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L’OPPOSITION SUJET VS. OBJET DIRECT DANS LA CLASSE DU NOM PROPRE

(DOMAINE FRANÇAIS – ROUMAIN)

Daniela DINCĂ Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

nom propre, nom commun, fonction syntaxique, flexion casuelle, morphème casuel

0. INTRODUCTION

Le nom propre, comme sous-classe du nom, a un comportement particulier dans les deux langues : il s’écrit avec une majuscule, il ne prend pas la marque du pluriel et il s’emploie sans déterminant. À ce titre, Leroy (2004 :16) définit le nom propre comme: «un nom invariable, insensible à son contexte syntaxique, ne portant aucune marque flexionnelle de genre et de nombre ».

Du point de vue de son intégration syntaxique, le nom propre suit en français le modèle du nom commun tandis qu’en roumain les grammaires soulignent la situation spéciale de la flexion des noms propres de personne qui s’individualisent aussi bien par rapport aux nom commun que par rapport aux autres classes de noms propres, en espèce les noms de lieux qui sont reconnus par leur « caractère immobile et archaïque » (Ichim-Tomescu, 1998: 28).

Loin de faire l’inventaire des fonctions syntaxiques du nom propre dans la phrase, notre intervention se propose de dresser un tableau comparatif des moyens dont les deux langues disposent actuellement pour exprimer des fonctions syntaxiques essentielles, sujet et objet direct, à l’intérieur de deux cas: nominatif et accusatif, sans prendre en considération les rôles sémantiques attachés à ces fonctions.

Nous allons également rapporter le comportement casuel du nom propre à celui du nom commun en roumain, d’autant plus que le nom propre s’individualise dans sa tendance de réduire la flexion casuelle et de garder sa forme invariable.

1. NOMINATIF

Le nominatif est, par excellence, le cas du sujet, sans que d’autres fonctions y soient exclues (apposition, attribut). Le sujet occupe la première position dans la phrase et il est considéré le support grammatical du verbe.

1.1. Le cas du français

En français, le nom propre en nominatif précède toujours le verbe. La position signale la fonction du nom dans la phrase de sorte que l’ordre des mots obéit à une règle unique : le sujet précède le verbe tandis que le verbe le suit :

Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant. (Maupassant, Bel Ami)

Forestier poussa cette porte : " Entre ", dit-il. (Ibidem)

Jacques Rival aussi s'en venait, un cigare à la bouche, et Duroy se leva pour partir, ayant peur de gâter par quelque mot maladroit la besogne faite, son oeuvre de conquête commencée. (Ibidem)

Il est unaniment reconnu par tous les linguistes que, dans cette position syntaxique, le nom propre n’a pas besoin du support d’un déterminant (article, adjectif), vu sa valeur référentielle autonome: «Est nom propre tout nom qui, au singulier, et en position de sujet, non accompagné d'un adjectif ou d'une relative restrictive, est incompatible avec l'article défini.» (Kleiber, 1981:306)

Cependant, il y a des cas où le nom propre sujet reçoit un déterminant, mais avec d’autres valeurs:

(i) l’article acquiert certaines valeurs affectives ; (ii) l’article forme avec le nom propre une seule unité.

(i) Dans le premier cas, le nom propre déterminé représente le phénomène de l’anaphore dans ses emplois familiers, populaires où le syntagme nominal exprime un jugement positif ou négatif, en fonction du contexte:

La Marie Margurite se récria furieuse. (Monsigny, Le maître de Hautefort) La Mariette et la Désirée frémissaient devant ce discours de révolte. (Ibidem) Et le Tancrède te laisse aller seule au marché? (Ibidem)

Le Kermadec c'est sûrement un gars sérieux avec de la tête... (Ibidem)

Le lendemain, de bonne heure, la Minette fit chauffer de la soupe et nous la fit manger. (Le Roy, Jacquou le Croquant)

(ii) Dans le deuxième cas, l’article n’a plus sa valeur déterminative, il devient un élément de formation d’un nouveau nom propre à statut d’article inhérent (Molino, 1982 :11; Togeby, 1982 :159) ou intégré (Leroy, 2004 :14). Il est graphiquement séparé (Le Corbusier, La Fayette, La Fontaine), ou bien il est soudé au nom centre (Lesage, Lebrun, Lebon), formant une unité qui se manifeste par l’impossibilité d’intercaler un autre élément : le La Fontaine des temps modernes, le Legrand que j’ai connu, etc.

1.2. Le cas du roumain

Tout comme en français, le nominatif du nom propre ne réclame pas en roumain la présence d’un déterminant, lui réservant la première place dans la phrase :

Pascalopol aduse de la Bucureşti ştiri neprevăzute. Stănică se căsătorise de două săptămâni, adică numaidecît după plecarea Otiliei. (Călinescu, Enigma Otiliei)

Otilia se duse veselă, cu sentimentul că bătrânul se făcuse bine, însoţi până la un loc pe Felix apoi se despărţi şi Felix avu încredinţarea că fata merge la Pascalopol. (Ibidem)

Vu la position enclitique de l’article défini, la désinence de certains noms propres en nominatif est confondue avec l’article défini, d’autant plus qu’elle connaît également une forme flexionnelle pour le génitif / datif et pour le vocatif:

Nominatif : Maria Daria Mihaela Radu

Génitif/Datif : Mariei Dariei Mihaelei Radului

Vocatif : Mario ! Dario ! Mihaelo ! Radule !

Mais, au lieu de constituer un argument en faveur du statut d’article de la finale de ces noms propres, théorie rejetée par les linguistes roumains (Al. Graur, 1966; I. Coteanu, 1981; M. Avram, 1986 ; D.I. Tomescu, 1998), la forme flexionnelle subordonne la classe

du nom propre au comportement grammatical du nom commun, qui en roumain présente des désinences spécifiques pour exprimer les relations casuelles. On parle dans ce cas de noms propres formellement déterminés (les noms en –a, -(i)a, -(e)a ; –u, -(i)u ) ou non déterminés (les autres terminaisons), par analogie avec le modèle des noms communs.

D’autre part, l’article défini représente un moyen de formation des noms propres de personne, car il y a des prénoms et des noms de famille qui proviennent de l’articulation définie des noms communs. Dans la première classe, celle des prénoms, on peut citer : floare > Floarea, doină > Doina, lăcrămioara > Lăcrămioara. Pour ce qui est des noms de famille, ils proviennent des noms de métier ou des surnoms, qui étaient destinés à individualiser les personnes dans le cadre d’une communauté : croitor > Croitorul, ciung

> Ciungul, orb > Orbul, cizmar > Cizmarul.

1.3. En nominatif, la position des noms propres devant le verbe exclut tout autre marqueur dans les deux langues. Leur présence devant le verbe et la relation sémantique sous-jacente constituent d’ailleurs une garantie pour l’indentification de la fonction syntaxique de sujet.

2. ACCUSATIF 2.1. Le cas du français

En accusatif, la fonction essentielle du nom est celle de complément d’objet direct, qui sémantiquement désigne la personne ou la chose sur laquelle passe l’action du sujet et qui syntaxiquement est un complément de rection directe. Comme marque casuelle, le français garde le même marqueur que pour le nominatif, c’est-à-dire la position par rapport au verbe, mais cette fois-ci c’est la position postverbale:

Yves l'avait priée de s'asseoir. (N) (Mauriac, Le mystère Frontenac) (...) elle avait l'impression d'avoir connu Yves. (Ac) (Ibidem)

Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir. (Maupassant, Bel Ami)

Ainsi, tu épouses Suzanne Walter ? (Ibidem)

La réduction de la flexion bicasuelle nominatif / accusatif s’explique d’ailleurs par des facteurs internes, en espèce la tendance vers l’économie de la langue.

2.2. Le cas du roumain

L’accusatif est en roumain reconnu comme « le cas - régime des prépositions » (GA I, 2005 :72), mais il emploie également comme marqueur exclusif la position postverbale :

Văd o fată pe stradă. = Je vois une fille dans la rue.

Citesc o carte de aventuri.= Je lis un livre d‘aventures.

Le nom propre s’individualise du nouveau dans la classe du nom, présentant un marqueur spécifique pour la construction du complément d’objet direct, la préposition pe, à statut de morphème casuel :

Îl aştept pe Mihai.= J’attends Michel.

O văd pe Maria. = Je vois Marie.

On retrouve le même marqueur explicite devant les noms qui expriment le genre personnel, c’est à dire des noms communs qui désignent des personnes:

O aştept pe prietena mea. = J’attends mon amie.

Îl văd pe tata. = Je vois mon père.

L’emploi de la préposition pe devant les noms de personne, noms communs ou noms propres, repose sur « la tendance du roumain de développer un sous-genre personnel » (Racoviţă, 1940:72) dont le but était celui de développer l’opposition [+animé] vs. [-animé], [+humain] vs. [-humain] dans une langue à trois genres : masculin, féminin et neutre.

Sa présence remonte au latin vulgaire où le complément d’objet direct était introduit par la préposition ad (Sala, 1999 :157-158). Si d’autres langues romanes ont conservé cette préposition (le sarde, le catalan, l’italien, l’espagnol, le portugais), le roumain a développé une autre préposition : pe, considérée comme « une innovation romane » (Sala, 1999 :138).

Les linguistes sont convenus que la préposition pe est une création du roumain qui est apparue à l’intérieur du dialecte dacoroumain. En plus, « la présence des marques analytiques est caractéristique aux noms animés [+humain] : noms propres de personne et noms communs qui désignent des personnes individualisées (degré de parenté, noms de fonctions et de dignité, etc.) » (GA I, 2005 :84), les autres noms marquant ce cas par la position potverbale, tout comme le français.

La préposition est devenue un marqueur spécifique pour la relation casuelle, un outil grammatical dans une langue où l’ordre des mots n’est pas un morphème pertinent. En outre, la préposition réalise une double singularisation : notionnelle (par la détermination) et spatiale (par l’efficience de l’action). Le complément d’objet direct apparaît ainsi

« intéressé par l’action exprimée par le verbe » (Bourciez, 1967:40).

Pană-Dindelegan et al. (1997 : 172-173) explique l’apparition de la préposition comme le résultat de l’action constante de trois tendances dans l’évolution du roumain :

« une tendance d’extension des marqueurs analytiques comme indice des fonctions syntaxiques, une tendance d’accentuer la détermination et une tendance de munir la classe des noms propres de personne de marqueurs grammaticaux. »

Le complément d’objet direct est en même temps précédé en roumain par le pronom personnel correspondant, forme atone, dont la présence est parfois facultative au niveau du roumain courant ou même littéraire :

Cunoscuse pe Mavrocosti în bătăliile succesive de la Mărăşti şi Mărăşeşti.

(Sadoveanu, Viaţa lui Ştefan cel Mare)

Ai văzut pe Constantin Popescu? (Holban, Bunica se pregăteşte să moară) Am cunoscut pe tatăl dumitale, pe bietul Iosif! (Călinescu, Bietul Ioanide)

La présence du pronom personnel date du latin où il représentait un moyen d’emphase de l’objet direct :

Hagienuş povesti după aceea că în ziua crimei îl zărise pe Bogdan, la orele şase jumătate seara. (Călinescu, Bietul Ioanide)

Au trebuit doi flăcăi să lupte s-o scape pe Stanca. (Caragiale, Kir Ianulea)

Dans le cas de l’emphase, les deux langues se ressemblent du point de vue de la présence des formes atones du pronom personnel, ce qui les distingue restent la préposition du roumain et la présence d’une marque formelle en français, la virgule qui permet la dislocation du complément d’objet direct en tête ou à la fin de la phrase :

J’attends Michel.

Michel, je l’attends.

Je l’attends, Michel.

La dislocation est d’ailleurs obligatoire en français vu l’ordre très strict des termes tandis que la redondance des marques en roumain permet au complément d’objet direct un ordre beaucoup plus libre :

Il aştept pe Mihai.

Pe Mihai îl aştept.

2.3. Conclusions

Pour ce qui est des marqueurs de l’accusatif dans les deux langues, on pourrait dire que :

(i) Le nom propre, tout comme le nom commun, ne connaît pas de flexion casuelle.

Le syncrétisme nominatif / accusatif est un trait qui rapproche les deux langues analysées ; (ii) En roumain, l’accusatif dispose de plusieurs marqueurs : 1. la position – postposition par rapport au verbe; 2. la préposition (pe) 3. la flexion casuelle du pronom personnel (forme atone) tandis qu’en français il n’y a que la postposition par rapport au verbe. On peut parler d’une redondance de marqueurs pour le roumain qui se réduisent en français à un seul marqueur, celui de figurer à droite du verbe.

(iii) La présence de la préposition devant le nom en accusatif ne singularise par le roumain par rapport aux langues de la Romania, car il y a aussi d’autres langues (l’espagnol, le portugais, les dialectes italiens du Sud) qui la réclame, ce qui la distingue c’est que la préposition a un emploi exclusif devant les noms qui désignent des personnes, noms communs et noms propres.

(iv) Si les noms communs en accusatif présentent un comportement différent, avec la présence ou l’absence de la préposition pe, le nom propre a un comportement unitaire, car il présente toujours une préposition, présence qui s’explique par l’individualisation du référent fixé par le nom propre.

3. EN GUISE DE CONCLUSION

En ce qui concerne les moyens utilisés pour exprimer les rapports casuels, le français est une langue analytique et le roumain « occupe une position intermédiaire, car il emploie des moyens analytiques et synthétiques » (DŞL, 1997: 94).

Pour l’expression de l’opposition nominatif / accusatif, les marqueurs casuels se réduisent à la position par rapport au verbe : le nom propre en nominatif est placé devant le verbe tandis qu’en accusatif, il occupe une position postverbale.

En roumain, le nom propre garde sa forme invariable dans les deux fonctions syntaxiques, sujet et objet direct, ce qui les distingue réside dans la position par rapport au verbe, qui devient le pivot de la communication, et dans l’emploi d’un marqueur analytique, la préposition pe.

D’autre part, les deux langues se distinguent par la surcharge fonctionnelle du nom en français, où une seule forme casuelle remplit différentes fonctions syntaxiques et la redondance des marqueurs casuels en roumain, où le caractère syntagmatique de la déclinaison roumaine combine les marqueurs de cas. L’accusatif roumain est anticipé par un pronom personnel correspondant, dans le même cas.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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ABSTRACT

This article proposes a comparison between the marks of the proper names of persons in French and Romanian used to express two essential syntactic functions, i.e.

subject and direct object, in the Nominative and in the Accusative. In both languages, the marks of the cases depend on the verb, but the Romania Accusative displays a redundancy of marks: the use of the preposition pe and the anticipation of the direct object by using the atonic form of the personal pronoun.