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Lelia TROCAN Université de Craïova, Roumanie MOTS-CLÉ

baroque, arts, structure, variete, mouvement

À la fin du XVI-e siècle, il faut reconnaître l’irruption d’une sensibilité nouvelle qui reprend les formes antérieures, les développe dans son climat propre et les adapte à ses fins jusqu’à les rendre neuves.

Certains historiens de l’art ont vu dans l’architecture religieuse baroque, telle qu’elle s’élabore dès la fin du XVI-e siècle, une continuation ou une reprise selon les cas, du Moyen Âge et, principalement, du gothique : c’est au gothique que l’église baroque devrait son plan, ainsi que nombre de ses éléments  contrefort, arête, tribune, rose, pinacle, clocher, pignon, etc. ; leur ossature est semblable parce que certaines de leurs aspirations profondes sont semblables. Mais, cette continuité n’empêche pas l’ÉGLISE BAROQUE de se présenter, en même temps, comme une nouveauté ; des structures identiques à l’origine sont bouleversées au contact d’un monde nouveau, qui imagine selon des lois nouvelles.

Un exemple :

« le pinacle, hérité du gothique, finit par perdre toute valeur de fonction, qui le justifiait dans le gothique, pour n’être plus, selon l’une des constantes du baroque, qu’un élément de décor; une flamme mouvante qui tournoie autour de la corniche ».1 L’ARCHITECTURE révèle dans le baroque amalgamé un répertoire renaissant, un gothique continué, mais bouleversé. Ne peut-on concevoir en d’autres domaines des développements analogues ? Et discerner dans le théâtre macabre quelques éléments des mystères repris et transformés ? Jean Rousset opère, d’ailleurs, dans son étude, un

« transfert légitime » des beaux-arts aux arts de littérature.

C'est à l'architecture romaine de Bernin, de Borromini et de Pierre de Cortone que Rousset pose la question parce que

« c'est d'elle seule qu'on peut attendre une définition pure et indiscutable du Baroque, c'est elle qui est chargée de fournir les critères de l'œuvre baroque idéale ».2

Jean Rousset se prononce pour l'origine romaine du baroque qui s'étale, en Italie, sur une période d'une quarantaine d'années, entre 1630–1670.

C'est le Plein-Baroque, précédé d'un Pré-Baroque (du Gésú), trop rattaché à la première Contre-Réforme, moralisante et militante, pour pouvoir libérer toutes les virtualités et suivi d'un Post-Baroque qui serait le « Baroque du Baroque », selon la terminologie d'un Focillon; ce Baroque suprême s'incarne en des artistes comme Guarini, Juvara, Sardi et tous ceux qui essaiment à l'extérieur, principalement, en Allemagne du Sud et en Europe Centrale.

Et la France ? Comment réagit-elle ? De l'art baroque italien elle ne retient que les formes qui s'adaptent mieux aux mentalités françaises de l'époque. Pour ce qui est de la première moitié du XVII-e siècle, il s'agit moins d'édifices que de mobilier ou de constructions purement décoratifs : des rétables, des autels ou des gloires dans les églises, les travaux d'un Bernin sur les scènes et dans les salons.

« [...] très en gros on peut distinguer un baroque plus monumental sous Louis XIII, mais qui ne s'épanouit pas; un Baroque de décorateurs sous Louis XIV, mais

sporadique ».3

Les ensembles architecturaux pleinement baroques sont rares en France : Saint-Paul et le Val-de-Grâce mis à part, les plus achevés se rencontrent dans des régions frontières, plus ouvertes à l'influence flamande, italienne ou espagnole. À première vue, le Baroque architectural s'épanouit plus librement dans les marches, Provence, Pyrénées, Flandres, Lorraine, patrie aussi des graveurs et dessinateurs Callot et Bellange. N'est-il, donc, que périphérique ? L'édifice le plus baroque de Paris, à la fin du XVII-e siècle, était probablement l'église des Théatins, œuvre de Guarini. Il y a donc une certaine évolution du baroque architectural en France, qui va du début du XVII-e siècle jusqu'à sa fin. Ce qui demeure, de l'un à l'autre, c'est l'éclat, le grandiose, le fort accent décoratif; ce qui tend à disparaître c'est le jeu de courbes et de contre-courbes qui marque profondément le premier projet du Louvre par Bernin, c'est le mouvement.

Pourquoi la COURBE et le mouvement ? Parce que plus le temps passe plus on entre dans le royaume de la raison, déesse suprême du classicisme français. Pourtant, les défenseurs du baroque ont leur raison. Leibniz (dans Essais de Théodicée) fait une apologie de la ligne courbe à laquelle il lui rend sa raison mathématique :

« ...une ligne peut avoir des tours et des retours, des hauts et des bas, des points de rebroussement et des points d'inflexion, des interruptions et d'autres variétés, de sorte qu'on n'y voie ni rime ni raison, sur tout, en ne considérant qu'une partie de la ligne; et, cependant, il se peut qu'on en puisse donner l'équation de la construction dans laquelle un Géomètre trouverait la raison et la convenance de toutes ces prétendues irrégularités ».4

Ainsi, la SPIRALE forme l’un des tracés favoris du baroque; on la retrouve chez Guarini, chez Tintoret et Rubens, dans les anges de Bernin, dans le faune de Puget. La spirale, qui est la courbe propulsée par elle-même, c’est le ressort qui se détend, c’est le mouvement sans fin, le mouvement pour le mouvement, le regard qui tente de la suivre dans sa fuite et, toujours, rejeté plus loin, ne trouvant aucun point d’arrêt. Jean Rousset dit qu’elle « suggère une métaphore souvent rencontrée : la flamme qui s’élève, le tourbillonnement ascensionnel ».5 La courbe, la spirale, les mouvements de torsion et de giration dominent quelques œuvres de Tintoret : Christ en croix, la Manne, la Création des animaux, la Sainte Catherine rouée.

Gréco, avec ses spires flammées, Rubens avec les rythmes tourbillonnants, voilà, donc, le trio des grands peintres baroques.

Le baroque invente l’OVALE, un autre face de la courbe, où il n’y a plus de centre, où il y en a plusieurs, où le point de vue se déplace. En témoignent les œuvres de Bernin, la Colonnade de Saint-Pierre –, Rainaldi – salles ovales dans un de ses projets pour le Louvre –, Borromini – Saint-Charles aux Quatre Fontaines –, Guarini, Mansart, Le Vau, Puget, Zimmermann.

Le déplacement de point de vue trouve son expression philosophique dans la Monadologie de Leibniz. Chaque substance ou « Monade » est une représentation de l’univers suivant son point de vue. L’URBANISME est bien là. Dieu, la « Monade Suprême », « est le centre universel, et il voit le monde comme je verrais la ville d’une cour qui y est, c’est-à-dire, bien ».6 Vers la fin du XVII-e siècle, à Paris, à Rome, par l’œuvre des architectes, l’opposition politique contre le Roi-Soleil se traduira par des rivalités en architecture.

C’est le moment où les multiples perspectives de l’urbanisme s’épanouissent de sorte que chaque palais ou capitale, récemment construits, peuvent rivaliser, au point de vue architectural, au modèle français de Louis XIV. Louis XIV voit ainsi sa position s’ébranler. Dorénavant, il ne peut être la « Monade Suprême », d’où partent toutes les

perspectives, car chaque ville, palais peut, à son tour, être un centre suivant ce concept philosophique de la perspective. En témoigne la construction du palais Schönbrunn, tout près de Vienne.

Ce changement de perspective conduit à la mise en mouvement de l’ESPACE et des LIGNES. Pour le baroque, « l’espace... c’est le fondement de l’ordre des choses, mais autant qu’on les conçoit exister ensemble » ... « l’espace n’est rien du tout dans le corps, que la possibilité d’en mettre », car « s’il n’y avait point de créatures, il n’y aurait ni temps, ni lieu et, par conséquent, point d’espace actuel ».7 D’où la tendance du baroque à l’éclatement des structures, à l’évanescence des formes et l’instabilité des équilibres.

Qu’est-ce qu’en effet qu’une FAÇADE BAROQUE ? Jean Rousset dirait :

« C’est une façade renaissante plongée dans l’eau; ...les surfaces se gonflent et se creusent, les frontons se cassent ou s’enroulent, les colonnes droites deviennent des colonnes torses, les saints et les anges se mettent à danser, tout l’édifice ondule au rythme des vagues. L’eau en mouvement nous porte au coeur du Baroque ».8

Bien loin de s’ajuster à la structure, la façade baroque tend à n’exprimer qu’elle même; “de servante elle est devenue indépendante, quand elle n’est pas maîtresse. La servante-maîtresse c’est un de ces retournements chers au théâtre de l’époque ».9

À la limite, tout se passe comme si la façade, dans l’édifice baroque, devenait l’essentiel, comme si l’édifice existait pour elle.

Le baroque introduit, donc, dans la relation DÉCORFONCTION une proportion particulière qui peut aboutir à un renversement des rapports habituels, la façade se libère pour se vouer à des fonctions qui lui sont propres; au lieu de s’attacher à mettre en valeur les vérités organiques, le décor se prend à vivre pour lui-même. Le décor est, pour l’architecture, ce que c’est la « pointe » pour la littérature. La prolifération du décor vient à dresser une véritable composition autonome. Il y a un perpétuel DÉDOUBLEMENT en architecture, la construction et le paysage n’en font qu’un.

Le résultat c’est que, pour la première fois, grâce au baroque, les JARDINS feront leur apparition. Ils sont la matérialisation de la spiritualité baroque. L’architecture transforme en réalité ce que le peintre et le poète réunissent dans leur fantaisie : inerte en soi, la nature n’est qu’une grande pierre d’où l’art tirera sa noblesse et sa beauté. L’architecture emploie les mêmes techniques de l’imagination littéraire : l’accumulation d’effets, la présence des éléments hétéroclites pour évoquer des paysages fort différents dans un monde anthropomorphe à l’aide du caractère mythologique des statues, des groupes monumentaux.

Le même dédoublement préoccupe les sculpteurs. Le buste de Louis XIV, par Bernin, est le symbole d’une des constantes de l’art baroque qui exige que chaque objet soit accompagné de quelque chose, qu’il s’agisse d’un fond, d’une ombre ou de sa propre intériorité. Louis XIV symbolise deux chemins à la fois, un jeune homme dont le visage est facile à identifier et sa Majesté, le Roi, devenu homme. Tout cela nous conduit, d’une manière plus générale, aux moments de l’architecture baroque, où se déploie le même goût de l’illusion, le même trompe-l’oeil qui confond la pierre et l’image de la pierre, la feinte et la réalité, en vue des hallucinations enivrées sous des voûtes qui s’envolent, entre les murs qui s’ouvrent, s’évanouissent, tournoient, pour la vérité et le vertige d’un spectateur livré au plaisir de perdre pied.

C’est que le monde n’est que VARIÉTÉ et DISSEMBLANCE. Quand Montaigne fait son autoportrait, il ne le fait pas en une fois, dans un tissu d’un seul tenant comme La Rochefoucauld ou Montesquieu; il n’en a jamais fini; non seulement il déplace l’objectif, se présentant de tous les côtés devant et derrière, de gauche et de droite, mais l’objet se dérobe

toujours et se trouve entraîné dans une perpétuelle mutation : il ne donne pas un portrait, mais une multitude d’esquisses, car le peintre et le modèle sont mobiles. Pascal aurait cependant accordé à Bernin ce seul point, mais d’importance, que « l’homme n’est jamais semblale à lui-même que lorsqu’il est en mouvement ».10

En peinture, de même qu’en littérature, la vision n’est plus contemplative, mais reconstructive, parce que l’objet artistique oblige le sujet à un effort de re-composer et de re-penser tous les détails visuels pour les concevoir dans leur unité et leur interférence.

Analysant les toiles de Velazquez, Ortega Y. Gasset dégage quelques traits de la peinture baroque : la peinture de l’inquiétude, du mouvement matériel des corps qui confère à tout le tableau un mouvement formel comme si, à l’intérieur, il y avait du vent, du tourbillon;

des tableaux mouvants, « tourmentés » par l’image de la MORT. On voit la peinture et la sculpture européennes multiplier, dès la fin du XVI-e siècle, les images de martyre et de mort; Germain Pilon et le cadavre décharné de Valentine Balbiani, si loin des nymphes de Goujon, si près des transis du XVI-e siècle, Callot, Vouet, Poussin lui-même, avant Poussin, Ribera et ses saints Barthélémy écartelés, Valdes Léal qui détient « les secrets de la mort et de la sépulture », Caravage, bientôt Bernin enrôlant le squelette dans la parade des tombeaux. On voit même la « commedia del’arte », vouée pourtant aux rires et aux jeux, recourir, lorsqu’elle exploite un scénario tragique, aux têtes coupées et aux cœurs arrachés. Un profond changement suit donc le Concile de Trente à partir de 1570 : la tête de mort, puis, le squelette vont envahir le monument funéraire, comme ils vont hanter l’oraison de ceux qui suivent les retraites des Jésuites et méditent sur les Exercices spirituels dont la Compagnie répand l’usage et les commentaires. La mort devient ornement habituel, donc, de la peinture, et plus qu’un ornement : le foyer central de ces tableaux de saints de la Contre-Réforme que Montanès, Zurbaran, Gréco, Latour, Dolci, Van Dyck représentent, ont une tête de mort entre les mains. En France, la reine Louise, veuve d’Henri III, avait fait peindre à Chenonceau sa chambre et son cabinet d’un fond noir, semé d’os de morts et de tombeaux, la même image dans la cour du Collège de la Flèche. C’est un foisonnement du spectacle de l’homme déchiré dans les convulsions qui le transforment sous nos yeux. On a noté que, chez les peintres, les martyres ne sont pas morts, mais en train de mourir; ils luttent devant nous, ils nous invitent au spectacle de leurs tourments. L’image de la mort foisonne dans tous les domaines de l’art, avec des accents nouveaux. La mort s’organise elle-même en décor, ensemble macabre et enjoué.

Dans la littérature, les poètes sont les annonciateurs d’un mouvement de plus large participation, qui va marquer fortement la première moitié du XVII-e siècle; loin de projeter sur la mort des images de vie, les hommes de ce temps se plaisent à s’entourer vivants des images de leurs morts; leur regard s’exerce à deviner le squelette sous la chair;

la tête de mort se multiplie dans les sombres paysages de leurs délires, sur la scène de leurs théâtres, dans leurs méditations, les toiles de leurs peintres, et jusque dans la décoration.

C’est que l’ÂME BAROQUE a pour la première fois la conscience de la grandeur et du TRAGIQUE DE L’HOMME. Le mérite de l’homme baroque c’est qu’il descend les dualités d’un monde extérieur jusqu’à son monde intérieur. Il a une disponibilité à mieux se connaître. Mais, cette connaissance révèle, le plus souvent, de la succession de l’ÊTRE et du PARAÎTRE, car, de la pensée baroque, il retient que tout tourne autour de uno omnia, de « Dieu Architecte » qui « par un art merveilleux tourne les défauts de ces petits mondes au plus grand ornement de son grand monde ».11 L’homme devient, à son tour, “un petit Dieu » dans son propre monde qu’il gouverne à son gré. Aussi l’homme baroque se place-t-il au centre du spectacle universel où il est, à la fois, acteur et spectateur.

L’architecture théâtrale baroque souligne à merveille cette tendance. Elle veut tout

changer. Dans les théâtres baroques, chaque spectateur a sa place bien établie selon sa position sociale ; il se représente et il jouit en même temps de sa propre représentation incluse, à son tour, dans la grande représentation où il n’en était qu’une partie, à côté des autres. Cette perspective du THEATRUM MUNDI se prolonge de la salle sur la scène où tout est sous le signe de la métamorphose, du mouvement, du déguisement et du trompe-l’oeil. La scène change maintes fois. Il n’en est question que de cela dans les relations comme dans les indications de scène : nuées mouvantes, châteaux qui s’effondrent ou surgissent, ciels qui s’ouvrent, forêts cédant brusquement la place aux jardins, vagues de la mer qui envahissent le plateau. On insiste tantôt sur la soudaineté du changement, tantôt sur sa progression, car ce qui fait la beauté de ces spectacles c’est moins la raison que la surprise scénique. En analysant les ballets de cour, Jean Rousset fait même un rapprochement aux façades de Bernin, « c’est la même danse sur les nuages et le même geste d’envol”.12 On voit sur la scène une infinité de mondes possibles grâce au décor de Bernin, Burnacini, Borgonio, Galli-Bibbiena, Torelli, Juvarra, Galliari.

L’architecture baroque semble exprimer, la première, l’esprit de toute une époque où le monde, même l’univers, étaient pris pour un théâtre.

NOTES

Rousset, 1954 : 91

2 Idem : 8.

3 Ibidem : 177.

4 Leibniz, 1983, in Essais de Théodicée, cité par R. Assunto dans son livre Universul ca spectacol : 37.

5 Rousset, 1954 : 167.

6 Leibniz, La Monadologie, cité par R. Assunto, dans son livre déjà mentionné : 56.

7 Leibniz, cité par R. Assunto, in Universul ca spectacol, idem : 33.

8 Rousset, 1954 : 157.

9 Idem, 168.

10 Rousset reproduit dans son livre, déjà cité, les paroles de Bernin : 141.

11 Leibniz, cité par R. Assunto dans son livre déjà mentionné : 82.

2 Rousset, 1954 : 20.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ASSUNTO, R., 1983, Universul ca spectacol, Bucureşti, Meridiane.

ROUSSET, J., 1954, La littérature de l'âge baroque en France, Paris José Corti, 1954.

1968, L'intérieur et l'extérieur, Paris, José Corti.

1986, Le lecteur intime, Paris, José Corti.

1993, Narcisse romancier, Paris, José Corti.

ABSTRACT

In the end of the XVI-th century we have to admit the presence of a new sensitiveness that resume the old forms, develop them in its own atmosphere and adjust them to its goals transforming them into new ones.

The baroque architecture seems to express the spirit of the whole period where the world, even the universe, were taken for a theater.

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