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INTERFÉRENCES LITTÉRATURE – IMAGE

Elena RĂDUCANU Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

poésie de roman, poésie graphique, poésie cinématographique

La modernité littéraire est liée à l’image, quelle qu’elle soit, picturale, photographique, cinématographique. L’image et le mot entretissent leurs langages spécifiques. Les interférences entre les idées – images en littérature et les formes – traits – couleurs dans les arts visuels sont évidentes.

À ce propos, le cas d’Apollinaire est très révélateur. Calligrammes (1918) est une tentative d’expression poétique mise en valeur par le symbole du dessin. Dans sa quête de l’extraordinaire, Apollinaire a tenté de tirer des vers des possibilités figuratives dans ses « idéogrammes lyriques ».

Plus tard, le surréalisme a ouvert à la peinture des domaines nouveaux et y a trouvé même une grande source d’inspiration poétique. Pour André Breton et ses collaborateurs, la poésie ne se limite pas au seul domaine du verbe, elle pénètre dans tous les arts et transfigure le banal quotidien. Le tableau, le dessin, est aussi une écriture qui se veut déchiffrée, lue. Les signes, les formes, les couleurs peuvent souvent exprimer mieux que les paroles, l’espace intérieur. Littérature et peinture ont conjugué leurs efforts car il s’agissait toujours de mise en fiction, de production d’un récit, que le support fût visuel ou verbal. Les peintres surréalistes (Max Ernst, Mio, Dali, Tanguy etc.) sont ainsi inséparables des poètes. Pour tous, la poésie est une activité de l’esprit avant d’être un moyen d’expression, et, pour se manifester, ils peuvent choisir aussi bien la page blanche que la toile.

Jean Cocteau classera lui-même son œuvre en «poésie», «poésie de roman», «poésie graphique», «poésie cinématographique». Dans le programme du ballet – spectacle Parodie, Apollinaire présente:

De cette alliance nouvelle (décor – costumes – chorégraphie), il est résulté une sorte de surréalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestations de cet Esprit Nouveau qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera jamais de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les moeurs.

L’originalité de chaque artiste vient parfois de ces interférences, dosées et dominées, sans renier pour autant la technique et les exercices traditionnels propres à chaque art.

Le dialogue texte – image, quelle que soit sa nature, connaît diverses formes.

Marguerite Duras utilise ainsi le cinéma dans sa démarche propre qu’est celle d’un écrivain. Elle plie le cinéma à la rapidité de son écriture. Cette écriture « silencieuse » inaugurée par Moderato cantabile, introduit une coupure entre les mots et les choses, entre le sens et le fait et tait la logique. On ne s’étonne pas que l’écrivain ait été attiré par le cinéma, cet art dont les matériaux sont le visible et la parole. Le trait distinctif de ses films est le divorce entre image visuelle et image sonore.

Le Je est un Autre de Rimbaud, « la vraie vie est absente », ouvrent des perspectives insoupçonnées et lui inspirent des films célèbres. L’écriture la plus dépouillée conduit ainsi à l’image. Les textes écrits disparaissent au profit de l’image. Ce qui caractérise ses films (Hiroshima mon amour, Détruire, dit-elle, La femme du Gange, Iondia Song, L’amant,

etc.) est justement le divorce entre image visuelle et image sonore.

Plus tard, Marguerite Duras introduit les procédés découverts dans son expérience de cinéaste dans les romans écrits après 1980. Elle écrit un texte d’un type nouveau, remarquable par une sorte de pureté et de rigueur. Mais son œuvre peut être lue aussi comme une immense poésie. Il y a d’abord la poésie qui se dégage de l’atmosphère onirique qui enveloppe les silhouettes énigmatiques des personnages, l’absence de précision. Les personnages du Square, de Savannah Bay ne sont désignés que par des périphrases les situant vaguement dans leur appartenance au genre humain (« l’homme », « la jeune fille », « la jeune femme »). Marguerite Duras tente d’écrire directement ce qu’elle est en train de vivre, le présent de l’écriture rejoignant le présent de la vie. Il n’est pas seulement question d’une intrusion de l’auteur dans son livre, mais d’une fusion totale entre le texte et l’existence de celui qui écrit. De l’acte d’écrire, il émane des sensations, des états, des sentiments. C’est pourquoi, dans un face-à-face Duras – Godard, le cinéaste exprime son admiration pour l’écriture particulière de Marguerite Duras, dans ses livres et ses films, en soulignant leurs interférences:

« Jean – Luc Godard : [...] Et c’est pour cela qu’on a toujours été très sensible à la nouvelle vague, à des gens comme toi, auxquels j’associe ce que j’appelle « la bande des quatre: Pagnol, Guitry, Cocteau et Duras. Ce sont des écrivains qui ont fait du cinéma, qui ont fait des films presque à égalité avec les cinéastes et ils nous ont aidé à croire au cinéma parce qu’il y avait une grandeur et une puissance dans leurs films. »1

Mais un autre art de l’image occupe un statut particulier dans l’œuvre de Marguerite Duras : c’est la photographie. Les photos qui accompagnent son œuvre, ses films, ses romans forment un ensemble inséparable, indissociable. Le volume Les yeux verts comprend un album photographique très particulier où sont mêlées des photos personnelles de sa famille, de ses films et même d’autres cinéastes. Mais toutes ces photos n’ont pas d’identité, pas de légende, elles sont plutôt anonymes:

Tandis que la photographie témoigne d’un visage, du plus irremplaçable de son identité, elle témoigne du même coup de la fragilité de celle-ci et de son ordre mortel, de ce qui n’est pas remplaçable et qui se perd dans une morphologie universelle.2

En fait, par la découverte de la photographie, la mimésis disparaît. La photographie reproduit fidèlement la nature, elle ne la mime plus. Comme duplication du réel, la photographie ne représente pas, ce qui suppose un écart, elle est plutôt une présentation morte. C’est ce que remarque Roland Barthes dans un article sur la photographie:

Si on veut vraiment parler de la photographie à un niveau sérieux, il faut la mettre en rapport avec la mort. C’est vrai que la photo est un témoin, mais un témoin de ce qui n’est plus. Et ça, c’est un traumatisme énorme pour l’humanité et un traumatisme renouvelé. Chaque acte de lecture d’une photo, et il y en a des milliards dans une journée du monde, chaque acte de capture et de lecture d’une photo est implicitement, d’une façon refoulé, un contact avec ce qui n’est plus, c’est-à-dire avec la mort. Je crois que c’est comme ça qu’il faudrait aborder l’énigme de la photo, c’est du moins comme ça que je vis la photographie : comme une énigme fascinante et funèbre.3

Pour Marguerite Duras la photographie n’est rien d’autre qu’une plongée matérielle vers l’oubli :

« Je crois qu’au contraire de ce qu’auraient cru les gens et de ce qu’on croit encore, la photo aide à l’oubli. Elle a plutôt cette fonction dans le monde moderne. »4

Jérôme Beaujour, coréalisateur avec Jean Mascolo de Duras films (1982) et de Edition vidéographique critique des œuvres de Marguerite Duras a fait quelques remarques subtiles sur le rôle et l’influence de la photographie dans la technique cinématographique des films de Marguerite Duras. Il évoque la scène où dans India Song, un domestique indien vient devant la photo d’Anne – Marie Stretter rallumer l’encens et renouveler les roses. C’est comme une commémoration et une célébration de l’oubli. La photo rappelle qu’Anne – Marie Stretter est morte au début du film, et que son histoire commence avec sa mort. Mais le film est la contemporanéité de sa vie et de sa mort :

« C’est le « Je meurs de ne pas mourir » de Sainte Thérèse d’Avila que Marguerite Duras traduit ici. »5

La fonction de la photographie dans ce cas est de pallier l’oubli en donnant l’illusion du vivant.

La position de Roland Barthes sur la photographie est précisée dans plusieurs textes : Sur la photographie (propos recueillis par Angelo Schwartz, Le grain de la voix), Le message photographique (L’obvie et l’obus), La chambre claire.

Il y parle du langage photographique, de l’identité de travail entre celui qui écrit et celui qui photographie mais aussi de leurs différences, du message photographique, de la possibilité de reconnaître la photographie comme un art.

Barthes considère que le statut particulier de l’image photographique est que c’est un message sans code, comme toutes les reproductions analogiques de la réalité : dessins, peinture, cinéma, théâtre. Mais tandis que ces images développent un message supplémentaire qui est le style de la reproduction, le message connoté, la photographie de presse n’est jamais une photographie artistique.

Pourtant, et c’est là le paradoxe, il y a une forte probabilité pour que le message photographique soit lui aussi connoté, rattaché plus ou moins consciemment par le public à une « réserve traditionnelle de signes », à un code. On pourra ainsi envisager la photographie d’une manière objective, naturelle et investie, culturelle, à la fois.

Mais la description d’une photo de sa mère récemment morte établit le lien fondamental entre la photographie et la mort (La chambre claire). C’est peut-être une des plus belles pages de Roland Barthes, où il ressuscite l’essence, l’esprit, l’image de l’être aimé à travers le visage perdu dans le temps.

L’image photographique devient souvent sujet de récit et même de poème, où l’auteur sollicite des souvenirs autour d’une photo. C’est le cas du poème d’Apollinaire Photographie, inclus dans le volume des Calligrammes. Ce poème annonce clairement le surréalisme, bien qu’Apollinaire n’appartienne pas à cette école, mais c’est le début d’une nouvelle poésie.

L’idée de la photo qui se superpose à la femme aimée rappelle le rôle du tableau de Botticelli dans l’amour que porte Swann à Odette. Mais dans le roman de Proust, c’est une image que le héros aime à travers une femme et chez Apollinaire c’est plutôt la femme qui serait le pâle reflet de l’image. L’amour crée une confession permanente entre un être et son reflet, la femme et la photo.

Cette idée d’image et de reflet ou de double est fréquente en poésie, elle est particulièrement développée chez Eluard, qui laisse souvent ignorer la frontière entre le rêve et la réalité. Le poème d’Apollinaire suggère, de façon nouvelle pour son époque, la transfiguration de la femme aimée par la photographie. Il appartient à une époque où l’on ne cherche plus à comprendre la poésie de façon rationnelle mais plutôt à éprouver des impressions. C’est une tendance parallèle à celle de la peinture de l’époque.

Comme dans le cas de Marguerite Duras, pour Alain Robbe–Grillet le cinéma

devient un partenaire pour l’écriture. Selon lui, la vision du monde en tant que surface se réalise par l’école du regard, l’adjectif optique étant le seul indiqué à reconstituer cette image géométrique de l’univers. L’année dernière à Marienbad (1961), qui est un authentique cinéroman, se justifie par la nécessité de surprendre un flux mental matérialisé dans le regard. La réalité en plein mouvement, avec des objets qui se font et se défont par la dynamique de la description, projetée comme une interrogation déroutante sur l’existence, est particulièrement éloquente dans ce ciné-roman.

La structure filmique de certains romans d’Alain Robbe–Grillet était déjà évidente dans La jalousie et Dans le labyrinthe. Le caractère particulier d’une œuvre littéraire ayant une telle structure est discutée par l’auteur lui-même dans son essai Temps de description (1963), après sa collaboration avec Alain Resnais dans la réalisation de certains films qui ont provoqué d’amples débats dans la critique littéraire et cinématographique.

Alain Robbe–Grillet démontre que l’attraction exercée par une certaine création cinématographique sur les nouveaux romanciers ne doit pas être cherchée dans l’intérêt pour l’objectivité de la caméra mais dans les possibilités qu’elle offre dans le domaine du monde subjectif, imaginaire. Ce qui est passionnant dans ce cas c’est la réalisation d’une apparence d’objectivité dans la représentation d’un monde imaginaire, onirique. L’auteur considère que ces nouvelles structures filmiques sont plus fortes que celles offertes par la littérature et précise que le film ne connaît qu’un seul mode grammatical : le présent de l’indicatif.

L’année dernière à Marienbad a comme personnage principal le temps. Dans le cadre d’un présent continu, « l’instant nie la continuité, l’espace détruit le temps et le temps sabote l’espace »6. Au fond, c’est un roman d’amour avec de puissants accents lyriques. Le dialogue, extrêmement réduit, est remplacé par des descriptions faites à l’aide de la caméra et par les interventions du narrateur. La technique de la composition est celle d’un ciné-roman mais réalisé de telle manière que le narrateur semble s’identifier au spectateur. Le couple des deux amoureux est celui qui éveille la capacité de fabulation de l’élément récepteur de l’œuvre. Celui-ci reconstitue par sa propre imagination le décor somptueux de l’hôtel, où deux inconnus unissent leurs destins par l’amour, dans un présent qui dure autant que les séquences du film. Même si le film a provoqué de vifs affrontements, il a obtenu le Lion d’or et a bénéficié d’un puissant effet de mode, partout à travers le monde. Dans une lettre adressée à l’auteur, Michel Leiris exprime son admiration pour la création d’Alain Robbe–Grillet :

Ce qui, finalement, me frappe le plus dans tout cela, c’est le côté « mallarméen » : vos trois personnages sont comme trois Igitur qui s’affronteraient avec une froide passion et le décor lui-même ... évoque irrésistiblement cette prose merveilleuse...

Dans votre texte simple et efficace, j’admire l’effet d’imprégnation produit avec le lecteur ou spectateur par le ressassement de quelques thèmes qu’on dirait musicaux.7

Dans l’itinéraire de la création littéraire d’Alain Robbe–Grillet, ce scénario de film ainsi que L’immortelle (1963) ne constituent qu’un acte dérivé de l’expérience d’un prosateur, projeté dans un autre domaine de l’art, celui de l’image. Sa vision cinétique de la réalité peut nous intéresser par ses conséquences complexes sur l’art du roman, surtout à notre époque quand d’autres arts sont influencés aussi par la technique filmique.

Jean Cocteau admire, lui aussi, dans une lettre adressé à l’auteur, ces interférences entre l’art du prosateur et l’art de l’image :

« Votre film est un film d’écrivain, en ce sens que l’encre s’y change avec une grâce et une puissance mythologiques... Votre Jean Cocteau. »8

Mais l’œuvre la plus illustrative de la manière ingénieuse dont Alain Robbe–Grillet a essayé d’accorder l’intrigue d’un roman policier de facture classique avec la technique filmique moderne de la dislocation du temps est La maison de rendez-vous (1965). La structure filmique moderne du roman est réalisée par l’ambiguïté, l’incertitude, les mouvements interrompus, les mots qui ne sont pas articulés entièrement, les gestes sans finalité. Tout cela mène à une suite d’images relativement similaires, juxtaposées, sans avoir la force d’une réunion dans un plan supérieur.

Les films suivants d’Alain Robbe–Grillet proposent toujours de nombreuses trouvailles. On peut rappeler : Trans – Europe – Express (1966), L’homme qui ment (1968), L’Eden et après (1971), Glissements progressifs du plaisir (1974), Le jeu avec le feu (1975), La belle captive (1982), Un bruit qui rend fou (1995).

L’œuvre cinématographique d’Alain Robbe–Grillet suscite de nouvelles approches réconciliant la cinéphilie et la recherche universitaire. Petit à petit ces analyses ont attiré l’attention de la critique qui a enfin légitimé l’œuvre au colloque de Cérisy, par la recherche universitaire ou par des éditions savantes. Alain Robbe–Grillet fut reconnu ainsi comme cinéaste au même titre que romancier et la bibliographie critique devint importante.

Il résulte de ces interférences littérature – image, qu’une culture littéraire authentique est parfaitement compatible avec l’œuvre au monde des images. Notre société moderne, dans son exigence vitale d’imaginaire, ne doit pas rejeter les expressions nouvelles d’une culture qui fait appel à des structures de l’intelligence et du sentiment totalement remaniées. La civilisation de l’image est un fait inéluctable qui implique de multiples questions.

NOTES

1 « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990, p. 46.

2 Marguerite Duras, Les yeux verts, Ed. Cahiers du cinéma, 1980.

3 Roland Barthes, Le grain de la voix, entretiens, Seuil, 1979, p. 331.

4 Marguerite Duras, La vie matérielle, Ed. POL.

5 « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990, p. 51.

6 Alain Robbe–Grillet, Pour le nouveau roman, Gallimard, 1963, p. 168.

7 « Magazine littéraire » n° 402/octobre 2001, p. 58.

8 Ibid., p. 60.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ROBBE–GRILLET, Alain, 1963, Pour le nouveau roman, Gallimard.

BARTHES, Roland, 1979, Le grain de la voix, entretiens, Seuil.

DURAS, Marguerite, 1980, Les yeux verts, Ed. Cahiers du cinéma.

DURAS, Marguerite, 1983, La vie matérielle, Ed. POL.

xxx « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990.

xxx « Magazine littéraire Marguerite Duras » n° 278/juin 1990.

xxx « Magazine littéraire » n° 402/octobre 2001.

ABSTRACT

Even if image and word have specific languages, their interferences are evident.

This article sets up to explore different forms of dialogue between text and image. Literary modernity is connected to any kind of image, pictorial, photographical, cinematographical.

The originality of every artist emerges sometimes from these defined and dominated

interferences. I am going to analyze the connection between literature and painting during the surrealistic period, between writing and cinematographical image, in Marguerite Duras and Alain Robbe–Grillet’s works and the photo carrying a message in Roland Barthes’s studies. Therefore the civilization of image is an inevitable fact which reveals the vital exigency for imaginary in our modern society.