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REMARQUES SUR LE PRAGMATISME AMÉRICAIN

Felicia BURDESCU Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

pragmatisme, libéralisme démocratique, fonctionnalité du Langage, tradition, mondialisation

Lorsqu’à la fin du siècle passé, les commentateurs des derniers essais signés par Rorty se penchaient sur sa théorie du Vrai subjectif/objectif, le philosophe a dû admettre et relativiser plus qu’il ne l’avait fait auparavant, des concepts philosophiques devenus inopérables par rapport à la réalité américaine, qu’il s’agît de la tradition ou des définitions des dictionnaires : Savoir, Monde, Immanent, Transcendent, Bien, Beau, Moral, Intellect, Art, Communication, etc. Le Pragmatisme – un sujet trop subtil aujourd’hui ou, peut-être, trop vaste, demeure controversé et ne trouvera pas, nous en sommes consciente, des conclusions dans le présent texte, tout comme la finitude de l’écriture n’en permet pas, elle non plus, tout comme la Philosophie attire de manière hypnotique et enlise l’auteur au moment où il a l’impression d’avoir débouché sur un « rien » significatif en quelque sorte.

Richard Rorty (1931 – 2007) s’avère, en tant que représentant remarquable dela pensée américaine postmoderne, le plus cité et analysé auteur dans l’Europe Occidentale et non seulement dans cet espace (v. Doctor Honoris Causa – Université « Babes-Bolyai » de Cluj, 2000). Les biographes de Rorty continuent à se demander pourquoi le petit-fils du grand théologien Walter Rauschenbusch, fils de James et Winifred, trotskystes et antistaliniens, ensuite professeur universitaire à Chicago et à Harvard, doctorant à Yale, déclare, en parlant de soi, être gauchiste, appartient plus précisément au Libéralisme social américain… L’explication en est simple, soutient l’auteur, c’est parce que The Left/La Gauche représente en fait le Libéralisme démocratique dans l’Amérique postmoderne, courant qui offre des solutions à tous les problèmes de la réalité, aux blocages de la société américaine, de manière consciente, engagée. Critique perceptif du Pragmatisme de Rorty, A. Marga interprète les essais philosophiques de ce dernier dans deux directions majeures : la reconsidération de la tradition plus éloignée ou plus plus proche des écoles de philosophie, et le dialogue avec ses contemporains des Etats-Unis, de l’Europe Occidentale (voir Essais philosophiques, trois tomes, Bucarest, Univers, 2000).

Richard Rorty s’est formé sous l’influence de l’école des pragmatiques qui va de Richard McKeon (Chicago) à Paul Weiss, s’est initié à la recherche scientifique dans le labyrinthe des théories américaines, forgées, entre autres, par Peirce, Quince, Dewey, Sellars. Rorty publie des ouvrages détaillés après 1961, époque où Heidegger et Wittgenstein étaient déjà englobés au monde philosophique américain, comme presque toute la Philosophie linguistique, en fait, et surtout les jeux de langage, repris instantanément après leur production. Les Américains ne s’intéressaient pas tellement à l’Être de Heidegger, celui qui jette le sujet créateur dans le Logos, en assurant son éternité grâce à la téléologie de l’œuvre d’art, ils adoptaient plutôt la syntaxe du texte pragmatique, manipulée par des language games de la théorie de Wittgenstein, car le langage est fonctionnel aussi au niveau pragmatique fonctionnel, pas seulement en tant que représentation, tandis que les textes sont interprétables comme ayant une finalité, par conséquent ils sont générateurs de pouvoir. Pourquoi Pragmatisme ? Une étiquette highly specific, less imitable pour ce courant philosophique représentatif des Américains, en plein

déroulement et qui est tellement en accord avec les réalités du pays aux dimensions d’un continent… William James (frère de Henry James) et John Dewey forgent ensemble le terme de Pragmatisme, directement inspirés par leur prédécesseur Charles Peirce (celui-ci s’inspirant, à son tour, de la tradition anglo-saxonne, idéaliste allemande, ouest-européenne, greffées sur la tradition américaine dans le domaine du Pragmatisme).

Ceux qui donnent son nom au courant philosophique réexaminent, d’abord, le concept de Vérité, qui semble ne plus correspondre ni aux définitions proposées par les dictionnaires, ni à la légitimité de la Constitution, écrite pat Thomas Jefferson, qui semble aussi inapplicable à la réalité postmoderne américaine. La fonctionnalité des textes pragmatiques désigne en fait le courant, car l’insertion de la Vérité dans l’épistémologie n’est à présent qu’une voie vers la Liberté, vers ce que nous avons constaté être le Libéralisme démocratique, la Gauche américaine. Les premiers pragmatiques ont théorisé les concepts dans des thèses à la confluence de la foi, du comportement et de la disponibilité des individus à une situation particulière, à un moment donné. La religiosité behaviouriste est commentée par les pragmatiques au nom d’un activisme qui a caractérisé depuis les débuts et caractérisera à jamais l’ardeur spécifique aux étourdissants rythmes de pratique/travail/des jobs américains, quel que soit le domaine : « La Foi est une proposition par laquelle une personne est prête à agir dans des conditions spécifiques » devient la devise du Pragmatisme américain (voir aussi les sources dans le Puritanisme).

Rorty identifie les sources du Pragmatisme américain dans a) la pratique politico – sociale, l’activité de succès, en groupe, en Amérique et b) les textes pragmatiques – philosophiques américains, qui commentent la recette américaine du succès dans toute activité (il ne s’agit donc pas seulement de l’analyse des théories d’économie politique).

L’auteur insiste sur l’originalité du courant manifestée dans la manière de poser et de résoudre un problème, car les textes philosophiques américains commentent la réalité et/ou le particulier, provoquant une mutation, aboutissant même à une révolution, niant soit la tradition locale, soit la tradition européenne, au nom d’un succès à venir et en faveur de ce succès.

En tant que pragmatique américain authentique, Rorty pourrait-il écrire autrement qu’en clamant son appartenance au Pragmatisme – le courant philosophique de son pays, qu’en agissant, comme tout autre co-national, au nom de l’efficacité future, de la facilitation des voies politiques et économiques de la Démocratie, de la garantie de la sacralité de la Constitution – Loi dont le nom est plus sacré que tout autre nom qu’on donnerait à une divinité périmée ? Admettons que les Américains gardent les concepts de Démocratie et le texte de la Constitution dans l’esprit d’une sacralité au-delà de la religion, d’une prospérité matérielle qui leur est propre, mais où l’athéisme s’insinue quand même discrètement. Les premiers essais notables de Rorty sont : Introduction à l’anthologie Metaphilosophical Difficulties of Linguistic Philosophy (1967), The World Well Lost (1972), Overcoming the Tradition : Heidegger and Dewey (1971), Dewey’s Metaphysics (1975), Keeping Philosophy Pure. An Essay on Wittgenstein (1976), où il échange des répliques avec les historiens des idées contemporains ou de l’Europe Occidentale, tels : Habermas, Lyotard, Foucault, Derrida. En ce qui concerne la spécificité du Pragmatisme philosophique américain (déjà envisagé comme discipline académique), remarque Rorty, le syntagme la définissant est a self correcting enterprise/action autocorrective ; cela s’applique parallèlement autant dans ses essais que dans les actions de la communauté ; il s’agit, par conséquent, d’une attitude engagée, d’un activisme plus évident que dans d’autres philosophies européennes où, en s’appuyant sur la tradition, les concepts s’approfondissent à l’infini, par des commentaires rapportés à la tradition du passé.

In The World Well Lost (1972) Rorty rejoint Dewey et rejette le concept de Monde/Univers comme entité fabriquée, en proposant celui typiquement américain de Monde comme espace alternatif de référence conceptuelle. En reprenant le Tractatus et les Investigations philosophiques de Wittgenstein, Rorty combine les idées du Juif pragmatiste avec le néo-christianisme britannique, avec le néoplatonisme d’Iris Murdoch, pour tirer une conclusion aussi courageuse qu’étonnamment responsable. Il déclare l’Amérique postmoderne objectivation finale du cours universel de l’esprit occidental (voir aussi Santayana, 1913). Le Pragmatisme philosophique américain constitue pour l’académique Rorty une philosophie postmoderne culturellement appliquée et non pas un commentaire théorique en soi. À partir des essais sur la théorie de J. Derrida, Rorty décentre la Philosophie du langage même, car il nie, pareillement à l’auteur de la Déconstruction, tout ce qui est hors-texte et même le texte, justement parce qu’il confronte Langage et dernier bastion de l’idéalisme kantien. On débouche de la sorte une nouvelle fois sur la fonctionnalité pragmatique du Langage et non pas sur celle du reflet eidétique de la réalité dans l’intellect, soutenue par la tradition.

Rorty propose une vision et un texte pragmatique holiste dans Philosophy and The Mirror of Nature (1979), où il commente les conclusions des écrits tardifs de Heidegger, Wittgenstein et Dewey. Philosophe expérimenté, il traverse la tradition pragmatique américaine par les textes, combine le l’historicisme de la recherche de Hegel, et aboutit au positivisme logique américain : « Les tableaux, plutôt que les propositions, les métaphores, plutôt que les assertions, dominent la plupart de nos convictions philosophiques » (commentaires Princeton, 1979). L’épistémologie englobe à présent la Conscience, et le Savoir devient possible pour Rorty par la pratique sociale, et non pas par des textes où l’on dissèque à l’infini les concepts en passant par le tribunal de la raison pure kantienne. Rorty nie, de manière subversive, confrontant des attitudes et des concepts considérés tabou avant ses textes – d’ailleurs, ce n’est pas pour rien que les Français l’ont appelé le destructeur de la philosophie occidentale. Il fait preuve d’anti-essentialisme par rapport à l’axiologie fondamentale : Vérité, Savoir, Langage, Moralité, etc. Il nie également la différence épistémologique entre faits et valeurs, ainsi que la différence méthodologique entre moralité et science, pour soutenir finalement une liberté totale dans la recherche, les seules limites ou contraintes étant les limites et les contraintes conversationnelles de nos co-investigateurs. En plein processus de globalisation/mondialisation, Rorty affirme qu’il n’y a pas de contraintes globales, dérivées de la nature des objets, de l’intellect ou du langage sauf les remarques des interlocuteurs analysant le problème. Nous en déduisons que les systèmes philosophiques de grande extension, bien articulés et écrasants par leur majesté et leur originalité sont passés de mode dans la Philosophie, c’est pourquoi Rorty continue, pendant ses trois dernières décennies créatrices, à illustrer l’essai pragmatique typiquement américain, ainsi que le dialogue overseas.

Dans les textes créés en pleine maturité philosophico-pragmatique, l’auteur donne une nouvelle interprétation de l’historicisme. Il écrit à présent stories within History/des histoires dans l’Histoire, avec la même intention de radiographier du point de vue holistique la tradition et d’offrir des solutions pragmatiques pour l’avenir. Dans les textes : Pragmatism without Method (1993), Deconstruction and Circumvention (1983), The Priority of Democracy to Philosophy (1994), Habermas and Lyotard on Past Modernity (1984), Solidarity or Objectivity (1985) Texts and Lumps (1985) Is Natural Science a Natural Kind ? (1998), Truth and Progress (essais écrits entre 1992-1998), Rorty commente de préférence la spécificité du Pragmatisme philosophique américain, en

l’opposant cette fois-ci à la Démocratie (le nouveau concept américain mis en pratique), ainsi qu’à la Littérature ou à la Science. On remarque sa préoccupation de mettre toujours plus en relation le texte pragmatique et le composant socio-politique, soit sous l’empire de la réalité at home, soit en réponse au dialogue avec les penseurs ouest-européens.

La recette américaine du succès (voir les textes de Putnam et l’influence de Lyotard), proposée pour résoudre les tensions entre la liberté individuelle et l’intérêt public, est complétée par l’idée de la continuité dans l’institution, de coopérer pour aboutir à la vérité objective sans affecter la vérité d’aucune subjectivité. Le Pragmatisme philosophico-américain s’avère maintenant trop original et trop anti-européen, car à Rorty manquent les commentaires Philosophie vs Littérature/Science auxquels il s’était rapporté initialement en s’appuyant sur la tradition pas trop lointaine de la Philosophie Linguistique du début du siècle. En ce sens, à la fin de sa création, (voir aussi A. Marga) l’auteur ne dépasse pas l’Illuminisme et ses concepts, les institutions libérales telles l’Amour du semblable ou la Justice, empruntés à la tradition plus ancienne. Rorty critique l’ethnocentrisme occidental en général et craint ce que l’avenir apportera aux Américains.

Difficile de dire pourquoi l’Occident a dû éterniser des règles générales afin de résoudre des pratiques d’intérêt local, immédiat, sans appliquer, en fait, la règle de la tradition dans l’évolution historique.

En réponse à Lyotard et Geertz (1985), Rorty critique l’ethnocentrisme pratiquement appliqué par les États occidentaux toutes les fois où, sur le plan politico-social, on ne trouve pas de solution neutre. On transcend tout ce qui est donné comme réalité de l’Occident, on pratique des anti-utopies et Rorty attire l’attention sur les suites des expériences – limite (l’Auschwitz, par exemple) recommandant des textes utopiques pragmatiques, plus persuasifs, pour débloquer tout problème concernant la mondialisation, le multiculturalisme ou la communication globale. Ensuite, en rapportant la Philosophie à la Science sous l’influence de la thèse de Kuhn (1987), Rorty prend position en faveur de la science, vu qu’elle représente le modèle exemplaire de solidarité humaine, d’objectivité, dont le final semble être dépourvu d’intérêt subjectif. La Science est exemplaire parce qu’elle représente la solidarité avec un communauté humaine. Ses derniers essais pragmatiques sont également marqués par l’influence de Dilthey, dans le sens du rejet de la dualité de la science.

Confronté aux événements qui se précipitent sur le plan international (la chute du Communisme en Europe Centrale et de l’Est, en Russie, au multiculturalisme, aux problèmes climatiques de la planète, au développement inégal des pays et à ses conséquences politico-économiques, etc.), Rorty s’avère un grand humaniste et le même libéral démocrate qui achève harmonieusement son œuvre, recommandant dans ses essais la solution du Compromis dans une pragmatique scientifique future. En 1998, dans Achieving Our Country. Leftist Thought in Twentieth-Century America, il fonde théoriquement le Pragmatisme philosophique/démocratique et approfondit, encore une fois, l’analyse du déplacement permanent de la gauche culturelle vers la gauche politique en Amérique, espace propice de l’épanouissement du courant philosophique – politique.

C’est de la même manière que le spécifique national se construit à son tour.

À la fin de son parcours de créateur, de son passage dans ce monde, Rorty demeure, dans la galerie des philosophes contemporains, one of the best, l’auteur d’une œuvre relevante pour l’avenir… justement parce que le « rien » des textes, des jeux, chez lui veut dire « quelque chose » et crée des solutions.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

CULLER, Johnatan, 1988, On Puns, N. Y. Basil Blackwell, New York.

FOUCAULT, Michel, 1980, Power, Knowledge, New York, Pantheon.

HEIDEGGER, MARTIN, 1976, WEGMARKEN, V. KLOSTERMANN, FRANKFURT.

RORTY, Richard, 2000, Eseuri filosofice, Bucarest, Univers.

ULMER, Gregory, 1987, Applied Grammatology, Hopkins University Press.

ABSTRACT

This article presents American pragmatism as different and still responsive to the European social and political context and to European philosophy. Focusing on Richard Rorty’s philosophical works, the author explains that his leftist position constitutes the democratic liberalism in postmodern America. Rorty’s philosophical pragmatism, as debatable as it may be, finds its roots in his attitude towards a non-synchronic tradition and in his epistemologically shaping the truth which is contextualized from social and political perspectives. Rorty anchors American pragmatism in his contemporary reality and criticizes western ethnocentrism. Aiming at an example of human solidarity and objectivity, Rorty promotes science and recommends a future scientific pragmatics.

LA LITTÉRATURE D’ÉMIGRATION ΟU LE