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Les travaux de Segerberg (1982b) ont notamment influenc´e ceux de Trypuz et Kulicki (2009).4 Leur objectif est de construire diverses extensions et ainsi comparer les travaux

de Segerberg avec l’approche plus r´ecente de Castro et Maibaum (2009). Dans ce qui suit, nous allons nous limiter `a pr´esenter la syntaxe ainsi que la conception que Trypuz et Kulicki (2009) se font de l’action atomique.

Conform´ement aux travaux de Segerberg, Trypuz et Kulicki distinguent entre les actions et les propositions. Soit le langage L = {(, ), GA, 0, 1,¯, u, t, ¬, ∧, ⊥, P, F }. La logique de l’action est formalis´ee par une alg`ebre de Boole et est construite `a partir des connecteurs usuels. Comme nous le verrons plus bas, GA est un ensemble de g´en´erateurs d’action. L’ensemble des expressions bien form´ees pour la logique de l’action est d´efini r´ecursivement par (Trypuz et Kulicki 2009, p.255):

α := ai | 0 | 1| α | α u β | α t β

Les connecteurs sont interpr´et´es usuellement comme la n´egation (le compl´ement), la conjonction et la disjonction d’action. L’ordre partiel est d´efini par:

α v β =def (α u β) = α

Cette logique de l’action se combine `a une logique propositionnelle construite `a partir de l’ensemble d’expressions bien form´ees d´efini r´ecursivement par:

ϕ := > | α = β | P (α) | F (α) | ¬ϕ | ϕ ∧ ψ

Les autres connecteurs propositionnels sont d´efinis de mani`ere usuelle. L’op´erateur P repr´esente la permission forte alors que F d´enote l’interdiction. La permission faible est d´efinie par Pw(α) =def ¬F (α).

Le syst`eme DAL0 est construit `a partir de L, des axiomes du calcul proposition- nel, des axiomes d’identit´es (AI1) et (AI2), et des axiomes (D1), (D2) et (D3) pour les op´erateurs d´eontiques (Trypuz et Kulicki 2009, p.257).

α = α (AI1)

(α = β) ⊃ (ϕ ⊃ ϕ(α/β)) (AI2)

P (α ∪ β) ≡ P (α) ∧ P (β) (D1)

F (α ∪ β) ≡ F (α) ∧ F (β) (D2)

(α = 0) ≡ P (α) ∧ F (β) (D3)

Plusieurs extensions sont construites sur la base de DAL0 (cf. Trypuz et Kulicki 2009, pp.262-8) et la s´emantique est inspir´ee des travaux de Segerberg (cf. Trypuz et Kulicki 2009, pp.259-261).

L’int´erˆet de cette approche s’aper¸coit notamment lorsque l’on consid`ere la conception que les auteurs se font de l’action atomique. Trypuz et Kulicki (2009, p.256) distinguent enre une action atomique et un g´en´erateur d’action. Alors qu’un g´en´erateur d’action est membre de l’ensemble fini GA = {a1, . . . an}, une action atomique est compos´ee de

g´en´erateurs d’action:

We shall think about the action generators as the bricks from which all actions are made up. [...] Every atom is a combination of all action generators and has the form δ1u · · · u δnwhere δk is a generator or its complement (Trypuz et Kulicki 2010,

p.134).

Cette distinction est importante dans la mesure o`u les auteurs soutiennent qu’une action est la description compl`ete de ce qu’un agent accomplit:

In other words an atom of action algebra is a complete description of what an agent is doing in a certain situation (Trypuz et Kulicki 2010, p.134).

Bien que cette perspective puisse ˆetre utile en informatique (l’utilisation d’un ensem- ble fini de g´en´erateurs permet la description finie d’un programme), celle-ci est cependant douteuse d’un point de vue philosophique lorsque l’on consid`ere l’action humaine. Cela peut s’apercevoir sous deux angles.

D’une part, la description compl`ete de ce qu’un agent accompli actuellement est impossible, surtout consid´erant que les auteurs incluent les compl´ements d’action au sein de la description. Une telle description (finie) est impossible dans la mesure o`u il y a un nombre d´enombrable d’actions que nous n’accomplissons pas, et ce mˆeme si l’on accepte un ensemble fini de g´en´erateurs: prenons simplement une action aiqui n’est pas accomplie.

Si ai n’est pas accomplie, alors la conjonction de ai avec ai n’est pas accomplie, au mˆeme

titre que la conjonction de ai avec ai avec ai, etc. Par ce raisonnement, on peut ais´ement

montrer qu’il y a un nombre d´enombrable d’actions qui ne sont pas accomplies. Par cons´equent, si la description compl`ete de ce qu’un agent accomplit requiert la description compl`ete de ce qu’il n’accomplit pas, alors une description compl`ete (finie) de ce qu’un

agent accomplit est impossible puisqu’il y a un nombre d´enombrable d’actions que l’agent n’accomplit pas.5

D’autre part, cette restriction est ad hoc: malgr´e qu’un agent ne puisse accomplir qu’un nombre fini d’actions, pourquoi supposer qu’il n’y a qu’un nombre fini de g´en´era- teurs d’action? Mˆeme si cela n’est pas explicitement mentionn´e chez Trypuz et Kulicki, probablement que cette hypoth`ese vise l’application de leur syst`eme en informatique. En supposant un nombre fini de g´en´erateurs d’action, on peut faire une description compl`ete de chaque action atomique pouvant ˆetre accomplie par le programme, et ainsi une de- scription compl`ete du programme est possible, incluant ce qu’il peut faire, ce qu’il doit faire et ce qu’il ne doit pas faire. Cela dit, du point de vue de l’action humaine, cette hypoth`ese est superflue dans la mesure o`u le nombre d’actions possibles pouvant ˆetre ac- complies par un agent est tellement grand qu’une description totale de ce que l’agent fait est actuellement impossible. Prenons simplement l’ensemble des endroits possibles dans l’univers o`u quelqu’un peut se trouver. La description compl`ete de « Paul est dans son bureau » requiert que l’on sp´ecifie partout o`u Paul ne se trouve pas, ce qui, lorsque l’on consid`ere l’univers en entier, entraˆıne beaucoup de possibilit´es! Par surcroˆıt, il faudra sp´e- cifier tout ce que Paul ne fait pas `a chacune de ces positions, et par cons´equent l’hypoth`ese d’un nombre fini de g´en´erateurs d’action perd son utilit´e consid´erant que la description totale ne pourra pas ˆetre actuellement accomplie.

Par ailleurs, les auteurs affirment qu’un g´en´erateur d’action s’interpr`ete comme l’ensemble des ´etats possibles qu’il est susceptible d’engendrer:

From those definitions it is clear that every action generator is interpreted as a set of (its) possible outcomes (Trypuz et Kulicki 2009, p.259).

Il s’agit l`a de la mˆeme id´ee que l’on retrouve chez Segerberg: une action renvoit `a l’ensemble des r´esultats possibles qui peuvent en d´ecouler. Bien qu’elle soit inoffensive en elle-mˆeme, cette conception peut cependant difficilement ˆetre jumel´ee `a l’autre hypoth`ese de Trypuz et Kulicki, `a savoir qu’une action peut ˆetre d´ecrite dans sa totalit´e. En effet, si l’action se r´esume `a l’ensemble de r´esultats possibles et que l’action peut ˆetre d´ecrite compl`etement, alors il s’ensuit que l’ensemble des r´esultats possible peut, lui aussi, ˆetre d´ecrit compl`etement. Or, l’ensemble des r´esultats possibles est une totalit´e, et une totalit´e ne peut ˆetre d´ecrite compl`etement que si chacune de ses parties l’est aussi, sans quoi une partie de la totalit´e ne serait pas d´ecrite compl`etement, et de fait la totalit´e ne le serait pas non plus. Par cons´equent, il s’ensuit que si une action peut ˆetre d´ecrite compl`etement, alors chaque ´etat peut aussi ˆetre d´ecrit compl`etement. Rappelons-nous ici qu’un ´etat dans l’interpr´etation ensembliste correspond `a un sc´enario et que l’action est interpr´et´ee

5Rappelons-nous que l’objectif de cette th`ese est d’utiliser la logique d´eontique afin d’´etudier la struc- ture des inf´erences l´egales. La pr´esente critique doit donc ˆetre comprise en fonction de l’application que nous visons. Il ne s’agit pas de soutenir que l’approche de Trypuz et Kulicki (2009) est inad´equate en informatique, mais plutˆot de montrer que celle-ci ne peut pas simplement ˆetre import´ee et appliqu´ee `a l’analyse des inf´erences l´egales. Les auteurs ont en tˆete l’analyse des actions d’un programme. Or, cette analyse n’est pas simplement transf´erable aux actions humaines, qui doivent n´ecessairement ˆetre prise en compte lors de la mod´elisation du discours l´egal.

comme un regroupement d’´etats (de points). Le probl`eme avec ce raisonnement est que, comme le souligne Hansson (1969, p.376), une description totale d’un sc´enario est au mieux probl´ematique, sinon peu plausible.

Un ´etat correspond `a une description de l’univers `a un certain moment. Il s’agit, en un certain sens, d’une photo: en un clique, on fige l’univers et on en obtient une descrip- tion. Or, malgr´e que la description compl`ete de l’univers dans le cas d’une application informatique puisse ˆetre faite, cela pose probl`eme lorsque l’on consid`ere des syst`emes plus complexes. Prenons simplement le Canada. Est-il possible de faire une description totale du Canada au moment pr´esent? Cela est logiquement possible, certes, mais, pour repren- dre le raisonnement de Hempel (1972, p.17), cela est irr´ealiste d’un point de vue pratique: il faudrait notamment d´ecrire l’emplacement de chaque grain de sable, de chaque roche, de chaque insecte, de chaque bact´erie, etc. Au mieux, nous ne pouvons avoir qu’une de- scription partielle d’un ´etat du syst`eme. Consid´erant que l’utilit´e de l’hypoth`ese `a savoir que les actions atomiques sont en nombre fini vise la possibilit´e (actuelle) de faire une description totale du syst`eme, et que, consid´erant l’action humaine, il est actuellement (dans les faits, mais non pas logiquement) impossible de d´ecrire la totalit´e d’un syst`eme, il en r´esulte que cette hypoth`ese est inutile `a la mod´elisation de l’action humaine.

En dernier lieu, soulignons un dernier probl`eme avec la conception de l’action atom- ique que se font Trypuz et Kulicki. La notion de g´en´erateur d’action n’est qu’intuitive et mal d´efinie: un g´en´erateur d’action est une brique `a partir de laquelle une action atom- ique est construite. L’exemple que donne les auteurs est celui des g´en´erateurs ˆetre assis (sit ) et fumer (smoke). Les quatre actions atomiques possibles construites `a partir de ces g´en´erateurs sont:

sit u smoke sit u smoke sit u smoke sit u smoke

Prenons simplement le cas du g´en´erateur sit, qui est un « fondement `a partir duquel il est possible de construire des actions atomiques ».6 Nous allons montrer que ce fondement

n’est en fait pas si fondamental et que le crit`ere qui permet de diff´erencier un g´en´erateur de ce qui n’est pas un g´en´erateur n’est pas si ´evident. En fait, nous allons montrer qu’une action peut toujours ˆetre divis´ee en sous-actions. L’action de boire un verre d’eau, par exemple, se r´esume `a lever le bras, serrer les doigts autour du verre, lever le verre, ouvrir la bouche, pencher le verre afin de faire couler l’eau dans la bouche, avaler l’eau, etc.

Serait-il possible de trouver un g´en´erateur d’action qui lui-mˆeme ne soit pas r´e- ductible `a des sous-g´en´erateurs d’action? L’intuition derri`ere ce raisonnement est que, consid´erant qu’une action implique un mouvement, le seul bloque indivisible possible d’une action est une description statique de chaque moment de l’action dans le temps. Pensons

6Soulignons d’ailleurs que l’usage de l’expression action atomique est curieux consid´erant qu’une action atomique est divisible en g´en´erateurs d’action.

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a l’action de serrer les doigts autour du verre d’eau: au temps 1 les doigts sont immobiles, au temps 2 ils ont boug´e un peu, au temps 3 un peu plus, et ainsi de suite. Mais si l’on consid`ere que l’action est un mouvement, ce qui implique le passage d’un moment `a un autre, alors conceptuellement il est toujours possible de penser `a une subdivision de ce mouvement en intervalles plus petits.

Le probl`eme ici est que l’action, en tant que totalit´e, n’est pas r´eductible `a la somme de ses descriptions. Une action peut ˆetre d´ecrite, certes, mais cette description ne capture pas conceptuellement ce que signifie pour une action d’ˆetre une action. Revenons au g´en´erateur sit. Est-ce r´eellement un bloque indivisible? Si l’on pense seulement au r´esultat de l’action de s’asseoir, alors ˆetre assis, pris en tant que description d’un ´etat statique, est effectivement un bloque indivisible. Cela dit, une action est quelque chose de dynamique: une action est quelque chose qui est fait, et la notion de faire quelque chose requiert une ´evolution dans le temps. En ce sens, l’action ˆetre assis ne se r´esume pas `a une description statique: l’action ˆetre assis est une action qui est faite par un agent `a partir d’un temps t1 jusqu’`a un temps tn. Si l’on r´efl´echit au g´en´erateur sit, on se rend rapidement compte

que l’action d’ˆetre assis n´ecessite plusieurs sous-actions. Par exemple, les muscles du dos doivent travailler afin de pr´eserver la posture assise de l’agent, les muscles des jambes travailleront afin de les garder dans une certaine position, cela sans compter toutes les autres actions vitales n´ecessaires `a l’accomplissement de l’action sit.

Par ailleurs, l’action d’un muscle peut elle-mˆeme ˆetre analys´ee en termes d’autres ac- tions: le processus de transformation d’´energie des cellules, la g´en´eration d’influx nerveux, les sous-mouvements n´ecessaires `a l’accomplissement du mouvement total, etc. Bien que informellement on comprenne la conception que Trypuz et Kulicki se font d’une action atomique, il n’en demeure pas moins que leur notion de g´en´erateur d’action est vague et mal d´efinie. O`u trace-t-on la ligne afin de d´eterminer les bloques fondamentaux? L’action sit, prise comme bloque de d´epart pour construire des actions atomiques, peut elle-mˆeme ˆetre con¸cue comme action atomique construite `a partir d’autres g´en´erateurs d’action plus pr´ecis.

Ces arguments seraient en toute probabilit´e rejet´es par la communaut´e informatique ´etant donn´e que la r´eduction d’une action `a une s´equence de descriptions (une suite d’´etats du syst`eme) est fondamentale `a la programmation. Mais cela ne fait qu’exemplifier les diff´erences qui se trouvent entre les diverses applications de la logique d´eontique. Est-ce que la logique d´eontique vise l’analyse du discours, ou vise-t-elle plutˆot la programmation? En informatique, la logique d´eontique a une vis´ee pratique. On veut des r´esultats et des applications. On veut ˆetre en mesure de d´eterminer le comportement d’une base de donn´ees lorsque sujette `a certaines contraintes (p. ex., Carmo et al. 2001; Carmo et Jones 1996), de formaliser les ententes contractuelles (p. ex., Boella et van der Torre 2004; Brown 2005; Prisacariu et Schneider 2012), de g´erer le comportement et l’´evolution d’un syst`eme informatique (p. ex., Boella et van der Torre 2003a), de g´erer l’´evolution des obligations qui sont sujettes `a des ´ech´eances (p. ex., Broersen et al. 2004; Demolombe 2014; Dignum et al. 2005; Dignum et Kuiper 1997, 1998), ou encore de construire des robots capables d’agir conform´ement `a certaines normes (p. ex., Bringsjord et Taylor 2012; Bringsjord

et al. 2011). Certains vont mˆeme jusqu’`a vouloir formaliser un syst`eme l´egal de fa¸con `a pouvoir d´eterminer sans ´equivoque le r´esultat normatif d’une situation lorsque l’on entre certains faits avec certaines normes.

Le lecteur est invit´e `a consulter Wieringa et Meyer (1993) pour un survol des appli- cations de la logique d´eontique en informatique. Dans chacun des cas, la logique d´eontique a une vis´ee pratique, et malgr´e les lacunes conceptuelles de la conception de l’action on justifie la r´eduction de l’action `a une description (une s´equence de descriptions d’´etats) par un argument pragmatique. En ce qui nous concerne, le principal objectif de cette th`ese n’est pas pratique mais bien th´eorique: l’objectif est d’utiliser les outils de la logique contemporaine afin de clarifier la structure conceptuelle propre au discours juridique, et ce par l’analyse de la relation de cons´equence dans les inf´erences normatives. L’action sera analys´ee plus en d´etails au chapitre 14. Pour le moment, passons `a l’approche de Castro et Maibaum.