi en littérature, que tout est admis et que tout est possible au nom de la création littéraire, quand il s’agit de traduction, le traducteur subit encore trop souvent de multiples pressions qui visent à l’obsession du correct, de l’admis, du connu. On oublie que les langues se sont aussi enrichies – et continuent de s’enrichir – grâce aussi aux hardiesses des traducteurs qui façonnent, travaillent, produisent, à leur manière l’usage à venir, tout comme les écrivains.

La lecture de textes contemporains écrits en français par des écrivains francophones, édités par des maisons d’édition prestigieuses en France, suscite pour le moins la réflexion:

ces textes sont beaux, poignants, criants, émouvants et vivants par leurs images et leur rythme souvent abrupts, parce qu’ils font violence au rythme et à la syntaxe du français

« standard », réputés « naturels ». Ces discours trouvent donc leur éditeur et leur public, qui, ouverts et tolérants, savent en goûter l’étrangeté, se laissent émouvoir et emporter par la force d’un verbe « malmené » au regard de la langue « classique».

Mais laisse-t-on aussi de la même manière un traducteur agir? Pas du tout, car celui-ci est victime d’une double violence: l’une, intérieure, provenant de sa propre représentation du beau, du bien, du correct, de l’euphonique, bref « de ce qui est correct en langue maternelle » et de ce qui ne l’est pas. Issue du bain culturel qui est le nôtre depuis que nous apprenons à parler, cette violence fait naître à notre insu des « tics » de traduction qui nous font préférer systématiquement telle ou telle construction, tels ou tels ordre des mots, images, expressions, à d’autres.2 En ce sens, la traduction devient le lieu où s'observent les tendances d'une collectivité en matière linguistique. D’où la nécessité, pour le traducteur d’accompagner sa pratique par une réflexion lui permettant d’opérer de véritables choix, conscients et motivés.

La seconde violence est extérieure et beaucoup de traducteurs y sont, à un moment ou à un autre, confrontés: c’est celle que peuvent exercer sur eux éditeurs, correcteurs et

« préparateurs » de textes au nom du goût « intouchable » du public (bien que souvent le public fasse preuve d’ouverture). Cette violence en fait est dirigée contre le texte originel auquel il n’est pas fait référence: en criant aux contresens, faux-sens, maladresses, ordre des mots malmené, en exigeant du traducteur qu’il lisse le texte, remplace des images originales, abruptes dans la culture originale, pour le moins étonnantes, par des clichés linguistiques (« ce qu’on dit en-bon-français, en-bon-grec, en-bon-anglais ») qui neutralisent un discours et lui enlèvent sa force et son pouvoir agissant, ce que l’on vise, ce n’est pas de la traduction, c’est de l’adaptation et je ferais volontiers mienne la définition qu’en donne Henri Meschonnic (1999:185):

«Je définirais la traduction, la version qui privilégie en elle le texte à traduire et l’adaptation, celle qui privilégie (volontairement ou à son insu, peu importe) tout ce hors-texte fait des idées du traducteur sur le langage et sur la littérature, sur le possible et l’impossible (par quoi il se situe) et dont il fait le sous-texte qui envahit le texte à traduire.»

Pourquoi ce fossé criant entre d’une part une lecture ouverte, tolérante, acceptant une forme d’étrangeté dans sa propre langue et, de l’autre, une lecture fermée à l’étrangeté du discours étranger, accusant le traducteur de contresens ou de violence à l’encontre du rythme prétendu naturel du français? Or, c’est du statut et du rôle du traducteur qu’il s’agit:

encore considéré comme un passeur, et non un créateur, on lui refuse la liberté de sa langue maternelle qu’on accorde généreusement à l’écrivain: car en refusant cette liberté au traducteur, inéluctablement, on la refuse également à l’écrivain étranger traduit.

Nous avons à faire à une simple stratégie littéraire comparatiste sur un plan culturel, à une tactique qui note les éléments arbitraires et superficiels de chaque côté, projetant surtout la méthode avec laquelle le traducteur vit la logique de deux ou plusieurs traditions culturelles d’où les éléments prennent leur sens réel et leur relation évidente se décrit.

C’est-à-dire que nous avons à faire, à une position anti-nationaliste, à une vraie attitude post-moderne, non pas parce que la manière, dont le traducteur combine ses préférences aboutit à un élément d’une importance déterminante de sa personnalité, ni parce qu’il a tendance de tout niveler, mais parce que de sa traduction ressort un immense respect vers l’autonomie et la logique interne des traditions civilisatrices. Ainsi, des ponts à deux sens se jettent et une mentalité sur un niveau personnel et social se forme. Ceux-ci se fondent sur la connaissance consciente et profonde que la coexistence pacifique et créatrice de divers aires culturels, présuppose l’existence d’une liberté politique et d’une autonomie civilisatrice, une écriture polyculturelle et polyvalente.

Il y a un danger, dans cet état de fait: les lecteurs étant, dans la grande majorité, des

« monolingues » ne peuvent avoir accès au texte original, au rythme et à la musique originels; or une traduction écrite dans la tradition du XVIIe siècle français, sera saluée comme excellente, alors qu’une traduction qui laissera entrevoir la musique et les images étrangères et s’efforcera de faire entendre la voix d’un auteur et ressortir ses images, peut être sera rejetée. On est loin de la définition d’Antoine Berman, qui affirmait que

« l’essence de la traduction est d’être ouverture, dialogue, métissage, décentrement. Elle est mise en rapport ou elle n’est rien » (Berman, 1984: 76).

Loin d’être quelque chose d’éloigné, la traduction est au cœur de l'expérience littéraire. Autrement dit, au lieu d'être ce pâle reflet d'une inaccessible plénitude, la traduction peut être une origine. C'est ce qu' Herder3, à la fin du XVIIIe siècle, affirmait quand il soutenait que pour lui, une langue était maternelle non pas si elle était pure, mais

fécondée par des œuvres de l’étranger. Fécondation qui n'a évidemment lieu que par la traduction qui ne peut donc pas être « seconde mais au moins aussi originelle que l'origine ». Traduire n’est donc plus imiter, copier servilement, mais écrire, transcrire du réel, du vécu. Dans ces conditions, l’acte littéraire ne consiste plus à traduire, c’est-à-dire à reproduire une réalité connue d’avance, mais à la produire.

Sous ce rapport, la traduction est une démarche très différente, puisque l'objet du travail est connu d'avance. Il est même nécessaire qu'il le soit. Comment traduire ce qu'on ignore? Les choses semblent donc, là, beaucoup plus simples. Elles le seraient, si traduire était effectivement « faire passer », c'est-à-dire transporter des mots d'une langue à l'autre.

On s’aperçoit qu’à un mot d'une langue ne correspond pas celui d’une autre, que le sens ne passe pas sans être altéré d’une langue à l’autre. A plus forte raison quand s’il s'agit d’un texte littéraire, lequel constitue une langue à l’intérieur de sa propre langue. Puisqu’il y modifie le sens courant des mots pour le transformer en « valeur », comme dirait Saussure, selon une systématicité relevant de tout une organisation d’ensemble. Ce système tient au mouvement de l'énonciation4. De même que le sens du discours parlé, ne tient pas seulement aux mots, mais à l’intonation, au timbre de voix, aux mimiques, aux gestes, c’est-à-dire à la présence de celui qui parle, de même le sens du texte ne tient pas seulement au lexique mais à une configuration syntaxique, métaphorique, phonématique, prosodique – en un mot, à un rythme – qui manifeste, ici aussi le passage d’une présence.

Or, ce passage, dans ce qu’il a de totalement spécifique, est intraduisible. Le traducteur ne peut donc être ni un « passeur » ni un expert d'importation-exportation. Il doit tuer, changer, transformer, trahir le texte original pour le faire ressusciter dans un autre texte.

Traduire donc c’est aussi re-susciter, re-faire un texte. Mais attention: dans ce cas-là, le texte ressuscité n’est plus le même. Il est transformé, changé, métissé, Souvent même son sens. Et alors on a une nouvelle œuvre, aussi originale que celle de l’œuvre-source. La littérature est là pour le confirmer.

NOTES

Pour l’auteur, « il n’y a qu’une source, c’est ce que fait le texte ; il n’y a qu’une cible, faire dans l’autre langue ce qu’il fait ».

2C’est ce que Jean-Claude Chevalier et Marie-France Delport nomment « figures de la traduction », soutenant que le traducteur découvre qu’il obéit, sans le vouloir, « à l'orthonymie, l'orthologie et l'orthosyntaxie, à tout ce que l'on croit être la norme, la manière la plus naturelle d'exprimer les choses dans la langue maternelle, dans les domaines lexical, référentiel et syntaxique ».

3 Johan Herder : Écrivain allemand (1744-1803) un des initiateurs du mouvement Sturm und Drang (mouvement littéraire créé en Allemagne vers 1770, par réaction contre le rationalisme et le classicisme. Gœthe et Schiller à leurs débuts participeront.

4 « Chaque texte, écrit Valéry Larbaud, a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l'impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c'est ce sens là qu'il s'agit de rendre, et c'est en cela surtout que consiste la tâche du traducteur » in Israël Eliraz,

« Août à la limite des choses perdues », http://www.blogg.org/blog-55642-billet-la_separation-695840.html.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

STEINER, George, 1998, Après Babel, 3e édition, Albin Michel.

MESCHONNIC, Henri, 1998, Poétique du traduire, Verdier.

CHEVALIER, Jean-Claude Chevalier et DERPONT, Marie-France, 1995, L'Horlogerie de

Saint Jérôme, Problèmes linguistiques de la traduction, L'Harmattan.

BERMAN, Antoine, 1984, L’Épreuve de l’étranger, Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Gallimard.

ELIRAZ, Israël Eliraz, «Août à la limite des choses perdues», http://www.blogg.org/blog-55642-billet-la_separation-695840.html.

ABSTRACT

Considering the translation as a cultural activity which in most cases provides a partial notion of the source context, we shall demonstrate how the sense of a language renders in the context of the target language a different image than that of the source language. Particularly in literary contexts, the translation process aims at adapting the context of the source language in the target language and the reader of the target context accepts a message which is not “unfaithful”, but "different", or even "mixed".

We have to develop a simple literary strategy based on a cultural plan, which highlights the arbitrary and superficial elements on each side, stressing mostly on the cultural traditions, where elements take their real sense. That is an anti-nationalist position, a real post-modern attitude founding the translation on a huge respect towards on the peaceful and creative co-existence of various cultural domains which presuppose the existence of a political freedom and a civilizing autonomy as well as of a multicultural and versatile writing.