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L’ART DU MONOCHROME. LE DÉFILÉ DE LA HACHE

Camelia MANOLESCU Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

monochrome, couleur, re-créer, peindre, image

Peindre d’après nature, c’est le moyen habituel de créer d’un peintre. Présenter des événements qui se sont passés des siècles avant J.C. suppose une période de longue gestation. Flaubert n’a comme source que la documentation historique, son imagination débordante et son voyage aux ruines de la célèbre Carthage et de ses alentours. Il doit re-créer l’image et la couleur avec les moyens du XIX-e siècle. Il s’agit de re-re-créer l’image à l’aide de l’imagination, de l’anticipation et de la cinématographie du XXI-e siècle. A l’aide du sable du désert africain Flaubert obtient la couleur par l’utilisation d’une lumière adéquate à la situation. Tout comme les Impressionnistes qui aimaient peindre par touches de couleur, Flaubert s’efforce de rendre le tremblement de la lumière-couleur du moment et il le fait au prix d’un labeur acharné. Sa couleur naît de la puissance de la lumière, de Moloch dévorateur qui continue, une fois de plus, la lutte avec Tanit. Le rouge est situé au milieu du rayon qui, sur un cercle chromatique, va du blanc au noir. Cette place lui assure le maximum de saturation, de puissance, de beauté.

Le thème obsessionnel, l’image de la mort qui sous-tend tout le roman Salammbô1, atteint son paroxysme dans l’épisode du défilé de la Hache où l’accent est mis sur le contraste violent entre, d’une part, le feu et l’eau qui détruisent, et, d’autre part, la pierre qui enferme. Le piège que les Carthaginois tendent aux Barbares est monstrueux. La plume de Flaubert trouve les nuances les plus criardes, les plus aiguës dans le tableau imaginant le défilé bloqué par Hamilcar.

Le rapport entre l’eau et la chaleur est suggéré par la lutte acharnée entre Tanit et Moloch. Ainsi, au commencement de l’épisode de la vallée de la Hache, le sein trop plein de Tanit verse ses eaux tandis que les Barbares trouvent leur fin sous la lumière cruelle de Moloch. Les massacres des batailles sont dépassés par leur rouge violent qui détruit peu à peu l’image du rouge clair associé plus tôt à la chaleur, au feu, au sang et au cadavre.

Les combats d’avant l’entrée dans le défilé ne font qu’augmenter la puissance du rouge. Flaubert n’emploie pas la force d’un déroulement d’armes de guerres, mais la puissance du regard qui perce et tue comme l’acier:

« tout à coup une grosse ligne de poussière montait à l’horizon; des galops accouraient et du sein d’un nuage plein de prunelles flamboyantes, une pluie de dards se précipitaient » (p.389).

Une fois le défilé terminé c’est le grand cauchemar des Barbares qui commence:

« à peine les Barbares étaient-ils descendus, que les hommes, tapis derrière les roches, en les soulevant avec des poutres, les avaient renversées; et comme la pente était rapide, ces blocs énormes, roulant pêle-mêle, avaient bouché l’étroit orifice, complètement (p.390-391).

Dans les descriptions flaubertiennes le visuel complète l’auditif, tout comme Moloch complète Tanit dans l’écoulement de l’histoire. La matière dure de la pierre devient aussi forte que le feu, mais plus difficile à vaincre: “le feu ne pouvait brûler la

montagne“ (p.392).

S’acharnant contre la montagne, les Mercenaires ne font que perdre leurs forces:

« et tout retomba, en laissant à ces horribles branches des lambeaux humains et des chevelures ensanglantées » (p.392).

Le défilé de la Hache prend les proportions d’un défilé de la faim, de la soif et de la mort. D’abord c’est la faim qui est leur principal problème. Pris comme dans un cercle, les Mercenaires se sentent dépourvus de puissance et de volonté. La lumière du soleil détruit en eux le sens, la raison, devenant le symbole de la folie. Effrayés, les Barbares tuent leurs animaux pour retrouver leur confiance dans leurs forces: « ils tuèrent à coups de lances » les taureaux qui vagabondaient, « ils égorgèrent tous les mulets, une quarantaine environ » (p.393). Les pensées lugubres disparaissent, une fois les estomacs remplis. Le sang des animaux sacrifiés représente le symbole d’un espoir possible dont la réalisation dépend d’Hamilcar dont la figure hante les rêves et les âmes des Barbares, autrefois à son service.

La faim s’accentue de sorte qu’ils mangent « les baudriers des glaives et les petites éponges bordant le fond des casques » (p.393). Le cauchemar continue pendant que l’homme retourne au cannibalisme. Ce retour au rouge primitif, aux ténèbres de l’humanité-animalité, tord l’estomac du lecteur, mais Flaubert sait bien manier sa plume pour que l’image prenne du contour, pour qu’on soit plongé dans le noir des époques où la nécessité de survivre est plus accrue que la signification des symboles. Flaubert surprend nos sens avec des phrases courtes telles:

« ils mangeaient »,

« ils la dévoraient avec délices » (p.395).

Le rouge n’est plus répandu ou contenu. Il n’est ni source de vie, ni source de mort, mais un hermaphrodite qui choque le naturel, l’humain. Le choc continue avec d’autres images où la réalité et l’imagination abominable se rejoignent:

« Ils faisaient cuire les morceaux sur des charbons à la pointe d’une épée; on les salait avec de la poussière et l’on se disputait les meilleurs » (p.395).

Le rouge rendu par la lumière des charbons et l’éclat de l’épée fausse les nuances.

Même les syntagmes: « les charbons » et « à la pointe d’une épée » engagent le lecteur à se sentir mal à l’aise à cause du rouge des matériaux incandescents sur lequel se greffe le noir de la matière cuite – la chair humaine – signe d’une finalité destructrice sous la lumière puissante du feu. Le sacrilège continue avec les Carthaginois captifs, les valets des Mercenaires, les blessés et les malades : « Chaque jour on en tuait » (p.396) comme si chaque lever du soleil représente une augmentation de leur folie sous la lumière du jour.

Cette pratique du besoin de subsistance: « Quelques-uns mangeaient beaucoup, reprenaient des forces et n’étaient plus tristes » devient « férocité […] pour assouvir leur fureur » et les malades ou les agonisants arrivent à avoir peur de sommeiller, se réveillant « au contact d’une lame ébréchée qui leur sciait un membre » (p.396). La scène est pleine de monstruosité, tout est imprégné d’un sang gluant qui pénètre nos sens. La lame qui scie, en reflétant les rayons du soleil, devient signe du mal et de la violence. Si autrefois les Mercenaires s’interrogeaient sur les habitudes des gens qui crucifiaient les lions, maintenant leur comportement leur assure une place privilégiée. Leur folie dépasse les limites du possible. Ils sont vraiment des Barbares, tout comme montre le nom que les Carthaginois leur attribuent.

Après la chair humaine avalée dans la folie de la faim, les Mercenaires se purifient avec des bourgeons et des fèves:

« Au haut de la gorge s’étalait une prairie claire -semée d’arbustes; les Barbares en dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils trouvèrent un champ de fèves; et tout disparut

comme si un nuage de sauterelles eût passé par là » (p.406).

Mais comme un blasphème, la pourriture s’empare d’eux. « Les vapeurs blanchâtres » qui flottaient au-dessus et « piquaient les narines pénétraient la peau, troublaient les yeux » sont pour eux de véritables fantômes. « Les âmes de leurs compagnons » accompagnent leur désastre physique et mental, plus grand qu’on puisse s’imaginer:

« Un dégoût immense les accabla. Ils n’en voulaient plus, ils aimaient mieux mourir » (p.397).

La bataille entre le feu et l’eau continue celle entre la faim et la soif. La soif dans le roman carthaginois prend, elle aussi, les valeurs du rouge car les Mercenaires, bloqués entre les murailles du défilé n’avalent pas de l’eau mais des substituts. Tout est présenté graduellement chez Flaubert: la guerre, l’amour et même cette soif qui tourmente les gens ont leur propre échelle de valeurs:

« La soif les tourmentait encore plus, car ils n’avaient pas une goutte d’eau » (p.397).

L’organisme doit être trompé, son circuit rougeâtre doit être guidé vers d’autres ressources. De l’extérieur, la soif est plus profonde:

« Pour tromper le besoin, ils s’appliquaient sur la langue les écailles métalliques des ceinturons, les pommeaux en ivoire, les fers des glaives. D’anciens conducteurs de caravanes se comprimaient le ventre avec des cordes. D’autres suçaient un caillou. On buvait de l’urine, refroidie dans les casques d’airain » (p.397).

Le rouge de l’intérieur surgit à l’extérieur avec ce ventre où mort et vie deviennent interchangeables. Les Barbares sont effrayés à la vue d’Hamilcar. Dans leur tentative de subsister, de continuer à espérer, les Barbares ne sont que des spectres. Sous la lumière accablante du feu dévastateur, sous l’influence de la faim et de la soif, les hommes deviennent des cadavres vivants encore, un mélange de rouge, symbole de la vie, de jaune, source de la pourriture, et de noir, image de la mort prochaine.

L’imagination flaubertienne, doublée d’une lecture attentive et instructive des traités de médecine sur les effets de la faim et de la soif sur les hommes, surprend de nouveau le lecteur par ses nuances de couleurs:

« Ils avaient les pupilles extraordinairement dilatées, avec un grand cercle noir autour des yeux […] leurs nez bleuâtres salissaient entre leurs joues creuses […]; la peau de leur corps […] disparaissait sous une poussière de couleur ardoise; leurs lèvres se collaient contre leurs dents jaunes » (p.403).

On observe quand même que les couleurs perdent dans leur intensité. Le rouge devient couleur ardoise et le bleu devient bleuâtre, même si la lumière qui les accompagne a la même force destructrice.

La guerre a été toujours présentée comme sous le signe du rouge et du noir. Les corbeaux annoncent la mort avec leur mélange de noir – à cause de leur plumage – et de rouge – car leur bec est toujours plongé dans des cadavres:

« Quelquefois, lorsqu’un gypaète, posé sur un cadavre, le déchiquetait depuis longtemps déjà, un homme se mettait à ramper vers lui avec un javelot entre les dents. […] La bête aux plumes blanches, troublée par le bruit, s’interrompait, regardait à l’entour d’un air tranquille […] puis elle replongeait son hideux bec jaune » (p.398).

L’étendue de la plaine est une surface saturée du rouge des cadavres et de la géométrie variable des corbeaux.

La prise de Mâtho clôt les terreurs de la guerre, sous l’image métaphorique d’une

« pyramide qui peu à peu grandissait à mesure que les morts tombaient » (p.434). A cause de « l’auréole » faite autour de lui par son épée, Mâtho prend la dimension incalculable d’un dieu sur la Terre:

« Complètement nu, plus livide que les morts ».

Les cheveux tout droits, deux plaques d’écume au coin des lèvres, il rôde dans le cercle des Carthaginois comme une bête sauvage dans sa cage. L’éclat de son épée et la lumière dure du soleil lui donnent du pouvoir. Le rouge de sa rage est plus fort que jamais mais il succombe à cause du filet de Narr’Havas. L’image parle par une seule couleur dominante, le rouge, et la monochromie tape sur les nerfs du lecteur. C’est une couleur qui occupe tout le champ visuel du récit. Elle se superpose sur l’image, elle devient elle-même image:

« Mâtho rouvrit les yeux. Il y avait tant de lumières sur les maisons que la ville paraissait toute en flammes » (p.435).

Du mouvement circulaire qu’il décrit de son épée, on ne voit qu’un seul point: un rouge dominant, luisant sous la lumière âpre du jour.

Tout comme les Impressionnistes de l’époque, Flaubert rend la couleur par ses vibrations colorées. Signe de la maîtrise de l’artiste, le rouge impressionne si bien dans le récit de la guerre carthaginoise qu’il devient palpable, et équivaut, en quelque sorte, à la matière modelée par les peintres. Il sort de la fiction visuelle pour entrer dans la réalité picturale.

Carthage d’ailleurs, inconnue et inaccessible, appartenant autant à l’Orient qu’à l’Occident et à l’Afrique qu’à la Méditerranée, rivale et égale de la source même de la civilisation européenne, s’offre d’avance comme le modèle pur, presque abstrait de la civilisation « en soi ». Les Mercenaires forment un no man’s land historique. Sans patrie, sans société, sans culture, sans religion, déliés de tout, ils ne peuvent désigner rien d’autre au-delà d’eux-mêmes que l’entité, complémentaire le plus souvent mais parfois virtuellement adverse, de la civilisation telle qu’elle définie au XX-e siècle.

Flaubert choisit l’épisode inconnu et sans issue historique de la révolte des Mercenaires contre Carthage pour y représenter la civilisation et l’humanité. La condamnation portée sur Carthage est profonde, constante et sans partage. Elle ressort du contraste entre, d’une part, les liens qui unissent la communauté des Barbares malgré son hétérogénéité et, d’autre part, l’égoïsme entamant l’altérité intérieure du moi qui commande l’horreur et l’absence totale, dans la ville, des sentiments humains.

Flaubert est l’écrivain qui construit son roman comme « une série » de centres qui permettent un développement d’objets et une irradiation temporelle et spatiale. Le roman suit, jusqu’à l’infini, le vol des sensations et des souvenirs car il est centre et cercle à la fois, en exprimant la densité de la substance humaine. Le roman devient le rapport constant à travers lequel la variété désordonnée de l’univers s’ordonne, sans cesse, autour de l’objet central qui est le rouge. Reconstruisant les métamorphoses du rapport entre le moi de l’auteur et son monde extérieur, Flaubert met en évidence le regard qui voit le rouge et le regard qui découvre l’œuvre.

NOTES

1Toutes les citations du roman Salammbô renvoient à l’édition Flammarion, col. G.F. Paris, 1986.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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DANILA, N., 1939, Le voyage en Orient de Gustave Flaubert (1849-1851), Paris, Armand Colin.

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STAROBINSKI, J. 1970, L’oeil vivant. La relation critique, Paris, Gallimard.

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VERBRAEKEN, R., 1995, Termes de couleur et lexicographie artistique, recueil d’essais suivi de quelques articles sur la critique d’art, Paris, Les éditions du Panthéon.

ABSTRACT

In his well-known novel, Salammbô, Flaubert deals with his conception of writer and painter in the same time. He re-creates an ancient atmosphere by means of a very modern conception about colour and the human sensation about it.

In the episode of the Ax Defile Flaubert gives us the chance, by using our imagination, to anticipate the cinema of the XXI-st century and, in this way, to re-crate the violent contrast between fire, water and stone. The colour rules, it is the real instrument used by Flaubert. The red colour demands its victims: the reader impressed by its power of suggestion. This unique colour lives by the means of the powerful light, the symbol of a male god, Moloch in a longlasting war with a goddess, Tanit, the night symbol. Their war and union in the same time give birth to a colour, the red one and to a sensation, the novel changed into a painting.